Читать книгу La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières - David D. Reitsam - Страница 6
Aperçu historique
ОглавлениеLa « dispute la plus mince », dont se moque Montesquieu, Charles Louis de Secondat deMontesquieu fait partie de cette Querelle des Anciens et des Modernes qui suscite aujourd’hui tant d’intérêts. En outre, dès le début du XVIIIe siècle, la Querelle d’Homère mobilise bien des gens dans la société mondaine ainsi que dans la République des Lettres. Au cœur de cette deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes se trouve le prestige de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée. Selon Noémi Hepp, sa réception est assez contrastée pendant les décennies qui précèdent la querelle : il est absent tout en étant présent. Pour aboutir à cette idée, elle s’appuie sur les écrits de Méric Casaubon, MéricCasaubon qui « a le mérite de mettre le doigt sur le contraste […] entre une présence diffuse d’Homère, de son nom, de sa réputation, des personnages dont il a été le premier poète, et l’indifférence qu’a rencontré son œuvre au cours du XVIIe siècle1 ». Nous sommes donc face à un paradoxe : d’un côté, le milieu de l’érudition ne semble guère s’intéresser à Homère, ce qu’Hepp généralise en parlant d’une tendance globale. En effet, à l’époque, il n’y a que VirgileVirgile qui échappe au désintérêt général et dont l’Enéide est souvent traduite en français2. Le désaveu dont souffre Homère ne constitue donc guère une exception. D’un autre côté, Homère reste un nom connu et Hepp nous assure que le public mondain connaît différents personnages et passages de son œuvre. Néanmoins, il s’agit d’un savoir homérique faussé qui s’appuie notamment sur des sources indirectes, comme, par exemple, des sententiaires, et qui contient de nombreuses déformations ou des ajouts douteux. Ces sources peu fiables n’empêchent pourtant pas les contemporains de Louis XIVLouis XIV de considérer Homère comme le poète le plus important de l’Antiquité, aux côtés de VirgileVirgile. Ainsi Urbain Chevreau, UrbainChevreau écrit-il que Christine de SuèdeChristine de Suède « a des louanges pour les Homères et pour les VirgileVirgiles3 », c’est-à-dire pour les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine. Tout comme VirgileVirgile, Homère devient donc au XVIIe siècle le synonyme, voire l’incarnation, de toute une littérature. Par conséquent, il n’est pas surprenant de lire dans le Nouveau Mercure galant au début de la Querelle d’Homère, c’est-à-dire dans la livraison de février 1715, qu’il « ne s’agit néanmoins encore, que de fixer les honneurs dûs à Homere : Mais ce qui sera decidé en faveur du plus grand des Poëtes & du plus reculé de nous, servira de regle pour nos autres ayeuls4 ». Certes, à la tête d’un résumé critique d’environ 70 pages, cette citation est censée attirer l’attention et l’intérêt des lecteurs, mais elle confirme surtout les paroles de Chevreau, UrbainChevreau : Homère reste un auteur éminent, tout en étant, ne l’oublions pas, peu lu.
Cette mauvaise fortune d’Homère est, d’ailleurs, une des raisons pour laquelle Anne Dacier entame le projet de traduire l’Iliade en français. Son but est de la rendre accessible aux « gens du monde5 » qui ne sont pas à même de lire l’original grec et de profiter des beautés de l’épopée : « D’ailleurs je n’escris pas pour les sҫavants qui lisent Homere en sa Langue ; ils le connoissent mieux que moy : j’escris pour ceux qui ne le connoissent point, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, à l’égard desquels ce poëte est comme mort6. » Par conséquent, dans la préface de sa traduction, elle dénonce les « copies difformes7 » d’Homère et le « préjugé desavantageux8 » qui en résulte. Sans les nommer explicitement, elle pense aux traducteurs qui l’ont précédée et dont elle connaît les travaux, tels qu’un Bernard Chamony, BernardChamony ou un François-Séraphin Régnier-Desmarais, François-SéraphinRégnier-Desmarais9. Son dédain pour ces traductions défectueuses se montre clairement dans le fait qu’elle s’appuie notamment sur des auteurs anciens – entre autres StrabonStrabon, HérodoteHérodote, ThucydideThucydide, AristoteAristote et Térence [Terence]Térence10 – et ne renvoie ses lecteurs qu’occasionnellement aux érudits de son époque, comme par exemple René Le Bossu, RenéLe Bossu11. En outre, la traduction de l’Iliade en français constitue une tâche pharaonique l’occupant pendant environ quinze ans de sa vie et sa propre expérience en témoigne encore davantage puisque sa version de 1711 n’est que la deuxième traduction de l’épopée que Dacier propose au public. Selon Anne-Marie Lecoq, il existe également une Iliade en français de l’érudite de 169912 qui suscite cependant peu d’intérêt au sein de la recherche actuelle, contrairement à la traduction de 1711 qui sera suivie de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte en 1714.
À priori, les deux traductions sont de « belles infidèles13 », c’est-à-dire que Dacier et La Motte modifient l’épopée originale afin de l’adapter au goût de leur siècle, plus précisément à celui de la société mondaine. Or, leurs points communs s’arrêtent là. Si Anne Dacier s’intéresse véritablement à l’Antiquité gréco-latine, La Motte ne l’apprécie guerre. Mais avant de résumer sa démarche, il nous faut revenir brièvement à Anne Dacier. Dans la préface de sa traduction de 1711, elle se justifie d’avoir proposé les 24 livres de l’Iliade en prose : « Il est certain qu’une prose soustenuë & composée avec art, approchera plus de la poësie qu’une traduction en vers : aussi StrabonStrabon escrit […]. La prose bien travaillée est l’imitation de la poësie14. » Cette déclaration illustre bien les dessins de l’érudite : elle est fascinée par l’Antiquité gréco-romaine qu’elle connaît si bien grâce à son éducation et sa collaboration à la collection Ad usum Delphini, et, contrairement à La Motte, elle ne s’incline pas complètement devant les règles de la littérature mondaine. En traduisant Homère, elle suit surtout celles d’AristoteAristote et essaie de garder le plus possible la structure initiale de l’épopée. Ainsi, Noémi Hepp remarque qu’il « lui arrive, quand le texte le fait, de répéter mot par mot un passage15 ». En tant que philologue expérimentée, Dacier n’a aucun mal à corriger les erreurs commises par ses prédécesseurs et à mettre en dialogue les grands auteurs de l’Antiquité. Or, afin de ne pas trop alourdir son texte, ses commentaires se trouvent dans des remarques à la fin de chaque livre. Elle s’y penche sur des questions qui intéressent surtout un public savant ; par exemple, elle discute des problèmes de géographie historique : « Les fertiles plaines de Larisse] [sic] [en italique dans l’original] A deux cents stades de Troye il y avoit une ville de ce nom, prés d’Hamaxite ; mais Homere ne parle pas de celle-là : il parle de Larisse, qui estoit prés de Cumes, à mille stades de Troye16. » En outre, en tant que spécialiste de lettres classiques, Dacier connaît aussi les théories du poème épique, comme son but moral ou l’interprétation allégorique, ce qui montre, selon Hepp, son attachement à une « attitude traditionnelle17 » envers l’original homérique qui, en revanche, ne satisfait plus ses contemporains. Il ne faut pas oublier que Dacier veut avant tout rendre l’Iliade aimable aux lecteurs de sa génération. Par conséquent, et malgré sa fascination pour l’Antiquité18, elle est prête à sacrifier certains détails pour ne pas choquer ses contemporains et surtout le public féminin19. Elle renonce, par exemple, aux descriptions exactes des blessures et de l’anatomie.
Néanmoins, ces concessions au goût mondain sont trop minces aux yeux d’Houdar de La Motte qui ne comprend pas l’enthousiasme avec lequel Dacier lit les auteurs anciens. Ce membre de l’Académie française est persuadé que son époque est supérieure à l’Antiquité et il adhère pleinement aux idées des Modernes, telles que le progrès, la raison et la méthode géométrique. Cependant, La Motte est moins violent qu’un Charles Perrault, CharlesPerrault ou qu’un abbé d’Aubignac, Franҫois Hedelin d’Aubignac20 et il n’hésite pas à reconnaître qu’Homère est un grand auteur, même s’il n’arrive pas à le lire dans l’original, faute de connaître le grec. Ce respect n’empêche pourtant pas Houdar de La Motte de modifier largement la traduction de Dacier : son Iliade en vers est composée seulement de douze livres et ses changements ne se limitent pas à de simples coupures. D’après son Discours sur Homère, son but est de rédiger une « imitation […] élégante21 » qu’il oppose à une traduction littérale. Il se distingue ainsi de Dacier dont il critique la méthode, sans la nommer explicitement :
Le premier traducteur n’a que le mérite de ces artisans grossiers qui ne savent qu’étendre du plâtre sur un visage pour en tirer une ressemblance exacte, mais toujours insipide ; et le second ressemble à un peintre habile, qui en copiant les traits d’un homme sait encore donner de l’âme à la ressemblance, et réveille ainsi par une imitation vive dans ceux qui ne voient que l’image toute l’idée que l’original pourrait leur donner22.
Par conséquent, La Motte se fixe la tâche de rédiger une Iliade « française, […] chrétienne et […] romanesque23 ». Ou pour reprendre la formulation éloquente de Noémi Hepp : « Écrire l’histoire de la colère d’AchilleAchille comme Homère l’eût écrite s’il avait eu le bonheur de vivre en un siècle poli, délicat, raffiné24. » Tandis que Dacier ne transforme pas les héros de l’Iliade en honnêtes hommes dignes de la cour de Louis XIVLouis XIV, La Motte n’hésite pas à franchir le pas : il rend ses héros galants et leur fait respecter les codes de son siècle. Hepp montre, par exemple, de quelle manière Houdar de La Motte rend AchilleAchille plus respectueux et AgamemnonAgamemnon plus tendre25 et elle observe que l’« Iliade de La Motte a pour vrais héros les idées morales de l’auteur26 », c’est-à-dire celles de la société mondaine. Toujours suivant le goût de son époque, le membre de l’Académie française opère encore d’autres modifications plus radicales : les répétitions, à ses yeux, inutiles et ennuyeuses d’Homère disparaissent, les discours peu réalistes des héros pendant les batailles ou quelques comparaisons basses changent. Force est de constater que la fidélité à l’original ne préoccupe guère La Motte qui s’attache « à la précision, à la clarté et à l’agrément27 » et qui est persuadé que son époque est supérieure à celle d’Homère28. Pourtant, il ne tombe pas dans le piège du merveilleux chrétien29 et renonce à christianiser outrageusement l’Iliade30.
Aux yeux d’Anne Dacier, la traduction-imitation de La Motte n’est pourtant ni « élégante31 », ni « habile », mais juste une autre « copie difforme32 ». Par conséquent, il n’est guère surprenant qu’elle réagisse à l’Iliade de La Motte. Alors que Dacier a consacré environ quinze ans à sa traduction d’Homère, La Motte a travaillé trois ans à sa version de l’épopée. La dispute s’intensifie dès lors et seulement quelques mois après la parution de l’Iliade en douze chants, l’érudite publie Des causes de la corruption du goût, ce qui déclenche véritablement en février 1715 ce que l’on appelle la Querelle d’Homère. Par la suite, de nombreux hommes de lettres montent au créneau et prennent position pour ou contre Homère avant que Dacier et La Motte se réconcilient lors d’un dîner organisé par Valincour, Jean-Baptiste Henry du Trousset deValincourt le 5 avril 171633. D’un côté, Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, François Gacon, FranҫoisGacon, ou encore Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont – pour n’évoquer que les défenseurs les plus importants du poète grec – rejoignent le parti des Anciens. De l’autre, à part La Motte qui publie les trois premières parties de ses Réflexions sur la critique en 1715, les principaux Modernes sont l’abbé Jean Terrasson, JeanTerrasson et l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. D’autres auteurs, tels que Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, MarivauxMarivaux, Claude Buffier, ClaudeBuffier, Jean Hardouin, JeanHardouin ou à titre posthume l’abbé d’Aubignac, Franҫois Hedelin d’Aubignac, participent également à la Querelle d’Homère, mais ils n’ont pas le même impact sur les débats dans le Nouveau Mercure galant et c’est la raison pour laquelle nous ne les mentionnerons que très peu ici.
En revanche, les auteurs qui s’engagent davantage dans la querelle retiennent notre attention. Le premier ouvrage important des Anciens est Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier qui est composé de trois parties. Tout d’abord, la savante y explique que le bon goût est en voie de disparition, ce qui est une menace pour « tous les Arts34 ». Elle insiste particulièrement sur le fait que seul le recours aux auteurs grecs et latins saurait sauver les belles-lettres et rappelle également que tous les grands hommes de lettres du passé ont adoré les œuvres d’Homère35. Après cette première réflexion relativement courte, elle s’en prend au Discours sur Homère qui précède la traduction-imitation de La Motte et, ensuite, elle démontre point par point ses erreurs. Selon Noémi Hepp, cet ouvrage parfois un peu injurieux est rédigé trop vite et manque de force ainsi que de nouveaux raisonnements. En résumé, Hepp le décrit comme une « pesante réfutation de La Motte36 » qui n’est guère convaincante, même si certains contemporains, tel Jean-Baptiste Rousseau, Jean-BaptisteRousseau37, pensent le contraire. Le deuxième héraut qui tente de défendre Homère est François Gacon, FranҫoisGacon, un auteur de nombreux épigrammes satiriques38. Celui-ci ne brille pas non plus par des démonstrations novatrices, mais plutôt par la composition et le ton de son Homère vengé. Ce livre, publié en avril 1715, est formé de vingt lettres dans lesquelles Gacon, FranҫoisGacon répond également au Discours sur Homère de La Motte. Créant la fiction d’une vraie correspondance littéraire, Gacon, FranҫoisGacon s’adresse principalement à un Moderne fictif qui se fait persuader peu à peu par les arguments de l’Ancien, ce qui se manifeste dans les réponses du correspondant imaginaire. Néanmoins, l’Homère vengé frappe surtout les esprits à cause des attaques polémiques que Gacon, FranҫoisGacon lance contre les Modernes. Bien qu’elles puissent choquer aujourd’hui, il semble que ce langage provocateur est nécessaire pour se faire entendre dans la première moitié tumultueuse de cette année 1715. Le succès mitigé de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, un livre moins polémique de fin avril 1715, en témoigne39.
Quand la Querelle d’Homère débute, Boivin, Jean [M. B.]Boivin est déjà membre de l’Académie des Inscriptions, haut lieu des Anciens, et est professeur de grec au Collège royal. À l’instar de Dacier et de Gacon, FranҫoisGacon, Boivin, Jean [M. B.]Boivin répond aussi « point par point […] [au] Discours sur Homère d’Houdar de La Motte40 » tout en proposant un débat d’idées. Il s’illustre notamment en démontrant que la description du bouclier d’AchilleAchille est vraisemblable : afin de faire taire les critiques des Modernes, Boivin, Jean [M. B.]Boivin en intègre une représentation « dessinée […] par Nicolas Vleughels, NicolasVleughels, et gravée par Charles Cochin, CharlesCochin41 ». En outre, tout comme Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont, son confrère au Collège royal et spécialiste de langue arabe, Boivin, Jean [M. B.]Boivin introduit une dimension historique dans les débats42. Fourmont, ÉtienneFourmont publie sa contribution modérée à la Querelle d’Homère, l’Examen pacifique, fin 1715 et il évite une discussion sèche, en préférant « les vues larges43 » à une réfutation point par point. À côté des discussions sur la nature de la fable que nous trouvons dans la plupart des livres sur la querelle44, il développe aussi l’idée du relativisme historique : « Tout se dit donc, tout doit se dire, et par conséquent être lu dans un poème par rapport aux idées de la nation pour laquelle il est composé ; et ces grandes idées, ces idées philosophiques, générales, abstraites, éternelles, n’y sont presque jamais recevables45. »
Il ressort de ce tour d’horizon que les arguments des Anciens évoluent. En ne regardant que les arguments les plus importants, il devient évident que nous pouvons faire la différence entre les Anciens tournés principalement vers le passé et ceux qui essaient d’emprunter de nouveaux chemins. Nous avons par exemple déjà évoqué la grande fascination d’Anne Dacier pour l’Antiquité et elle peine à développer de nouveaux arguments. Ainsi, elle fonde sa définition du poème épique principalement sur AristoteAristote : « [U]ne fable inventée pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action46. » Par conséquent, elle accorde une place centrale aux interprétations allégoriques et n’hésite pas non plus à rapprocher l’Iliade de la Bible. Ce syncrétisme est pourtant dépassé et les autres Anciens l’abandonnent progressivement, comme, par exemple Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin qui dénonce certaines allégories d’Homère. Or, Boivin, Jean [M. B.]Boivin ramène ainsi « au vraisemblable ce qui se voit taxé d’invraisemblance [par les Modernes] […] [ce qui] est aussi accepter que le cadre du débat soit posé par les Modernes47 ». Plus intéressants sont les arguments des Anciens qui s’opposent à l’idée d’une raison universelle et qui préfèrent la beauté naturelle telle qu’elle se trouve chez Homère à une beauté idéalisée. Ce discours figure déjà chez Gacon, FranҫoisGacon ou chez Anne Dacier qui souligne la simplicité noble et pleine de vertus de l’Antiquité homérique48. Boivin, Jean [M. B.]Boivin et Fourmont, ÉtienneFourmont la suivent sur ce terrain et, de plus, esquissent encore d’autres lignes de défense, notamment celle du relativisme historique que l’on trouve également chez Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon ou Jean Buffier, ClaudeBuffier et qui sera notamment au centre des travaux de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos, Jean-BaptisteDu Bos quelques années après la querelle49.
En 1715, donc au moment-clé de la Querelle d’Homère, les Modernes dominent encore et les Anciens peinent à imposer leurs nouveaux arguments évoqués ci-dessus. Le parti d’Houdar de La Motte leur oppose des arguments fondés sur la raison et la méthode géométrique50. Le premier homme de lettres qui soutient La Motte est l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. Il ne figure pas dans la chronologie de la querelle que propose Julie Boch dans Les Dieux désenchantés et, dans la suite de son analyse, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons n’apparaît que deux fois dans les de la chercheuse51. Il se peut que cette absence ait pour cause le principal centre d’intérêt de Boch, à savoir la fable, qui est un domaine sur lequel Pons, Jean-François de [M. P.]Pons ne se prononce guère52. En outre, ce dernier déclare son allégeance aux Modernes en 1714. En effet, avant la période la plus virulente de la Querelle d’Homère, il avait déjà rédigé une « Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de Monsieur de La Motte » ce qui fut sa contribution la plus connue aux débats. Il y associe le bon goût à la raison53 et défend la langue française54. Ensuite, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons semble se taire et ne plus se prononcer sur la dispute. Or, parfois, les apparences sont trompeuses puisqu’il commence à contribuer – plus ou moins anonymement, mais assidûment – au Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Il s’avère pourtant que cette collaboration est souvent ignorée par la communauté scientifique. Anne-Marie Lecoq, par exemple, relie Pons, Jean-François de [M. P.]Pons uniquement au Nouveau Mercure qui paraît de 1717 à 1721 et la Biographie universelle ancienne et moderne ne parle pas du tout des activités proto-journalistiques de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons55.
Après Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, La Motte est le deuxième Moderne qui prend la parole à l’occasion de la Querelle d’Homère et ses Réflexions sur la critique, dont trois tomes paraissent en 1715, constituent une réaction aux Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Bien que La Motte affiche un ton conciliant, il n’y a aucun doute sur le fait que les différentes parties de cet ouvrage soient des pamphlets violents contre son adversaire. La Motte choisit en effet, dans ses Réflexions sur la critique, une approche similaire à celle de son Discours sur Homère dans lequel il se montrait relativement diplomate avant de lancer des attaques brutales contre le poète grec. Alors qu’il semblait louer Anne Dacier, une lecture au deuxième degré révèle une ironie mordante56. En outre, il faut noter que La Motte renonce à la publication de la quatrième partie des Réflexions après la réconciliation du 5 avril 171657, ce qui souligne encore davantage le caractère polémique de ces textes. En ce qui concerne ses arguments, La Motte n’emprunte guère de nouveaux chemins, mais il reprend les pistes qu’il a déjà esquissées dans le Discours sur Homère. Dans la première partie qui paraît probablement au début de l’année 1715, le membre de l’Académie française s’exprime sur l’autorité des auteurs gréco-latins. Ensuite, dans la deuxième partie, qui est approuvée par la libraire le 22 mars 1715, il défend son Discours sur Homère contre les critiques d’Anne Dacier et enfin, dans la troisième partie qui date de la fin de l’année 1715, La Motte explique la genèse de son imitation-traduction de l’Iliade58. Selon Françoise Gevrey et Béatrice Guion, les arguments les plus importants sont, d’un côté, la confiance incontestable que La Motte a dans le progrès de l’art et, de l’autre, la politesse de son temps qui se distingue d’une façon positive – au moins à ses yeux – de la simplicité choquante de l’âge homérique59.
En juillet 1715, le groupe des Modernes s’agrandit avec l’abbé Jean Terrasson, JeanTerrasson qui publie sa Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère en deux volumes. Comme Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont et Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, Terrasson, JeanTerrasson enseigne au Collège royal et il est un spécialiste de la philosophie grecque et latine60. En tant que tel, il parle le grec, ce qui le distingue de La Motte et d’autres Modernes. Malgré cette érudition, Noémi Hepp le décrit comme un véritable « géométrique61 » et un « disciple de Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle62 » qui définit l’objectif de son ouvrage de la manière suivante : « Ma vûë principale est de faire passer jusqu’aux belles-lettres cet esprit de Philosophie, qui depuis un siécle a fait faire tant de progrés aux Sciences naturelles63. » Dans ses attaques contre l’Iliade homérique, nous retrouvons des sujets déjà mis en avant, comme l’immoralité des dieux et des héros ou bien la question du véritable sujet de l’épopée.
Cette étude des forces en présence nous montre que le grand clivage qui sépare les Anciens des Modernes reste la question de la régularité, ou plutôt de l’irrégularité, qui remonte au moins au début du XVIIe siècle. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, et particulièrement dans la Querelle d’Homère, la régularité est liée à la raison et la méthode géométrique dont tous les Modernes que nous venons de présenter, c’est-à-dire Houdar de La Motte, l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons et l’abbé Jean Terrasson, JeanTerrasson, sont les défenseurs. D’après les recherches de Noémi Hepp, « cette quasi-identification du goût à la raison64 » a des conséquences : premièrement, l’art, et donc aussi les belles-lettres, sont ainsi sujets au progrès qui caractérise les sciences. Cela signifie que la raison domine la créativité et qu’elle doit freiner une imagination trop fertile. Deuxièmement, « l’exigence morale » se voit introduite dans le domaine des arts et, troisièmement, il résulte de ces principes que la beauté est définie par le respect des règles rationnelles65. Certes, nous avons également vu l’opposition des Anciens à cette conception géométrique de la littérature, mais ils n’arrivent pas encore à se faire entendre – ce sera Jean-Baptiste Du Bos, Jean-BaptisteDu Bos qui formulera une véritable alternative aux idées esthétiques des Modernes : les idées traditionnelles d’Anne Dacier sont déjà dépassées et celles de Boivin, Jean [M. B.]Boivin et Fourmont, ÉtienneFourmont, tel le relativisme historique, pas encore mûres. Les premières arrivent « trop tard66 » et les dernières « trop tôt ».