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VII

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Table des matières

C'était une grande salle longue, très simple, aux murs blanchis à la chaux, au plafond à poutrelles en chêne sombre. L'atmosphère était saturée de chaude humidité, d'encens et du fumet rance des plats maigres. Près de la cloison la plus proche de l'entrée, se trouvait la table du Père supérieur, flanquée de chaque côté par les longues et étroites tables des moines.

Il y régnait un tel silence qu'on entendait le bourdonnement d'une mouche sur les vitres jaunes de poussière. De la cuisine s'échappait un bruit de voix, de poêle et de casserole. Dans le fond du réfectoire, en face la table du prieur, s'élevait un échafaudage recouvert de toile grise. Giovanni devina que cette toile cachait la Sainte Cène à laquelle le maître travaillait depuis plus de douze ans.

Léonard monta à l'échafaudage, ouvrit le coffre en bois dans lequel il enfermait ses dessins, ses pinceaux et ses couleurs, en retira un petit livre latin, criblé de notes dans les marges, le tendit à son élève en disant:

—Lis le treizième chapitre de Jean.

Puis il souleva le drap.

Quand Giovanni leva les yeux, tout d'abord il eut la sensation que ce n'était pas une peinture qu'il voyait sur le mur, mais la continuation du réfectoire. Il lui semblait qu'une autre chambre s'était ouverte devant lui et que la lumière du jour s'était fondue avec le calme crépuscule du soir, qui planait au-dessus des cimes bleues de Sion que l'on entrevoyait à travers les trois fenêtres de cette nouvelle salle qui, aussi simple que celle du monastère, mais couverte de tapis, paraissait plus intime et plus mystérieuse.

La longue table représentée sur le tableau était pareille à celle des moines; une nappe identique nouée aux quatre coins la recouvrait et gardait encore la trace des plis fraîchement défaits.

Et Giovanni lut dans l'Évangile:

«Avant la fête de Pâques, Jésus sachant que l'heure était venue pour lui de quitter ce monde pour joindre son Père, voulut jusqu'à la fin rester avec ceux qu'il avait aimés en ce monde.

»Et durant la Cène, lorsque le diable eut suggéré à Judas Iscariote de le trahir, son âme s'indigna et il dit: «Amen, amen, je vous le dis en vérité, l'un de vous me trahira.»

»Alors, les disciples se regardèrent, ne sachant pas de qui il parlait.

»Un des disciples, que Jésus aimait, reposait sur son épaule. Simon-Pierre lui fit signe de demander de qui il parlait. Et il demanda: «Seigneur, qui est-ce?»

»Jésus répondit: «Celui à qui je tendrai le pain après l'avoir trempé.» Et trempant le pain il le tendit à Judas Simon Iscariote.

»Et dès que Judas l'eut mangé, Satan entre en lui.»

Giovanni contempla le tableau.

Les visages des apôtres étaient empreints d'une vie si intense, qu'il lui semblait entendre leurs voix, voir le fond de leurs âmes troublées par la chose la plus horrible et incompréhensible qui fût: la conception du mal par lequel le Dieu devait mourir. Giovanni fut particulièrement frappé par les expressions de Judas, de Jean et de Pierre. La tête de Judas n'était pas encore peinte; on ne voyait que le corps rejeté en arrière, serrant dans ses doigts convulsés la bourse où était l'argent; d'un geste involontaire il avait renversé la salière, et le sel s'était répandu.

Pierre, en un accès de colère, s'était levé vivement, il tenait un couteau dans sa main droite, la gauche posée sur l'épaule de Jean, et demandait au disciple préféré de Jésus: «Qui est le traître?» Et sa vieille tête argentée, éblouissante de fureur, rayonnait de cette jalousie passionnée, qui le faisait s'écrier jadis, en devinant les souffrances inévitables et la mort du Maître: «Seigneur, pourquoi ne puis-je te suivre? Je donnerais mon âme pour toi.» Plus près du Christ se tenait Jean; ses cheveux bouclés, fins comme de la soie, ses mains humblement croisées, son visage ovale, tout respirait en lui la pureté et la tranquillité célestes. Seul parmi les disciples, il ne souffrait plus, ne s'effrayait plus, ne se fâchait plus. En lui s'était incarnée la parole du Maître: «Que tout soit un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi.»

Giovanni regardait et songeait:

«Ainsi, voilà ce qu'est Léonard! Et je doutais, j'ai presque cru la calomnie! L'homme qui a créé cela serait un athée? Mais qui donc serait plus rapproché du Christ, que lui!»

Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l'esquisse de la tête de Jésus. Mais l'esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d'en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l'artiste sentait son impuissance et son irrésolution.

Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières.

Giovanni monta sur l'échafaudage, s'approcha de Léonard et vit que son visage sombre, morne, presque vieilli, exprimait une obstinée concentration de pensée proche du désespoir. Mais celui-ci en rencontrant le regard de son élève, lui demanda:

—Qu'en dis-tu, mon ami?

—Maître, que puis-je dire? C'est merveilleux, plus beau que tout ce qui existe en ce monde. Et personne n'a compris cela, hors vous. Mais je n'arrive pas à exprimer...

Des larmes tremblèrent dans sa voix. Et il ajouta plus bas, craintivement:

—Ce que je ne puis me figurer, c'est le visage de Judas au milieu de tous ceux-ci?

Le maître fouilla dans la caisse, en sortit un dessin et le lui tendit.

C'était une figure terrible, mais non pas repoussante, l'expression n'en était même pas méchante—pleine seulement d'infinie tristesse et d'amertume.

Giovanni compara le dessin avec celui de la tête de Jean.

—Oui, murmura-t-il, c'est lui! Celui duquel il est dit: «Satan entra en lui.» Il était peut-être plus savant que les autres, mais il n'a pas pratiqué le précepte: «Que tous soient égaux.» Il voulait être seul...

Cesare da Lesto, accompagné d'un homme portant la livrée des chauffeurs de la cour entra en ce moment dans le réfectoire.

—Enfin, nous vous trouvons! s'écria Cesare. Nous vous avons cherché partout... De la part de la duchesse, maître, pour affaire urgente.

—S'il plaît à Votre Excellence de me suivre au palais, ajouta respectueusement le chauffeur.

—Qu'est-il arrivé?

—Un malheur, messer Leonardo! Les tuyaux ne fonctionnent pas dans la salle de bains, et ce matin, comme un fait exprès, à peine la duchesse se fut-elle plongée dans la baignoire pendant une absence de sa servante, que le robinet d'eau chaude s'est brisé. Heureusement, la duchesse a pu sortir à temps... Messer Ambrosio da Ferrari est fort mécontent et se plaint, assurant qu'il avait plus d'une fois averti Votre Excellence de leur mauvais fonctionnement.

—Des bêtises! dit Léonard. Je suis occupé. Va trouver Zoroastro, il arrangera tout cela en une demi-heure.

—J'ai ordre de ne pas revenir sans vous, messer...

Indifférent, Léonard voulut se remettre au travail, mais ayant jeté un regard sur la place blanche de la tête de Jésus, il grimaça, ennuyé, fit de la main un geste dépité, comme s'il avait compris que cette fois encore il n'aboutirait à rien, ferma sa caisse à couleurs et descendit de l'échafaudage.

—Allons, tant pis! Viens me chercher dans la grande cour du palais, Giovanni. Cesare te conduira. Je vous attendrai près du Colosse.

Ce Colosse était le mausolée du défunt duc Francesco Sforza.

Et, au grand ébahissement de Giovanni, sans seulement se retourner vers son œuvre, comme s'il eût été heureux du prétexte pour abandonner son travail, le maître suivit le chauffeur pour réparer les tuyaux de la salle de bains ducale.

—Hein! tu ne peux t'en arracher? dit Cesare à Beltraffio. C'est possible que cela soit surprenant, tant qu'on n'a pas compris...

—Que veux-tu dire?

—Non, rien... Je ne veux pas te désabuser. Tu trouveras toi-même. En attendant, pâme-toi...

—Je te prie, Cesare, dis-moi tout ce que tu penses.

—Fort bien; à la condition que tu ne te fâcheras pas et que tu ne maudiras pas la vérité. Pourtant, je sais à l'avance tout ce que tu diras—je ne discuterai pas. Certes—c'est une grande œuvre. Aucun maître n'a possédé ainsi la science anatomique, les lois de la perspective, de la lumière et des ombres. Parbleu! tout est copié d'après nature; le moindre ride sur les visages, le plus petit pli de la nappe. Mais la vie manque. Dieu est absent et le sera toujours. Tout est mort, à l'intérieur—l'âme n'y existe pas! Regarde seulement, Giovanni, quelle régularité mathématique, quel triangle parfait: deux contemplatifs, deux actifs et le Christ pour point central. Vois à droite, le contemplatif de parfaite bonté, Jean; le mal parfait—Judas; leur différence, la justice—Pierre. Et à côté le triangle actif—André, Jacques le Mineur, Barthélemy.—A gauche du centre, de nouveau des contemplatifs—l'amour, Philippe; la foi, Jacques le Majeur; la raison, Thomas. Et encore le triangle actif! La géométrie en guise d'inspiration, la mathématique remplaçant la beauté! Tout est réfléchi, calculé, mâché par le raisonnement, examiné jusqu'au dégoût, pesé sur des balances, mesuré au compas. La raillerie sous les choses saintes!

—O Cesare! reprocha Giovanni. Combien tu connais peu le maître! Et pourquoi le détestes-tu ainsi?

—Toi, tu le connais et tu l'aimes? dit Cesare en se retournant, un sourire sarcastique sur les lèvres.

Dans son regard brilla une haine si inattendue, que Giovanni involontairement baissa les yeux.

—Tu es injuste, Cesare, dit-il enfin. Le tableau n'est pas achevé: le Christ manque.

—Tu te figures que le Christ y sera? Tu en es certain? Nous verrons! Mais souviens-toi de mes paroles: Messer Leonardo n'achèvera jamais la Sainte Cène, il ne peindra jamais ni le Christ ni Judas, parce que, vois-tu, mon ami, on peut atteindre à beaucoup de choses à l'aide de la mathématique, de la science et de l'expérience, mais non pas à tout. Ici il faut autre chose. Ici se trouve une limite qu'il ne pourra jamais franchir, malgré toute sa science!

Ils sortirent du monastère et se dirigèrent vers le palais Castello di Porta Giovia.

—En tout cas, tu as tort pour une chose, Cesare, dit Beltraffio. Judas existera... il existe...

—Allons donc? Où?

—Je l'ai vu moi-même.

—Quand?

—A l'instant. Le maître m'a montré le dessin...

—A toi?... Ah!

Cesare regarda son compagnon et lentement comme en un effort:

—Et... c'est bien? dit-il.

Giovanni inclina approbativement la tête. Cesare ne répliqua rien et durant tout le chemin, il ne parla plus, plongé en une profonde méditation.

Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux

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