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III

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Edmée, jusqu’à la mort de sa mère, n’avait été qu’une enfant heureuse.–Dans son milieu, elle n’avait vu que des visages souriants; elle était mignonne, vive, drôlette; une enfant est «sans conséquence». On l’invitait donc, çà et là, aux fêtes enfantines qui se donnaient dans la ville. Habituellement elle jouait avec les enfants du préfet. Quant à la mère, on s’en inquiétait peu. Elle eût été la plus correcte des bourgeoises qu’on ne s’en fût pas inquiété davantage dans le monde, la situation administrative et pécuniaire de son mari ne lui permettant pas d’y paraître. Cette exclusion n’était donc pas une injure; et ni Cora, ni son mari, ni sa fille n’en souffraient.

La première fois qu’Edmée entendit une parole qui lui fit sentir l’infériorité de sa situation, ce fut chez sa tante. L’épanouissement enfantin de la petite fille s’arrêta court. Au lieu de dire librement et spontanément ce qu’elle sentait, elle se contint, préoccupée d’abord de ce que sa tante voulait qu’elle pensât, craintive, défiante d’elle-même et des autres. Mais l’exubérance de sa nature avait besoin de se donner carrière. Alors, quand elle pouvait s’échapper dans la campagne, elle s’en donnait à cœur joie. Courant à perdre haleine dans les chemins, grimpant aux arbres pour dénicher des oiseaux comme un garçon, jouant avec les paysans, les paysannes, sans souci de son rang. Cela valait mieux que d’engendrer la mélancolie. Aux yeux de sa tante, cependant, ces façons étaient de très mauvais augure, et une fille qui sautait les fossés, pas grandes enjambées, ne pouvait être qu’une fille terrible, dont il importait de se défaire au plus tôt.

Il n’y avait là-dessous qu’une passion bien innocente pour la campagne, les près, les bois, les fleurs, la liberté de humer l’air pur et parfumé à pleins poumons. Quelques indulgents osaient le suggérer à madame de Clérac lorsqu’elle déplorait les allures de sa nièce. A quoi la sèche douairière répondait qu’en fait de passions, elle n’en connaissait point d’innocente. Et le curé du presbytère voisin approuvait du bonnet.

Passion, en effet. Oui, c’était de la passion que ressentait Edmée pour ces choses vivantes, qui parlaient à ses yeux et à son âme. Elle s’émerveillait du soleil qui rit à travers les branches; elle passait des heures délicieuses assise derrière une meule de foin, à «regarder pousser l’herbe» et à contempler les mille insectes qui se cherchent ou s’évitent, naissent ou meurent sur une motte de terre; et quand elle rêvait du paradis, elle entrevoyait la vie bienheureuse comme une belle journée d’été au bord d’une rivière argentée, ombragée d’arbres flexibles, dont les branches cherchaient les caresses de l’eau ou bien bruissaient au gré du vent.

Elle était d’ailleurs la plus infatigable des faneuses, la plus matinale des faucheuses, la plus emportée des vendangeuses. Ce qui ne l’empêchait pas de retenir sa respiration pendant de longs temps pour surprendre l’alouette et la perdrix à leur nid, dans les blés; pour voir glisser les truites piquées de rouge dans les eaux courantes des ruisseaux clairs.

L’heure fâcheuse était celle où sonnait la cloche «du château», et où il fallait retourner dans le salon blanchi à la chaux, où trônait, entre quelques vieux portraits mal badigeonnés, encadrés de bordures peintes en jaune, madame de Clérac, dans une bergère recouverte de toile à carreaux rouges.

Le dîner était servi; sur la table fumait une soupe aux raves taillée au pain de fèves, dans laquelle les cuillers se tenaient debout. Puis venait un morceau de salé bouilli et des haricots, ou bien une cuisse d’oie conservée dans la graisse et passée à la poële.–C’était les dimanches!–Aux fêtes carillonnées on avait une volaille fraîche ou bien un peu de viande de boucherie rôtie. Le vendredi un plat de lentilles ou de haricots rouges au vin, et une salade. Pour le dessert, des fruits secs ou frais selon la saison.

Ce repas, qui était le repas principal de la journée, commençait par un Benedicite assez long, dit debout, le visage tourné vers un crucifix de bois peint placé entre deux flambeaux de plaqué et deux vases de fleurs artificielles, au milieu de la cheminée; il se terminait par les «Grâces» dites de même. Entre temps, madame de Clérac tenait à sa nièce des propos édifiants, ou l’interrogeait sur le catéchisme. Si par hasard il y avait un voisin de campagne, ou «monsieur le curé», Edmée devait garder le silence et tenir les yeux baissés.

Le repas terminé, on faisait comme promenade une visite à quelque fiévreux du voisinage, auquel on portait des paquets de centaurée pour remplacer le quinquina que les paysans ne peuvent acheter. Si le temps était mauvais, on prenait un ouvrage d’aiguille: raccommodage de maison, ou bien tricot, ou bien tapis de mousse pour la chapelle de la Vierge. Que si on voulait, une autre fois, prendre un peu d’exercice, Edmée était invitée à nettoyer avec de l’eau-de-vie les piqûres de mouches de la glace à trumeau qui décorait la cheminée; à épousseter le Christ, à secouer le rameau de buis bénit fiché au coin du miroir, ou bien encore à faire, debout, montée sur une chaise, quelques reprises aux vieux rideaux qui drapaient la fenêtre.

Il fallait bien transformer la fille d’actrice en femme de ménage.

Le matin, au réveil, Edmée avait une assiettée de soupe ou bien de bouillie de maïs, un morceau de pain bis, une pomme ou des noix et un coup de vin.

Le soir, elle soupait avec sa tante d’une salade ou d’un morceau de fromage à la crème et de résiné.

On se couchait à la nuit en été. En hiver, on veillait à la lueur d’un chaleul.

Le chaleul est la lampe antique dans sa forme primitive, telle qu’on la voit aux mains des éphèbes sur les vases étrusques; dedans, un peu d’huile de noix et une mèche qui fait deux ou trois tours et vient dresser sa flamme sur le bec de la lampe. Cela se suspend à une canne percée de trous, par un crochet en fer. Et, à cette lumière, on file ou on tricote. Les gens qui ont de très bons yeux, même, peuvent lire.

Telle avait été la vie de la comtesse châtelaine à Clérac, telle avait été la vie d’Edmée depuis un an. Cette vie, assurément, était bien différente de celle que menait la fillette à la préfecture de X… Pourtant elle lui avait plu infiniment. Entre le déjeuner du matin et le dîner de midi, elle s’échappait. Elle était libre dans cette plantureuse et solitaire campagne du Limousin, où elle pouvait vagabonder à l’aise les cheveux au vent, et habillée, des pieds à la tête, dans une blouse de percaline noire qui lui servait à la fois de robe et de tablier. Parfois, dans l’après-midi, sous le prétexte d’aller chercher dans les ruisseaux, les bois ou les sillons, du cresson, des champignons ou des mâches, elle quittait encore le salon glacial et le fastidieux tricot, pour s’en aller par monts et par vaux.

Ses yeux noirs vifs et brillants, ombragés de cils et de sourcils foncés; ses dents blanches entre ses lèvres bien rouges; son teint, d’une blancheur transparente, entouré de cheveux blonds dorés comme d’une auréole, lui donnaient un éclat singulier et faisaient oublier l’irrégularité de ses traits. On aurait pu la dire jolie; mais elle appelait le regard comme une escarboucle et le retenait quand une fois il s’était arrêté sur elle. Cette petite créature, devenue femme, pourrait avoir une grande puissance de séduction. Jusqu’alors son corsage presque plat, ses bras maigres, ses mains rouges, sa désinvolture décidée n’en faisaient pas même une jeune fille.

C’était l’enfance encore avec la fougue de la puberté naissante. Point de rêverie maladive; point de lecture romanesque: un épanouissement général de l’esprit et des organes à la vie. Edmée se portait bien et s’était toujours bien portée. Elle prenait naturellement le bon côté des choses; jouissant de tout et ne peinant de rien. Les morales de sa tante qui la rabrouait plus souvent que de raison, cependant, l’ennuyaient. Mais, le dos tourné, elle n’y songeait plus.

Révoltée!

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