Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 24
IX
ОглавлениеLa nuit, tandis que tout le monde dormait, Giovanni en proie à l'insomnie, sortit dans la cour et s'assit sur un banc, sous l'auvent couvert de vigne.
La cour était quadrangulaire avec un puits au centre. Derrière Giovanni s'élevait le mur de la maison; en face, les écuries; à gauche, une grille donnant sur la grande route qui conduisait à Porta Vercellina; à droite, la clôture toujours fermée à clef d'un petit jardin dans le fond duquel s'érigeait un pavillon solitaire où personne n'entrait, sauf Astro, et où le maître travaillait souvent.
La nuit était calme, chaude et humide. La lune éclairait vaguement l'épais brouillard.
Quelqu'un frappa à la grille qui s'ouvrait sur la route. Le volet d'une des fenêtres basses s'ouvrit, un homme se pencha et demanda:
—Monna Cassandra?
—C'est moi. Ouvre.
Astro sortit de la maison et ouvrit.
Une femme vêtue d'une robe blanche qui prenait, sous les rayons de la lune, la teinte verdâtre du brouillard, pénétra dans la cour.
Tout d'abord, ils causèrent près de la grille. Puis ils passèrent devant Giovanni, caché par l'ombre de la vigne, sans le remarquer.
La jeune fille s'assit sur le rebord du puits.
Son visage était étrange, indifférent, impassible comme celui des statues antiques: un front bas, des sourcils droits; un tout petit menton et des yeux jaunes, transparents comme l'ambre. Mais ce qui frappa le plus Giovanni, ce furent ses cheveux; duveteux, légers, ils ressemblaient aux serpents de Méduse, entourant la tête d'une auréole noire qui faisait paraître le teint plus pâle, les lèvres plus rouges, les yeux jaunes plus transparents.
—Alors, Astro, tu as aussi entendu parler du frère Angelo? demanda la jeune fille.
—Oui, monna Cassandra. On dit qu'il est envoyé par le pape pour déraciner les hérésies et les magies noires... Quand on entend ce que disent les Pères inquisiteurs, on en ressent la chair de poule. Que Dieu nous épargne de tomber entre leurs pattes! Soyez prudente. Prévenez votre tante...
—Mais elle n'est pas ma tante!
—N'importe! Cette monna Sidonia chez laquelle vous vivez.
—Et tu crois, forgeron, que nous sommes des sorcières?
—Je n'ai pas d'opinion! Messer Leonardo m'a clairement prouvé qu'il n'existait pas de sorcellerie et qu'elle ne pouvait pas exister, d'après les lois de la nature. Messer Leonardo sait tout et ne croit à rien.
—A rien? répéta monna Cassandra. Ni au diable, ni à Dieu?
—Ne riez pas! C'est un homme juste.
—Je ne ris pas... Et votre machine à voler? Sera-t-elle bientôt prête?
Le forgeron agita les bras.
—Si elle est prête? ah! oui! Tout est à recommencer.
—Ah! Astro, Astro! Pourquoi crois-tu à ces folies! Ne comprends-tu pas que toutes ces machines ne sont créées que pour détourner l'attention? Messer Leonardo, je suppose, vole depuis longtemps...
—Comment?
—Mais... comme moi.
Il la regarda songeur.
—Vous rêvez peut-être, monna Cassandra?
—Et comment les autres me voient-ils alors? Ne te l'a-t-on pas dit?
Le forgeron, perplexe, se gratta la nuque.
—J'oubliais, reprit-elle ironique, vous êtes ici des savants qui ne croyez pas aux miracles, mais à la mécanique!
Astro, joignant les mains, suppliant, s'écria:
—Monna Cassandra! Je suis un homme tout dévoué. Le frère Angelo pourrait se mêler de nos affaires. Expliquez-moi, je vous en prie, dites-moi tout exactement...
—Quoi?
—Ce que vous faites pour voler?
—Ah! mais!... non, je ne te le dirai pas. A savoir trop de choses, on vieillit vite.
Elle se tut. Puis, plongeant son regard dans celui d'Astro, elle ajouta:
—T'expliquer ne suffirait pas. Il faut encore agir.
—Que faut-il faire? demanda Astro, pâlissant.
—Il faut connaître les mots et posséder l'herbe pour s'oindre le corps.
—Vous l'avez?
—Oui.
—Et vous savez le mot?
La jeune fille acquiesça de la tête.
—Et vous me le direz?
—Essaie. Tu verras, c'est plus sûr que ta mécanique!
L'unique œil du forgeron brilla d'un désir fou.
—Monna Cassandra, donnez-moi l'herbe!
Elle eut un rire étrange.
—Quel drôle d'homme tu es, Astro! Tout à l'heure tu disais que la magie n'existait pas et maintenant tu y crois.
Astro se renfrogna.
—Je veux essayer. Cela m'est égal, que ce soit par la magie ou par la mécanique. Je veux voler! Je ne puis attendre plus longtemps...
La jeune fille posa sa main sur l'épaule d'Astro.
—J'ai pitié de toi. En effet, tu deviendrais fou si tu n'arrivais pas à voler. Allons je te donnerai l'herbe et te dirai le mot. Seulement, toi aussi, tu feras ce que je te demanderai.
—Tout ce que vous voudrez, monna Cassandra. Parlez!
La jeune fille désigna le pavillon solitaire:
—Laisse-moi entrer là-dedans.
Astro secoua sa tête chevelue.
—Non, non... Tout ce que vous voudrez, mais pas cela!
—Pourquoi?
—J'ai juré au maître de ne laisser pénétrer personne.
—Et tu y vas?
—Moi, oui.
—Qu'y a-t-il là-bas?
—Mais aucun mystère. Vraiment, monna Cassandra, rien de curieux. Des machines, des appareils, des livres, des manuscrits, des fleurs et des animaux rares, des insectes que lui apportent des explorateurs. Et un arbre... empoisonné.
—Comment, empoisonné?
—Oui, pour des expériences. Il l'a empoisonné pour connaître l'effet du poison sur les plantes.
—Je t'en supplie, Astro, raconte-moi tout ce que tu sais sur cet arbre.
—Il n'y a rien à raconter. Au début du printemps, au moment de la sève, il l'a vrillé jusqu'au cœur et avec une longue aiguille il y a injecté un liquide.
—Drôles d'expériences! Qu'est-ce que cet arbre?
—Un pêcher.
—Et alors? Les fruits sont empoisonnés?
—Ils le seront quand ils seront mûrs.
—Et l'on s'aperçoit qu'ils sont vénéneux?
—Non. Voilà pourquoi il ne laisse entrer personne là-bas. On peut être tenté par la beauté des fruits, en manger et mourir.
—Tu as la clef?
—Oui.
—Donne-la-moi, Astro!
—Monna Cassandra! Y pensez-vous! J'ai juré...
—Donne la clef! répéta Cassandra. Je te ferai voler cette nuit même. Voilà l'herbe.
Elle lui tendit une petite fiole pleine d'un liquide sombre et, approchant son visage de celui d'Astro, elle murmura:
—Que crains-tu, bête? Ne dis-tu pas toi-même qu'il n'y a là aucun mystère. Nous ne ferons qu'entrer et sortir... Allons, donne la clef!
—Non, dit-il, je ne vous laisserai pas entrer. Je ne veux pas de votre herbe. Partez!
—Poltron! dit la jeune fille méprisante. Tu pourrais tout savoir et tu n'oses pas. Je vois bien maintenant que ton maître est un sorcier et qu'il te berne comme un enfant.
Astro se taisait.
La jeune fille s'approcha de nouveau de lui:
—Astro, je ne te demande rien... Je n'entrerai pas... Ouvre seulement la porte afin que je jette un coup d'œil...
—Vous n'entrerez pas?
—Non; ouvre et montre.
Giovanni se soulevant vit, dans le fond du petit jardin, un pêcher ordinaire. Mais dans le brouillard, sous la lumière trouble de la lune il lui sembla sinistre et fabuleux.
Arrêtée sur le seuil du jardin, la jeune fille regardait avec des yeux curieux, puis fit un pas pour entrer. Le forgeron la retint. Elle se débattait, glissait entre ses mains comme un serpent. Il la repoussa rudement, faillit la faire tomber, mais immédiatement elle se redressa et fixa un perçant regard sur le forgeron. Son visage pâle, lugubre, était mauvais et terrifiant. En cet instant, elle ressemblait réellement à une sorcière.
Le forgeron ferma la porte du jardin et sans prendre congé de monna Gassandra, rentra dans la maison.
Elle le suivit des yeux. Puis, vivement, glissa devant Giovanni et sortit par la grille sur la route de Porta Vercellina.
Un grand silence régna. Le brouillard s'épaissit.
Giovanni ferma les yeux. Devant lui se dressait comme une vision l'arbre maléfique et il se souvint des paroles de la Bible:
«Dieu dit à l'homme: Goûte à tous les arbres du jardin mais ne touche pas à l'arbre de la Science du Bien et du Mal, car le jour où tu y auras goûté, tu seras mortel.»