Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 38
I
ОглавлениеDans la banlieue déserte de Milan, près des portes Vercelli, non loin des écluses et de la douane sur le canal de Catarana, s'élevait une chétive maison avec une grande cheminée tordue d'où, jour et nuit, s'échappait de la fumée. Cette maison appartenait à la sage-femme monna Sidonia, qui louait les étages supérieurs à l'alchimiste messer Galeotto Sacrobosco. Monna Sidonia se réservait le rez-de-chaussée qu'elle habitait avec Cassandra, la nièce de Galeotto, fille du célèbre voyageur Luigi Sacrobosco, qui toujours infatigable avait parcouru la Grèce, les îles de l'Archipel, la Syrie, l'Asie Mineure et l'Egypte, à l'affût des antiquités.
Il collectionnait tout ce qu'il trouvait; les uns le considéraient comme un fou; les autres comme un vantard fourbe; d'autres enfin comme un grand homme. Son esprit était tellement imprégné de souvenirs païens, que Luigi, bon catholique jusqu'à la fin de ses jours, priait sincèrement «le très saint génie Mercure» et gardait la conviction intime que le mercredi, jour consacré au messager ailé des dieux, était spécialement favorable aux opérations commerciales. Rien ne l'arrêtait dans ses recherches. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il se ruinait, pourquoi toute sa vie il supportait de pareils travaux et risquait tant de dangers, Luigi répondait invariablement:
—Je veux ressusciter les morts!
Près des ruines désertes de Lacédémone, dans le Péloponèse, aux environs de la petite ville de Mistra, il rencontra une jeune et pauvre fille d'une extraordinaire beauté. Il l'épousa, et l'emmena en Italie, avec une nouvelle copie de l'Iliade, des fragments de statues et d'amphores. Il donna à sa fille, le nom de Cassandra, en l'honneur de la grande héroïne d'Eschyle, la prisonnière d'Agamemnon, dont il était épris à cette époque.
Peu après sa femme mourut. Luigi résolut d'entreprendre une lointaine exploration, et laissa sa fille à la garde d'un vieil ami, un Grec de Constantinople, convié à la cour de Sforza, le philosophe Demetrius Chalcondias. Ce vieillard septuagénaire, faux, rusé et dissimulé, qui feignait un zèle ardent pour le christianisme, était, de fait, ainsi que nombre de savants grecs réfugiés en Italie qui avaient à leur tête le cardinal Bessarion, un partisan du dernier maître de la sagesse antique, le néo-platonicien Pleuton, mort une quarantaine d'années auparavant, dans cette même petite ville de Mistra, près des ruines de Lacédémone, où était née la mère de Cassandra. Ses disciples croyaient que l'âme du grand Platon, pour prêcher la sagesse, était revenue de l'Olympe et s'était incarnée en Pleuton. Les maîtres chrétiens assuraient que ce philosophe voulait renouveler l'hérésie de l'Antechrist pratiquée par l'empereur Julien l'Apostat, l'adoration des dieux olympiens, et que, pour lutter contre lui, il ne fallait ni les savantes déductions, ni les controverses, mais les armes de la très sainte Inquisition et le feu du bûcher. Et l'on citait les paroles de Pleuton, disant à ses disciples: «Peu d'années après ma mort, au-dessus de toutes les nations et de toutes les tribus, resplendira une religion unique et tous les hommes s'uniront en une même foi—«unam eamdemque religionem universum orbem esse suscepturum». Quand on lui demandait: «Laquelle—celle de Christ ou de Mahomet?» Il répondait: «Ni l'une, ni l'autre, mais une autre; la foi de l'antique paganisme: Neutram, inquit, sed a gentilitate non differentem.»
Demetrius élevait la jeune Cassandra dans une sévère piété chrétienne. Mais en écoutant les conversations, l'enfant, qui ne comprenait pas les finesses de la philosophie platonicienne, se forgeait une fable merveilleuse de la résurrection des dieux olympiens.
La petite fille portait à son cou un fétiche donné par son père, un camée représentant le dieu Dionysos. Parfois, lorsqu'elle était seule, Cassandra retirait l'antique pierre de dessous ses vêtements et la levait vers le soleil, et dans l'améthyste foncée ressortait, comme une vision, Bacchus jeune et nu, tenant un thyrse dans une main et une grappe de raisin dans l'autre; une panthère sautait à ses côtés, cherchant à lécher la grappe. Et le cœur de l'enfant était plein d'amour pour ce dieu.
Messer Luigi, ruiné par sa manie, mourut misérablement dans la masure d'un berger, à la suite d'une fièvre putride, au moment où il venait de découvrir les ruines d'un temple phénicien. Par bonheur, cette mort coïncida avec le retour de Galeotto Sacrobosco à Milan. Il prit sa nièce avec lui et s'installa dans la maison solitaire près de la porte Vercelli.
Giovanni Beltraffio se souvenait toujours des paroles échangées entre monna Cassandra et le mécanicien Zoroastro au sujet de l'arbre empoisonné. Il rencontra la jeune fille chez Demetrius auquel Merula l'avait recommandé pour des copies, et, bien que nombre de personnes affirmassent que Cassandra était une sorcière, Giovanni se sentait attiré par la beauté étrangement énigmatique de la jeune fille. Presque chaque soir, son travail terminé dans l'atelier de Léonard, Giovanni se dirigeait vers la maison solitaire. Cassandra l'attendait; ils s'asseyaient sur la colline qui dominait le canal, près des ruines du couvent de Sainte-Radegonde et causaient longuement. Un sentier presque invisible, envahi par la bardane, le sureau et les orties, conduisait à la colline. Personne ne s'y aventurait.