Читать книгу Révoltée! - Claude Vignon - Страница 7
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Les jours, cependant, s’ajoutaient aux jours et le terme fatal avançait.
Edmée tournait sur elle-même dans le salon ou dans la chambre de sa tante, et il lui semblait que les parois des murs qu’elle aurait voulu percer se resserraient au contraire pour l’étouffer. Plus elle allait, plus son imagination travaillait dans le vide et sans pouvoir se prendre à un projet ou à une espérance.
Parfois cette effervescence était interrompue par des pleurs, d’autres fois par des lassitudes qui laissaient la jeune fille atone et comme stupéfiée pendant des heures.
Elle demeurait alors les yeux fixes et sans regards, soit sur quelque ouvrage de tapisserie qu’elle tenait, soit sur les passants qui se succédaient dans la rue.
Madame de Clérac ne voulait pas qu’Edmée se mît à la fenêtre. C’était pour cela peut-être que celle-ci s’en approchait, dès le départ de sa tante, et y restait jusqu’à son retour.
Un matin, ses vagues regards tombèrent par hasard sur une des fenêtres de la maison d’en face A cette fenêtre, derrière la vitre, était un monsieur qui se faisait la barbe.
Grands traits, figure noble, teint mat, cheveux gris-argent. Pas jeune assurément; pas vieux pourtant, à en juger par l’aisance et la vivacité de ses allures. Cinquante ans peut-être. La maison était un hôtel garni, mais un de ces hôtels comme il y en a au faubourg Saint-Germain, où logent des prêtres, des familles de province, des jeunes gens à conduite édifiante, des diplomates de passage à Paris. C’était dans cet hôtel que le père d’Edmée était logé; mais il n’avait pu avoir qu’une petite chambre en haut, sur le derrière.
Au milieu de sa distraction préoccupée, Edmée se demanda quel pouvait être ce monsieur?
Chaque figure nouvelle qu’elle voyait l’intriguait. Elle y cherchait une idée ou une espérance; mais bientôt son voisin eut fini de se faire la barbe; il s’éloigna de la fenêtre; le rideau retomba et elle n’y pensa plus.
Dans l’après-midi, madame de Clérac eut quelques visites.
Un des visiteurs regretta de ne pas voir son frère le comte Le Dam d’Anjault, et parla de l’aller chercher dans sa chambrette d’hôtel garni.
–N’en prenez pas la peine, répondit madame de Clérac; mon frère loge dans une mansarde au cinquième, et très probablement vous feriez l’ascension en pure perte; car il sort presque toute la journée. S’il n’était pas en ville, il serait ici.
–J’ai une autre visite à faire dans l’hôtel, reprit le visiteur; un vieil ami à moi, le baron de la Chesnaie, consul de France au Paraguay, de passage à Paris en ce moment, y est descendu.
–Un la Chesnaie consul au Paraguay! reprit madame de Clérac. Sommes-nous assez bas! et combien faut-il que la noblesse soit déshéritée, depuis le crime de Juillet, pour en arriver à chercher de telles places?
–Ah! sans doute! Mon ami la Chesnaie était sans fortune, en effet, comme beaucoup d’entre nous, il a pensé que mieux valait aller représenter la France à quelques mille lieues de ses côtes, que de végéter ici au milieu des parvenus enrichis et de leur faire pitié. D’ailleurs la situation ne lui a pas paru trop dure sans doute, car voilà plusieurs années qu’il aurait pu renoncer à son consulat, ayant fait un héritage, et il l’a conservé; il va même, je crois, changer de résidence, ce qui indiquerait qu’il compte parcourir jusqu’au bout la carrière.
Madame de Clérac, qui avait senti l’allusion de son interlocuteur à la médiocrité de la situation de son frère, ne répliqua rien, et la conversation, sur ce sujet, tomba.
Mais tout à coup l’imagination d’Edmée associa le personnage du baron de la Chesnaie au souvenir du monsieur respectable qu’elle avait entrevu le matin se faisant la barbe. Pour elle, cet inconnu à cheveux argentés et à grand air était, à n’en pas douter, le baron de la Chesnaie.
Ce baron était-il marié?–on n’en avait rien dit; cependant, s’il l’eût été, probablement son mariage aurait influé sur son existence. Une femme ne s’expatrie pas volontiers surtout pour aller dans l’Amérique du Sud!…
Une fois mise en mouvement, l’imagination d’Edmée ne s’arrêta plus. Toutes ses pensées se groupèrent à l’entour de ce baron de la Chesnaie, qui peut-être n’était pas marié, qui peut-être se trouvait épousable. Mais que d’angoisses déjà, sur un «peut-être!»
Elle se disait tour à tour:
«Non, il ne doit pas être marié. Et alors, pourquoi n’épouserait-il pas une jeune fille noble et dévouée.– Pauvre, c’est vrai, mais élevée dans la pauvreté, et ne désirant pas le luxe?… Eh!… il ne doit pas déjà tant y avoir d’occasions de trouver femme dans de pareilles conditions.
» Mais… il y a bien des jeunes filles sans fortune qui redoutent le couvent, qui ne peuvent pas travailler. Et qui sait si, depuis dix ou vingt ans, le baron de la Chesnaie n’a pas rencontré une fille dans ma situation et ne l’a pas épousée? Car je me dis qu’une Française doit se décider difficilement à aller vivre au delà des mers: mais je m’y déciderais bien, moi! D’ailleurs, il doit être pour le moins aussi difficile à un Français d’y vivre non marié, seul, parmi des sauvages… Des sauvages! où ai-je l’esprit? Les habitants du Paraguay ne sont peut-être plus des sauvages… Et pourquoi ne se serait-il pas marié avec une américaine?»
Mille hypothèses se succédèrent dans la folle tête d’Edmée? Elle se vit successivement mariée au monsieur qui, le matin, faisait sa barbe à la fenêtre de la maison d’en face, et s’en allant avec lui loin d’une famille détestée; enfermée par sa tante au couvent sans rémission; femme élégante et choyée d’un des plus grands personnages d’une riche colonie; vieille religieuse béate ou engourdie; allant, en blanc, au bras de son père, recevoir la bénédiction nuptiale à Saint-Thomas-d’Aquin; pliant des aubes dans une sacristie. Son imagination affolée la transportait aux extrémités les plus opposées. Tantôt elle était au comble du bonheur, tantôt plongée dans le désespoir.
Mais d’abord, il fallait savoir si oui ou non le baron de la Chesnaie était marié? si oui ou non le personnage entrevu le matin était M. de la Chesnaie? Quel âge avait ce dernier? quel était son caractère? Et aussi où allait-il prendre sa nouvelle résidence consulaire.
S’il était marié, cela coupait court à tout. Pourtant, dans ce cas désastreux, il pouvait avoir des enfants et, désirer, pour ses enfants une institutrice française… Plutôt que d’aller au couvent, Edmée aurait tout accepté, même de partir comme institutrice pour les lointains pays. Rien ne lui paraissait aussi affreux que cette tombe béante qu’elle voyait au bout de son horizon. Et puis elle était éprise d’inconnu et d’imprévu. Elle avait soif de vivre et de vivre plus que le commun des femmes.
C’est pourquoi, en se demandant si l’homme entrevu était bien M. de la Chesnaie, elle en vint à se dire qu’elle épouserait toujours le baron, pourvu qu’il voulût d’elle, si vieux, si laid et si désagréable fût-il.
Le lendemain matin, elle avait tant ressassé toutes choses, tant compté le petit nombre de jours qui la séparaient de l’échéance fatale marquée par le départ de sa tante pour Clérac, qu’elle était décidée à tout oser.
Dès que madame de Clérac fut sortie, elle appela le petit domestique. C’était un paysan, à moitié dégrossi, avec lequel, l’été précédent, elle avait bien fait quelques parties de volant, à l’insu de sa tante.
–Jean, lui dit-elle, veux-tu m’être agréable et faire quelque chose pour moi? si tu le fais bien et sans rien dire, je t’en aurai toujours de la reconnaissance.
–Eh! oui ben, not’ demoiselle.
–Il s’agit d’une chose qui peut devenir importante et te valoir une bonne récompense un jour.
–Tant mieux! not demoiselle; mais quand ça n’serait que pour vous faire plaisir, je ferions tout de même ce que vous me commanderiez.
–J’en suis bien sûre; ce que je te commanderai d’abord n’est pas difficile. Le principal sera de ne pas parler. Es-tu capable de tenir ta langue? Là! avec tout le monde? avec ma tante, avec les autres domestiques? Enfin, quoi! de ne parler de rien à personne?
–Certainement, not’ demoiselle.
–Eh bien, il y a en face, dans cette maison que tu vois.
–Dans l’hôtel meublé, not’ demoiselle?
–Oui; il y a en ce moment un monsieur qui se nomme le baron de la Chesnaie. Il faudrait d’abord me savoir à quel étage il demeure; si c’est sur la rue ou sur la cour; puis s’il est seul ou en famille; s’il est marié ou veuf; s’il a des enfants; s’il va bientôt repartir et où il ira, pourvu toutefois qu’on sache tout cela dans la maison. Tu comprends bien qu’il faut questionner adroitement et ne pas demander tout cela à la queue leu-leu.
–Ah! ben sûr.
–Eh bien, voyons, comment t’y prendras-tu?
–Ça, c’est mon affaire, pourvu que je vous dise ce que vous voulez savoir, c’est tout, n’est-ce pas, not’ demoiselle?
–Sans doute, et pourvu aussi que ma tante me sache pas.
–Pour ça, soyez tranquille.
Le lendemain, Edmée savait que M. le baron de la Chesnaie habitait au troisième, sur la rue, et qu’il occupait une chambre et un salon; qu’il n’était pas marié; qu’il allait repartir sous peu de jours, pour s’en aller prendre possession d’un consulat dans l’Amérique du Sud; enfin, que son signalement se rapportait exactement à celui du vieux monsieur qu’elle avait vu faire sa toilette à la fenêtre, les jours précédents.
Le surlendemain elle appelait encore Jean pendant l’absence de sa tante.
–Je suis contente de toi, lui disait-elle, et je veux que tu en aies un gage. Tiens, voici mes boucles de bracelets; vends-les et prends-en l’argent pour toi.
–Oh! mademoiselle, jamais je ne ferai ça!
–Si fait, je te le commande. Tu comprends, je pourrais bien te donner de l’argent; mais ma tante sait ce que j’ai dans ma bourse; et puis j’ai bien peu Pour mes boucles, je dirai que je les ai perdues.
–Mais, not’ demoiselle…
–Fais ce que je te dis; et puis j’ai encore autre chose à te demander. Si tu agis toujours adroitement et discrètement, je te récompenserai mieux. Voilà une lettre que tu remettras à ce monsieur sur lequel je t’ai envoyé prendre des renseignements.
Le jeune domestique hésita et leva sur sa maîtresse un regard à la fois craintif et surpris.
–J’espère, Jean, que tu ne te permettrais pas de penser du mal de moi, reprit-elle; mais comme je ne veux pas que tu fasses les choses sans y rien comprendre, je vais te parler franchement. Je suis bien malheureuse, va! mon bon Jean! Imagine-toi que mon père et ma tante veulent me mettre au couvent malgré moi!
–Ah! c’est malgré vous, not’ demoiselle, que… J’ai bien entendu dire que mademoiselle irait se rendre religieuse avant notre retour à Clérac, c’est vrai!
–Eh bien, Jean, ce monsieur peut m’empêcher d’aller au couvent pour toute ma vie. Voilà, mon bon Jean. Et tu comprends que, si mon entreprise réussit, et que je n’aille pas au couvent, je serai bien heureuse de te donner ma montre, qui me vient de ma mère. Sans compter que je te caserai dans une bonne place, va, tu peux y compter.