Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 32
VI
ОглавлениеEn attendant son épouse qui ne devait pas tarder à revenir de la chasse, le duc fit la promenade du maître. Après avoir visité les écuries, pareilles à un temple grec, avec ses colonnades et ses portiques; la nouvelle fromagerie où il goûta des joncades; devant les innombrables greniers et les caves, il se rendit à la métairie. Là, chaque détail le ravissait; le bruit du lait tombant dans le seau, sa belle vache favorite languedocienne, les grognements maternels d'une énorme truie venant de mettre bas, la crème jaune des barattes et le parfum de miel des ruches bourdonnantes.
Le More eut un sourire heureux: en vérité, sa maison était une coupe pleine. Il revint au palais et s'assit dans la galerie pour se reposer. Le crépuscule tombait. Des bords du Ticcino parvenait une odeur d'herbes humides. Le duc embrassa d'un lent coup d'œil ses domaines: les pâturages, les champs arrosés par un réseau de canaux, entourés de fossés, bordés régulièrement par des pommiers, des poiriers, des mûriers, réunis par des guirlandes de vigne vierge. De Mortara à Abbiategrasso et même plus loin, jusqu'aux confins du ciel où scintillait la cime neigeuse du Mont-Rose, l'énorme plaine de la Lombardie prospérait comme le paradis de Dieu.
—Seigneur! soupira humblement le duc en levant les yeux vers le ciel, je te remercie!... Que faut-il encore? Jadis un désert inculte s'étendait ici. Moi et Léonard nous avons creusé ces canaux, amendé toute cette terre et maintenant chaque épi, chaque brin d'herbe me remercie, comme je te remercie, Seigneur!
Dans le calme du soir, les aboiements des chiens, les cris des chasseurs retentirent et de derrière les buissons émergea le leurre rouge flanqué d'ailes de perdrix—appât des faucons.
Le maître, accompagné du principal officier de bouche, fit le tour de la table, en examina l'ordonnance. La duchesse entra dans la salle, suivie de ses invités, au nombre desquels Léonard, resté à la villa.
On récita la prière et tout le monde s'assit.
Le menu se composait d'artichauts frais expédiés par exprès de Gênes; de carpes et d'anguilles pêchés dans les viviers de Mantoue, cadeau d'Isabelle d'Este, et de poitrines de chapons en gelée.
On mangeait en se servant de trois doigts et d'un couteau, sans fourchettes, considérées comme un luxe superflu. On n'en servait qu'aux dames pour les fruits et les confitures, et elles étaient en or avec le manche en cristal de roche.
Le seigneur soignait ses hôtes. On mangea et on but beaucoup, presque à satiété, et les plus belles dames n'eurent point honte de leur appétit.
Béatrice était assise auprès de Lucrezia. Le duc de nouveau les admira toutes deux: il lui était particulièrement agréable de les voir ensemble et sa femme s'occuper de sa bien-aimée, lui donnant les meilleurs morceaux, lui chuchotant à l'oreille, lui serrant la main en un élan de gamine tendresse, presque amoureuse, comme cela arrive souvent entre jeunes femmes. On parla de la chasse. Béatrice raconta comment un cerf avait failli la renverser, lorsque, sortant du bois il avait attaqué son cheval. On rit du bouffon Diodio, vantard agressif qui venait de tuer en guise de sanglier un cochon domestique emmené exprès par les chasseurs dans le bois et lâché dans les jambes du fou. Diodio racontait sa valeureuse action et en était fier comme s'il avait exterminé le sanglier d'Erymanthe. On le taquinait, et pour lui prouver son mensonge, on lui apporta le groin. Il feignit d'être furieux. De fait c'était un rusé fripon, jouant le rôle avantageux de l'imbécile. Avec ses yeux de souris, il savait non seulement distinguer un cochon d'un sanglier, mais une mauvaise plaisanterie d'une bonne.
Les rires montaient toujours. Les visages s'animaient, rougissaient par suite de copieuses libations. Après le quatrième plat, les dames, en cachette, délacèrent leurs robes, sous la table. Les échansons versaient du vin blanc léger et un autre de Chypre rouge et épais chauffé et préparé avec des pistaches, de la canelle et de la girofle.
Quand le duc demandait à boire, les échansons échangeaient des appels comme s'ils officiaient, prenaient la coupe, et le grand sénéchal, par trois fois, y plongeait un talisman, une licorne, pendue à une chaîne d'or: si le vin était empoisonné, le talisman devait noircir et s'inonder de sang. De semblables talismans—pierre de bufonite et langue de serpent—étaient fichés dans la salière.
Le comte Bergamini, le mari de Cecilia, assis à la place d'honneur par ordre du maître, et qui, en dépit de la goutte et de la vieillesse, se montrait particulièrement gai et fringant ce soir-là, murmura en désignant la licorne:
—Je suppose, Altesse, que le roi de France lui-même ne possède pas une corne semblable, d'aussi étonnante grandeur.
—Ki-hi-hi! Ki-hi-ha! cria, imitant le coq, le bossu Janikki, le bouffon favori du duc, en secouant sa crécelle et agitant les grelots de son bonnet.
—Ki-hi-hi! Ki-hi-ha! petit père! dit-il au More et en désignant le comte Bergamini. Crois-le! Il s'y connaît en cornes, non seulement celles des bêtes, mais aussi celles des gens. Celui qui chèvre a, cornes a!
Le duc menaça le bouffon du doigt.
Sur la galerie supérieure les trompes d'argent sonnèrent, annonçant le rôti, une énorme hure de sanglier farcie de châtaignes, puis un paon, qui, à l'aide d'un mécanisme caché, déployait la queue et battait des ailes, et enfin une énorme tourte en forme de forteresse, d'où s'échappèrent d'abord les sons du cor guerrier, puis, quand on l'eut fendue, on vit un nain couvert de plumes de perroquet. Celui-ci se mit à courir sur la table, on le saisit et on l'enferma dans une cage d'or, où, imitant le célèbre perroquet du cardinal Ascanio Sforza, il cria de comique façon le «Pater Noster».
—Messer, demanda la duchesse à son mari, à quel heureux événement devons-nous ce festin aussi inattendu que superbe?
Le More ne répondit pas et furtivement échangea un regard avec le comte Bergamini; l'heureux mari de Cecilia comprit que le festin se donnait en l'honneur du nouveau-né César.
La hure de sanglier absorba une bonne heure, on ne regrettait pas le temps, se souvenant du proverbe: «A table, on ne vieillit pas.»
A la fin du souper, le gros moine Tappone (le Rat), excita la joie de tous les convives.
A force de ruses et de subterfuges, le duc de Milan était parvenu à attirer d'Urbino ce goinfre renommé que se disputaient les rois, et qui une fois, à Rome, à la très grande joie de Sa Sainteté, avait avalé le tiers d'une soutane d'évêque, coupée en menus morceaux imprégnés de sauce.
Sur un signe du duc, on plaça devant le moine un énorme plat de buzzecca, tripes farcies de marmelade de coings. Le moine, après s'être dévotement signé, retroussa ses manches et se prit à manger avec une prodigieuse rapidité.
—Si un pareil gaillard avait assisté à la multiplication des pains, il ne serait pas resté de quoi nourrir deux chiens! s'écria Bellincioni.
Les invités s'esclaffèrent. Tous ces gens étaient dotés d'un rire sain et grossier qui, à chaque plaisanterie était prêt à se déchaîner en une explosion assourdissante. Seul, Léonard gardait sur son visage une expression d'ennui; du reste, il était depuis longtemps habitué aux amusements de ses protecteurs et rien ne l'étonnait plus.
Lorsqu'on servit sur des plats d'argent des oranges dorées, bourrées de mauve odorante, le poète Antonio Camelli da Pistoïa le rival de Bellincioni, lut une ode dans laquelle les Arts et les Sciences disaient au duc: «Nous étions des esclaves, tu es venu et tu nous as délivrés. Gloire au More!» Les quatre éléments chantaient aussi: «Vive celui qui, le premier après Dieu, dirige le gouvernail du monde et la roue de la Fortune.» Il y était également rendu hommage aux vertus familiales et à l'entente parfaite qui existait entre l'oncle et le neveu Jean Galeas, ce qui permit au poète de comparer le généreux tuteur au pélican, nourrissant ses enfants avec sa chair et avec son sang.