Читать книгу La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières - David D. Reitsam - Страница 12
Des héros dénués de qualités chevaleresques
ОглавлениеTout d’abord, il faut noter que la confrontation entre AgamemnonAgamemnon et AchilleAchille, qui dégoute vivement Perrault, CharlesPerrault, n’apparaît que deux fois dans le périodique – et uniquement dans des textes des Anciens ou dans des réactions immédiates à ceux-ci. Premièrement, il faut évoquer la contribution d’une « Dame d’érudition antique1 » qui compare différentes traductions – complètes ou partielles – de l’Iliade dans une lettre à « un Academicien Franҫois » qui fut publiée dans la livraison d’avril 17152. Le destinataire inconnu est certainement Houdar de La Motte et, contrairement à Perrault, CharlesPerrault, l’autrice de cette contribution semble moins choquée. Elle dit préférer la traduction de ce passage proposée par l’abbé Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais en 1700 à celle de La Motte :
J’estime encore plus ces vers gaulois [de Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais] en faveur de leur simplicité, que tout l’esprit des vostres, du moins ils approchent de l’Original ; car je ne sҫay comme vous vous y prenez, vous avez un art admirable pour rendre froids & plats les discours les plus forts, les plus nobles & les plus heroïques ; on ne retrouve plus dans la querelle d’AgamemnonAgamemnon & d’AchilleAchille ces injures nombreuses & harmonieuses qui flattent si agreablement les oreilles et l’esprit3.
Certes, l’Ancienne y défend des propos grossiers, mais elle ne se sert que d’arguments dépendant de la critique du goût. Elle n’évoque pas le problème politique que Charles Perrault, CharlesPerrault y a identifié. Elle ne semble pas lire Louis XIVLouis XIV où il est écrit « AgamemnonAgamemnon ». Ainsi, elle continue à déplorer les choix de La Motte qui n’aurait pas senti la beauté de ces vers4.
Contrairement à la contributrice anonyme, il semble que son correspondant, Houdar de La Motte, ait pleinement compris la dimension politique de ce passage de l’Iliade. À l’instar de Perrault, CharlesPerrault, il y lit également Louis XIVLouis XIV ce qui explique bien ses modifications que la dame d’érudition antique critique violemment. Dans son Discours sur Homère, La Motte démontre comment il comprend cette dispute :
Au premier livre, AchilleAchille parle avec insolence à AgamemnonAgamemnon ; AgamemnonAgamemnon le menace de lui enlever BriséideBriséide, et la colère d’AchilleAchille s’allumant, le sage NestorNestor se lève pour les calmer. Il remonte à l’un qu’il doit du respect au chef de l’armée, et à l’autre de l’égard au fils des dieux. Voilà […] un jugement d’Homère sur la conduite d’AchilleAchille et d’Agamemon ; il les condamne l’un et l’autre ; la morale est contente5.
Donc, si La Motte n’approuve point les propos d’AchilleAchille qu’il qualifie d’« insolence », il semble applaudir NestorNestor qui les condamne. Pourtant, il faut examiner correctement le verdict de La Motte : en apparence, il se heurte au comportement d’AchilleAchille et d’AgamemnonAgamemnon, mais d’un point de vue politique, seule sa critique d’AchilleAchille est applicable à la situation du royaume de Louis XIVLouis XIV étant donné qu’il ne précise jamais de quelle manière un roi doit traiter un simple mortel. La Motte souligne seulement qu’un roi doit respecter les dieux ou, dans le cas de Louis XIVLouis XIV, le Dieu chrétien. Par conséquent, La Motte indique qu’un souverain peut traiter ses sujets ordinaires comme bon lui semble. Mais de l’autre côté, il souligne que même un « fils des dieux », c’est-à-dire le membre le plus distingué de la noblesse, doit traiter avec respect son roi. Donc, force est de constater que La Motte rejoint ici Perrault, CharlesPerrault et sa lecture politique de cette scène importante de l’épopée. Mais, cette interprétation ne se retrouve pas dans le Nouveau Mercure galant. Toutefois, il faut aussi noter la prudence énorme avec laquelle Perrault, CharlesPerrault et La Motte abordent ce sujet délicat. Le simple fait d’admettre que l’on puisse critiquer un monarque semble les horrifier6.
L’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons partage entièrement cette opinion et ceci constitue une des raisons pour laquelle la lecture de l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon le révolte. Ce pamphlet du défenseur d’Homère paraît en avril 1715 et, déjà dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons réplique7 – c’est la deuxième apparition de la dispute d’AchilleAchille et d’AgamemnonAgamemnon dans la revue. Au niveau politique, une comparaison choque particulièrement Pons, Jean-François de [M. P.]Pons et, probablement pour en montrer la démesure, il la reproduit dans sa réfutation de l’Homère vengé donnant de cette manière la parole à Gacon, FranҫoisGacon :
[O]n peut même avancer que son AchilleAchille, est du moins aussi sage que bien des Heros de nostre temps. Le Prince de Condé, Louis II de BourbonCondé, M. de TurenneTurenne ne se sont-ils pas portez à des excés beaucoup plus condamnables, & cependant qui oseroit nier que ces grands Hommes ne soient des Heros propres à être chantez par des Poëtes8.
Gacon, FranҫoisGacon, qui cherche à défendre AchilleAchille, sans pourtant approuver les injures que le fils de ThétisThétis adresse à AgamemnonAgamemnon, se pose la question de savoir si les héros de son propre temps sont réellement meilleurs ; ainsi, il met les Modernes face aux côtés sombres de leur époque et suggère que le siècle de Louis XIVLouis XIV est pire : selon lui, le « Prince de Condé, Louis II de BourbonCondé » – Louis II de Bourbon-Condé, Louis II de BourbonCondé, aussi connu comme le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé – et « M. de TurenneTurenne » – Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de TurenneTurenne – ont commis des crimes bien plus graves qu’AchilleAchille. Cependant, Gacon, FranҫoisGacon s’arrête là et, faisant preuve de prudence, il ne va pas plus loin dans sa comparaison9, mais un lecteur averti comprend probablement son raisonnement : le héros de l’Iliade a peut-être voulu tirer son épée et attaquer AgamemnonAgamemnon, son roi, mais a finalement renoncé à cet affront et, encore plus important, il n’a jamais renforcé le camp troyen. Or, c’est justement ce que les deux généraux français ont fait ; ils ont rejoint la Fronde, pris les armes et combattu contre leur monarque. Ces péchés des deux illustres nobles furent pourtant pardonnés et le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé eut même droit à une oraison funèbre de Jacques-Bénigne Bossuet, Jacques-BénigneBossuet10. Ne doit-on donc pas fermer les yeux sur ce bref accès de rage d’AchilleAchille ? Par conséquent, Gacon, FranҫoisGacon semble reprocher à La Motte, à qui il adresse son livre, d’utiliser deux mesures et d’être plus sévère envers le héros d’Homère. Et cela malgré le fait qu’AchilleAchille ait vécu dans une époque plus brutale et moins civilisée que le Grand Condé, Louis II de BourbonCondé et TurenneTurenne – à condition que l’on suive la logique des Modernes développée notamment dans « Le Siècle de Louis le Grand » de Charles Perrault, CharlesPerrault11. Implicitement, Gacon, FranҫoisGacon suggère donc que l’Antiquité fut supérieure au XVIIe siècle français.
Sans surprise, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons voit les choses autrement. Il qualifie ce passage de l’Homère vengé de « trait […] calomnieusement insolent12 ». Pourtant, il ne précise pas comment il arrive à cette conclusion : Pons, Jean-François de [M. P.]Pons est-il dégouté des révoltes des nobles français ou n’approuve-t-il pas que Gacon, FranҫoisGacon rappelle ce passé peu glorieux du royaume ? Certainement les deux ; il ne s’exprime pas à ce sujet, mais son message est néanmoins clair. Sa condamnation de l’Homère vengé est soutenue par Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans la transition précédant la « dénonciation13 » rédigée par Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, il qualifie déjà le livre de Gacon, FranҫoisGacon de « tissu grossier d’injures14 » – créant des attentes précises chez les lecteurs de son périodique – et, avant de conclure ce numéro de la revue, il inclut encore une « apostille » annonçant que les passages choquants de l’Homère vengé sont censurés15. Ainsi, en ce qui concerne cette dimension politique de l’Iliade, il est évident qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et principalement Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons suivent Charles Perrault, CharlesPerrault et Houdar de La Motte. Cependant, leur réaction face aux provocations de François Gacon, FranҫoisGacon reste l’unique occasion à laquelle le Nouveau Mercure galant montre le potentiel révolutionnaire d’une certaine lecture de l’Iliade16. Ce silence presque absolu souligne sans aucun doute l’orientation conservatrice du périodique.
Celle-ci est également soutenue par d’autres contributions qui transmettent la fiction de l’utilité militaire de la noblesse. Ainsi, certains passages de l’Iliade sont critiqués car ils portent préjudice à cet idéal. Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe, l’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu, écrit, par exemple, une lettre à Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui est publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe y reproche à Homère de comparer AjaxAjax, « un Heros combattant & donnant l’exemple & de l’émulation à son parti17 », à un « âne affamé18 ». Un coup d’œil dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, AntoineFuretière montre pourquoi Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe n’approuve pas cette comparaison. Selon Furetière, AntoineFuretière, un âne est « paresseux, laborieux & stupide19 » – des qualités plutôt douteuses qu’on n’attribue normalement ni à un héros ni à un noble. Au lieu d’abaisser d’une telle manière les ascendants des chevaliers et nobles français, Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe propose au contraire de louer leur courage exemplaire sur le champ de bataille.
Hardouin Le Fèvre de Fontenay partage ce point de vue. Dans la livraison d’août 1715, il dénonce la conception défectueuse d’HectorHector qui ne ressemble pas à un caractère chevaleresque puisqu’il fuit à plusieurs reprises soit le combat soit le duel avec AchilleAchille. Sans surprise, le responsable de la revue est outré par Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin qui ose défendre le fils de PriamPriam. Le Fèvre de Fontenay :
Je ne puis cependant pas me resoudre à me taire sur le chapitre des Heros, sans exposer sous les yeux de mon Lecteur les graves raisons de l’Apologiste [Boivin, Jean [M. B.]Boivin], pour disculper Homer du sot rôle qu’il fait joüer à HectorHector dans les 2. Rencontres les plus importantes de son Poëme20.
Puis, Le Fèvre de Fontenay cite le Discours sur Homère de La Motte21 et ses Réflexions sur la critique22 pour prouver que Boivin, Jean [M. B.]Boivin a tort ; il est impossible d’excuser le comportement du dauphin de Troie. Le responsable de la revue termine cette démonstration empruntée à La Motte – ce qui illustre d’ailleurs bien le manque d’innovation du Nouveau Mercure galant – par un plaidoyer contre la lâcheté dangereuse d’HectorHector :
Une pareille lâcheté, dites-vous [Boivin, Jean [M. B.]Boivin], suivant les principes d’Homere n’en est pas une, il y est entraîné par un mouvement volontaire, ne faisant que suivre l’impression d’une force majeure qui est la volonté de JupiterJupiter. Si Homere a eû pour but d’instruire, comme ses admirateurs n’en doutent nullement, il auroit dû prevoir qu’avec cette belle raison d’une force majeure qui nous necessite, tous les lâches par la suite pourroient en conscience se couvrir de l’autorité du Poëte, en declarant qu’ils n’avoient pas pû se comporter autrement, car telle estoit la volonté de JupiterJupiter. Cette maxime une fois reҫûë, est évidemment une des plus dangereuses qu’il y ait pour le maintien de la société23.
Certes, Hardouin Le Fèvre de Fontenay reproduit ici simplement des idées déjà exprimées ailleurs par Charles Perrault, CharlesPerrault et Houdar de La Motte, mais il a le mérite de le dire clairement : les héros de l’Iliade ne sont pas exemplaires et remettent en question la fiction chevaleresque que la monarchie cherche à faire perdurer. Si on se souvient de la mise en scène de Louis XIVLouis XIV que Pierre Mignard, PierreMignard portraiture deux fois – en 1673 et en 1692 – comme chef de guerre victorieux, il devient évident que l’image d’un fils de roi qui fuit devant un combat est inconcevable ; en quelque sorte, HectorHector devient le contre-modèle de tout ce qui caractérise la monarchie absolue française. In extremis, prendre le parti d’HectorHector peut être considéré comme la formulation d’une image alternative de la royauté.
Afin de conclure, il faut souligner l’image négative que les contributeurs au Nouveau Mercure galant peignent des héros homériques. La question du courage illustre parfaitement ce constat. Dans les contributions relatives à la Querelle d’Homère, les Modernes dénoncent systématiquement les défauts des héros grecs et troyens, mais ils n’évoquent pas d’exemples positifs qui, comme PatroclePatrocle, font preuve d’un courage hors norme24. Ce rôle est attribué à des nobles français comme nous le verrons par la suite. Il s’agit certainement plus d’une coïncidence que d’une véritable stratégie rhétorique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, mais cette dichotomie renforce néanmoins le message politique développé par les Modernes et s’inscrit dans une logique globale : la France de Louis XIVLouis XIV – et celle de ses prédécesseurs – est supérieure à l’Antiquité.