Читать книгу Révoltée! - Claude Vignon - Страница 14
ОглавлениеIII
Sept ans s’écoulèrent.
D’abord Edmée avait joui de sa position, de sa villa, de ses toilettes, des fêtes qu’on lui donnait, mais comme une invitée au banquet de la vie, comme Cendrillon au bal du roi, chaussée des pantoufles de sa marraine.
Avec le temps, elle s’installa dans cet ensemble de choses; et, trois ans après son arrivée à Montevideo, elle ouvrait à son tour ses salons et recevait le corps consulaire, «les étrangers de distinction,» les notables de la ville, chacun avec l’accueil qui convenait à son rang ou à ses titres. Et debout, à l’entrée du premier salon, en face de son mari, elle tenait convenablement son emploi.
Comment, à mesure qu’Edmée devint femme, l’amour immatériel du baron de la Chesnaie se modifia-t-il et descendit-il des régions sereines où règne l’idéal dans le milieu troublé de la vie réelle! Comment les caresses étourdies de l’enfant émurent-elles un jour l’époux qui sommeillait sous le père?
Pourquoi, pourquoi, dans ce paradis terrestre, M. de la Chesnaie était-il un homme et Edmée une femme?
Et quand Edmée fut sa femme, il l’aima plus encore, mais d’une autre manière. A l’exaltation passionnée des premières années du mariage se joignait une surexcitation extrême que l’époux contenait par la volonté, mais qui ne l’en dominait que plus complètement. Non seulement son âme tout entière était possédée, mais aussi toutes les fibres de son être: Mentor vêtu de la tunique de Nessus.
Par hasard, un jour Edmée dit, sans y penser peut-être, qu’elle aurait maintenant plaisir à revoir Paris. Une autre fois elle avait laissé échapper, étourdiment aussi, que son mari résidait depuis assez longtemps dans l’Amérique du Sud, pour avoir droit maintenant à un poste plus rapproché delà patrie.
C’en fut assez. Aussitôt, sans lui en rien dire, M. de la Chesnaie écrivit au ministre, en faisant valoir ses titres à un changement de résidence.
On sait que toujours nos agents consulaires et diplomatiques traversent Paris et vont prendre leurs instructions au ministère avant de se rendre à leur nouveau poste.
Quand la réponse du ministère arriva trois mois après, le baron et la baronne de la Chesnaie étaient à leur quinta, sur l’une des terrasses qui regardent la mer ou plutôt l’immense embouchure du fleuve formé par la réunion du Rio-Panama avec le Rio-Uruguay et avec la rivière de la Plata.
C’était l’heure du soleil couchant: un domestique noir apporta le café sur un plateau, et, entre les deux tasses, le grand pli ministériel, fermé d’un large cachet rouge.
Tous deux ils aimaient cette villa achetée pour Edmée et embellie par elle d’année en année. Le baron en avait planté les arbres, Edmée semé les fleurs. Des eucalyptus nés de graines, il y avait six ou sept ans, étaient maintenant de grands arbres qui donnaient de l’ombrage, et les herbes ornementales de la pampa, ramenées de leur sol natal dans les jardins anglais de Montevideo, y avaient poussé des tiges gigantesques. Elles miraient leur ramure dans l’eau claire et la rivière artificielle sur laquelle Edmée promenait elle-même une mignonne embarcation. Sous les panaches argentés des gynérium, et protégées par les redoutables épines des cardones, fleurissaient les délicates fleurs d’Europe; des mousses tendres tapissaient les rebords de la rivière sur laquelle s’abattaient des oiseaux aquatiques et voletaient de grandes libellules au corselet de bronze, aux ailes diamantées.
Que de joies auraient pu raconter ces choses! joies d’Edmée quand elle s’en était sentie maîtresse, quand elle les avait vues naître sous ses yeux et à son commandement; joies du baron de la Chesnaie quand il les avait données ensemble, et une à une; quand il avait vu dans leur cadre Edmée d’enfant devenir jeune fille, puis femme, puis… sa femme!
Il décacheta le grand pli et lut «qu’en conséquence de ses désirs et en récompense de ses longs services, le ministre venait de le nommer consul général à Alexandrie».
Son cœur, tout à coup se serra. Pourquoi? ses vœux étaient exaucés: il montait en grade; il se rapprochait de la patrie, il allait mener Edmée à Paris.
–Tiens, lui dit-il, ma chérie, voilà qui te fera plaisir.
Mais Edmée parut au premier moment plus étonnée que joyeuse.
–Moi! dit-elle; pourquoi?…
–Ne voulais-tu pas revoir Paris… ta famille?… retourner en Europe? Et il m’a semblé aussi que tu désirais que j’obtinsse un poste plus élevé?
–Oui… sans doute; oui… je suis bien contente…
–Ainsi, nous allons quitter tout cela?…
–Si tu as le moindre regret, nous ne quitterons rien! nous resterons ici! Je trouverai un prétexte pour demander mon maintien et il n’y a pas d’exemple qu’un ministre ait refusé…
–Oh! non, dit-elle; pourquoi?… allons donc, ajouta-t-elle gaiement, planter notre tente sur d’autres rivages?
–Ces postes d’Orient, reprit le baron, sont très enviés.
–Oui?… Oh! quel plaisir de voir l’Orient! la Méditerranée si belle, ces contrées où l’antiquité a vécu, et dont chaque pierre raconte un fragment de l’histoire du vieux monde!–Ne passerons-nous pas par l’Italie?
–Certainement, et par la Grèce aussi…
Un éclair de joie illumina le joli visage d’Edmée. Elle sauta au cou de son mari.
–Que tu es bon, dit-elle et que tu me fais une belle vie!
Et son ardente imagination, engourdie dans le bien-être des désirs satisfaits, se reveilla tout à coup. Il lui sembla sortir d’un songe heureux pour entrer dans la vie, dans une vie pleine de promesses et d’imprévu.
A Montevideo, elle avait lu des livres et des journaux venus de France, et elle s’était assurément intéressée aux nouvelles qu’ils lui apportaient, mais d’un intérêt tout spéculatif. Elle ne pensait pas, en effet, qu’elle pût être mêlée aux faits contemporains; ni à ce monde brillant de Paris que lui dépeignaient les romans et les chroniques des journaux, ni aux intérêts et aux passions qui agitaient la vieille Europe.
Soudain, elle eut soif de voir et de connaître; de trotter dans Paris en liberté; de rêver dans les musées de Rome; d’aller au bal de la cour, aux eaux fréquentées par la fashion européenne; de posséder tout ce que possédaient les privilégiés de ce monde. Ce fut en elle une explosion de sentiments inconnus qui prirent la place de ses sentiments ordinaires et les emportèrent, comme le vent emporte les nuées.
Elle aimait bien sa quinta ombreuse et fleurie; elle avait été bien heureuse d’un doux et pur bonheur depuis sept années à Montevideo. Et pourtant elle quitta la quinta sans une larme, et la ville sans se retourner, l’esprit plein d’images étrangères. Elle allait à Paris!
Pour le baron de la Chesnaie, il était arrivé, sept années auparavant, le cœur pris, mais l’esprit libre encore et la raison clairvoyante. Il s’en allait aujourd’hui en proie à une passion complète, absolue, aveugle, tyrannique et invincible.