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IV
ОглавлениеLes choses, à Paris, avaient bien changé.
A peine le mariage d’Edmée était-il bâclé, et cette fille hors cadre expédiée aux antipodes avec le vieux mari qui avait eu la sottise de s’en encombrer, que madame de Clérac s’était mise en campagne pour préparer à son frère un mariage qu’elle considérait comme nécessaire au salut de la famille.
Elle visait depuis longtemps une héritière qu’on pouvait avoir pour un titre et une entrée dans la société aristocratique. Le titre, M. le Dam d’Anjault l’aurait, grâce à de vieux parchemins, retrouvés par un archiviste paléographe dévoué à madame de Clérac, et qu’il ne s’agissait que de faire homologuer, à la chancellerie, par les soins d’un bon référendaire au sceau. Quant à l’entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain, c’était autre chose. Madame de Clérac, veuve d’un chevalier de Saint-Louis, y était bien reçue, malgré sa pauvreté, mais elle ne se sentait pas l’autorité d’y faire admettre son frère, chétif employé de préfecture. Par son premier mariage, par la situation infime où il s’était placé, ce frère avait dérogé.
«Il faut, lui avait-elle dit, donner votre démission, et vous battre pour la duchesse de Berry.»
Six mois après, le comte le Dam d’Anjault épousait l’héritière et touchait une dot de deux millions.
Edmée, en arrivant à Paris au mois de février1855, retrouva donc son père marié et riche; avec hôtel à Paris et château à la campagne, ayant depuis longtemps oublié son premier mariage, son humble vie en province… et aussi sa fille.
Il avait d’ailleurs d’autres enfants, un garçon surtout dont il était fier et qui gaspillait en jouets, pendant six mois, plus que la pauvre Edmée n’avait coûté en toute sa vie, jusqu’à sa quinzième année.
Madame de Clérac elle-même, grâce à un petit héritage, menait une vie plus facile et tenait à Paris son rang de veuve, comme elle se plaisait à le dire.
Sans doute, depuis sept ans, on avait correspondu entre Paris et Montevideo. Edmée n’ignorait pas le second mariage de son père, et même par des lettres de faire-part, savait qu’elle possédait un frère et deux sœurs. Mais, à Paris, on ne comptait guère recevoir Edmée; à Montevideo, on était devenu bien indifférent pour une famille sans tendresse et sans pitié. En sorte que le père avait écrit par manière d’acquit, que la fille avait répondu par respect humain, et que, de part et d’autre, on en était venu à s’ignorer profondément..
–Comment! c’est toi? s’écria M. d’Anjault quand sa fille lui apparut, un matin, au bras du baron de la Chesnaie, dans toute l’efflorescence d’une beauté souveraine, vêtue d’une toilette de la bonne faiseuse, élégante et aisée dans son personnage de femme du monde: «Toi! qui es devenue…
–Une femme comme une autre; mon Dieu, oui!
–Mieux que beaucoup d’autres!
–Grâce à mon mari, qui m’a rendue bien heureuse!
Le baron de la Chesnaie rayonna d’orgueil. C’était lui qui avait fait ce chef-d’œuvre humain et transformé en une admirable créature le petit sauvageon que madame de Clérac avait voué au couvent et à l’oubli.
–Ma foi! La Chesnaie, mon cher, je vous fais mon compliment! Peste! votre idée d’épouser cette petite fille n’était point si folle, au fond, qu’elle le paraissait. Vous avez une charmante femme, et elle n’a point non plus fait une mauvaise affaire; vous voilà consul général, décoré, avec une belle retraite à l’horizon. C’est une position fort sortable, et même dont on peut se faire honneur!
–Je suis heureux que vous ne regrettiez pas, mon cher d’Anjault, de m’avoir donné ce trésor.
–Ta belle-mère, reprit le père d’Edmée en revenant à la jeune femme, sera enchantée de te connaître; et ta tante, donc! ta bonne tante de Clérac, qui t’a élevée, comme elle sera contente de te voir comme cela en belle dame.
Edmée, au souvenir de sa «bonne tante», qui l’avait élevée, eut un petit frisson.
Tout à coup, l’alcôve nue et sombre où elle couchait, rue de l’Université, lui revint en mémoire; elle crut entendre les heures sonnant à la grosse pendule et faire la basse de la redoutable antienne avec laquelle, tant de fois, cette «bonne tante» l’avait réveillée:
A cette heure comme à toute heure,
Jésus et Marie soient dans nos cœurs.
Etc., etc.,
Mais ces douleurs d’enfant étaient loin. La jeune femme sourit.
–Moi aussi, dit-elle, je serai très contente de revoir madame de Clérac, comme je suis contente, mon père, de vous trouver heureux, avec une famille nouvelle et une fortune qui répond à vos goûts.
–Dis plutôt aux exigences de mon nom.
–Avec un héritier!
–Je devais sauver le nom de l’oubli.
–Oh! sans doute, mon père.
Edmée, en répondant, se mordait les lèvres. La malicieuse jeune femme avait la plus irrespectueuse envie de rire.
Elle y donna carrière, quand elle fut dehors avec son mari.
–Peste! quel accueil! dit-elle. Et on nous a fait promettre de revenir dîner ce soir, «avec Madame d’Anjault et les enfants», en ajoutant: «Nous serons on famille!…» Je suis devenue de la famille! Jamais rien ne m’a tant flattée, car il faut vraiment que je sois «présentable»… autant que votre position est «sortable!» pour qu’on nous reconnaisse ainsi d’emblée!
–Méchante! répondit le baron de la Chesnaie d’un ton de douce gronderie.
–Oui, et j’ai tort, en effet, de leur en vouloir! N’est-ce pas au sort qu’ils m’avaient préparé que je vous dois! Sans «ma bonne tante qui m’a élevée» et qui même se chargeait de pourvoir à mon avenir, jamais je ne vous eusse fait ma déclaration… Tiens! à propos, il faudra demander des nouvelles de Jean, mon porteur de billets doux, auquel j’avais promis ma protection. Pauvre diable!… les heureux sont ingrats!
–Pas tous! dit en souriant le baron de la Chesnaie.– Si tu le veux, ma chérie, nous prendrons Jean à notre service.
Cette parole, si spontanément venue aux lèvres du mari, ne peint-elle pas mieux que bien des commentaires cette tendresse infinie qui s’était emparée de lui et avait, pour ainsi dire, engourdi sa raison par l’ivresse du bonheur.
Le soir, madame la comtesse Le Dam d’Anjault mit toutes voiles dehors pour recevoir le baron et la baronne de la Chesnaie. Dans le salon, les housses des meubles furent enlevées, et Edmée put voir les armes de sa noble famille, brodées sur les sièges de velours.
Que cet écusson faisait bien! Aussi était-il répété sur les rideaux, les panneaux des murs, les vases de la cheminée. Il y avait un chef d’azur avec des étoiles d’or puis une croix sur le fond de l’écu, et, dans les coins, une salamandre, un lion, une merlette: Que sais-je? rien n’y manquait, pas même une barre, brochant sur le tout.
La comtesse présenta ses trois enfants à leur sœur aînée, et Edmée eut l’honneur et le plaisir de faire sauter sur ses genoux le futur «chef de la maison». Les petites filles étaient gentilles à croquer; elle les embrassa de bon cœur; puis, on les remporta à la nursery.
Quant à la mère, c’était une femme d’une trentaine d’années, pas autrement belle, pas plus laide qu’il ne fallait, mais assez mal habillée, bien qu’elle portât une toilette fort cher.
Edmée remarqua que ses bijoux personnels reproduisaient encore une fois l’écusson de la famille.
Et cet écusson elle le retrouva, en passant dans la salle à manger, sur les verres et les assiettes, sur l’argenterie, et même tissé dans le linge.
–C’est aussi le vôtre! lui dit la comtesse en la voyant suivre des yeux cette multiplication d’armoiries. Et vous avez le droit, avec l’écu en losange, d’en accoster les armes de la Chesnaie.
Edmée avait trop l’usage du monde pour sourciller devant cet aplomb. Elle fit une inclination de tête, en manière de remerciement.
Ainsi même les armes de la noble famille d’Anjault,– qui faisait les preuves de1699et avait compté des chanoinesses de Remiremont dans son arbre généalogique,– on l’autorisait à les porter!
Et c’était de la comtesse elle-même qui les avait payées en beaux deniers comptants que lui venait cette concession toute gracieuse! En vérité, pour ne pas oublier, devant une si cordiale réception, les tristesses de son enfance, il lui aurait fallu un bien mauvais caractère.
L’avait-elle donc mauvais? Peut-être bien! car elle ne savait aucun gré à madame d’Anjault de sa mansuétude et elle était choquée de son ostentation. Elle aimait encore moins sa tante, qui, bien entendu, était delà fête. Celle-là, du moins, avait l’excuse d’être née dans un milieu où l’on tient la noblesse pour la première fortune en ce monde. Elle était restée pauvre et n’eût pas consenti, pour devenir riche, à se mésallier.
Mais bientôt une illusion de plus devait être enlevée à Edmée.
–Ma sœur, vous avez un goût d’une distinction merveilleuse, un tact exquis! disait, à tout bout de champ, madame de Clérac à la femme de son frère.
–Ma sœur, il y aura demain, à Saint-Thomas-d’Aquin, un sermon où votre absence serait remarquée. Tous les nôtres y seront!
–Ma sœur, la duchesse donne son bal samedi. Tenez votre toilette prête. Ce sera très choisi.
Donc, madame de Clérac flattait sa belle-sœur.
Or madame d’Anjault était la fille d’un entrepreneur de bâtisse, énormément riche, mais médiocrement considéré dans le monde des affaires; il y avait, disait-on, derrière ses millions, quelques irrégularités commerciales. Et, de fait, une fille d’entrepreneur aussi richement dotée aurait pu trouver, dans la noblesse, un meilleur parti que M. d’Anjault, si, dans ces apports, ne se fussent glissées quelques valeurs tarées.
Ainsi, même pour la sèche douairière qui avait voulu l’enlever de sa famille comme une scorie et l’enfouir au couvent, «Sa Majesté l’Argent» dominait la noblesse! et le crime initial était bien plutôt d’être née d’une mère pauvre que d’une actrice mariée!
–L’argent! avec de l’argent, on achetait tout, même les vicomtesses de Clérac! pensait la jeune femme avec dégoût.
Et elle se prit à considérer son père avec plus de pitié que d’estime, en le voyant au milieu de ce luxe, de cette gloriole, de ce bien être, de cette valetaille, et devenu vraiment «comte Le Dam d’Anjault» le jour seulement où une fille de maçon parvenu était venue lui payer tout cela!
Jamais dans l’âme en fleur d’Edmée ne s’étaient glissées des pensées amères comme celles qui la hantaient ce soir-là, devant cette table de famille, brillante d’argenterie et de cristaux, irradiée de bougies et de fleurs, et servie avec toutes les recherches du goût français.
–On me reçoit bien parce que je n’ai besoin de rien, parce que j’ai un nom, une position sociale, qui flatte cette famille dans laquelle ma pauvre mère m’a fait entrer par effraction, se disait-elle; mais si, au lieu d’être baronne et femme élégante, je n’étais qu’une pauvre institutrice, gagnant misérablement mon pain, comme on aurait tout fermé au-devant de moi! Eussé-je été la plus vertueuse fille de la terre, ou aurait dit que je déshonorais ma famille. Et pourtant je n’en aurais pas eu moins droit à l’écu en losange, avec des hiéroglyphes dessus.
Et de fait, quand le baron et la baronne de la Chesnaie eurent pris congé:
–Vous le voyez, mon frère, j’avais raison! dit sentencieusement la baronne de Clérac. Il n’y avait pour votre fille aînée que le couvent ou le mariage! Je me félicite que le mariage ait bien tourné!
–Vous étiez plutôt pour le couvent, répondit le comte, si mes souvenirs sont fidèles; et c’est moi qui ai insisté pour le mariage avec le baron de la Chesnaie.
–C’est que je me défiais du sang dont Edmée est sortie, répliqua la bonne tante, piquée de ce que son frère avait trop de mémoire et refusait, en cette circonstance, de rendre hommage à sa prévoyance et à sa profonde sagesse.
–Bah! elle a été bien élevée! s’écria le comte qui s’empressa de venir à résipiscence, en sacrifiant à sa terrible sœur, par une adhésion tacite, la mémoire de sa première femme et en lui faisant honneur, du même coup, de l’éducation d’Edmée.
–Enfin, elle est charmante maintenant, et vous pouvez la produire dans le monde avantageusement. Qu’en pensez-vous, ma sœur?
–Certainement, répondit la comtesse; d’ailleurs, il faut faire prendre quelques plaisirs à cette jeune femme, qui n’a pas longtemps à passer à Paris, et qui est faite pour tous les succès.
–Puisque c’est votre avis, ma sœur, si vous demandiez pour elle une invitation à la duchesse?
–Volontiers; mais ne serait-ce pas plutôt par vous, qu’il conviendrait que la démarche fût faite?
–Non pas. C’est à vous qu’il appartient de présenter et de patronner Edmée dans les salons. Vous êtes son chaperon; tant pis! ma petite sœur: voilà ce que c’est que d’épouser un veuf, encombré d’une grande fille!
–Chaperon donc, je le veux bien, dit en souriant la fille de l’entrepreneur, qui n’était pas fâchée de mener dans le monde, pendant quelques semaines, une belle jeune femme dont elle pouvait dire: «Ma belle-fille, madame la baronne de la Chesnaie.»
Et puis, elle pensa qu’en ces circonstances, naturellement, elle aurait pour cavalier M. de la Chesnaie, qui avait grand air et, comme la plupart de nos agents à l’étranger, pouvait illustrer sa poitrine de toutes les décorations du monde.
D’ailleurs, elle ferait parler Edmée sur les habitudes et les modes de l’Amérique du Sud, et M. de la Chesnaie sur les intérêts français dans le Nouveau Monde et sur les attributions de nos consuls dans les échelles du Levant, et ce serait un sujet de conversation. On avait tant de peine à trouver quelque chose à dire dans les salons! Et, quand on causait un peu, on avait si vite un cercle autour de soi!
Madame de Clérac, grâce au succès qui avait couronné l’entreprise du mariage de son frère, et grâce à sa souplesse avec sa riche belle-sœur, était restée le conseil de la maison.
Quand elle vit les bonnes dispositions de cette dernière, elle hasarda l’avis qu’on pourrait offrir à madame de la Chesnaie un appartement dans l’hôtel pour le temps de son séjour. Si on devait aller dans le monde ensemble, il serait peut-être très commode de loger sous le même toit.
–En effet, répondit la comtesse, et c’est une idée que je me reproche de n’avoir pas eue déjà. Au second étage, nous avons justement deux chambres confortables que je puis me permettre d’offrir à M. et madame de la Chesnaie. Il est plus convenable, d’autre part, que cette jeune femme, si je la présente, demeure chez son père. Enfin pourquoi lui laisser dépenser à l’auberge un argent qu’elle emploiera bien mieux à se donner des toilettes. Elle nous sera d’ailleurs d’une compagnie charmante.
Et voilà comment, le lendemain matin, dès son lever, Edmée reçut la visite de sa belle-mère, qui venait lui déclarer que sa place était sous le toit de la famille, et qu’elle ne la souffrirait pas plus longtemps à l’hôtel.
Cette chaleur ne fondit cependant pas la glace qui entourait comme d’une fortification le cœur d’Edmée; et il ne fallut rien moins que l’intervention de M. de la Chesnaie, pour la décider à accepter ce qui lui était offert avec tant d’insistance qu’elle ne pouvait le refuser sans blesser sa belle-mère.
Madame d’Anjault ajouta que les trois premières semaines du Carême et les quatre qui suivaient les fêtes de Pâques, étaient les plus brillantes de la saison à Paris; que les fêtes allaient être nombreuses dans le grand monde; que les théâtres donnaient leur meilleur répertoire, que les courses allaient venir avec le printemps, et qu’elle voulait être le chaperon de sa chère Edmée dans le monde, son cicérone dans les théâtres et sa compagne au Bois, les jours de courses.
–Et d’abord, ma mignonne, dit-elle en manière de conclusion, préparez-vous à aller au bal samedi. J’ai pour vous une invitation de la duchesse de***.