Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 39

II

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La soirée était étouffante. De temps à autre, le vent soufflait, soulevant la poussière blanche de la route, secouant les feuilles, puis s'apaisait. Rien ne troublait le calme, sinon les coups de tonnerre dans le lointain qui roulaient sourdement, comme venant de dessous terre. Et, sur cette faible basse, se détachaient criards les sons d'un luth chevrotant, les chansons des douaniers ivres. C'était un dimanche.

Par moments, à la lueur des éclairs de chaleur qui sillonnaient le ciel, on apercevait pendant un instant, la vieille maison avec sa grande cheminée de briques, qui crachait la fumée par flocons; un vieux sonneur, droit comme un I, assis sur un tertre, une ligne à la main; le long canal bordé de mélèzes et de saules; les barques plates, traînées par des haridelles, qui transportaient le marbre blanc pour la basilique, et le gros câble qui battait l'eau. Puis, de nouveau, tout se noyait dans l'obscurité; des écluses montait une odeur d'eau chaude, de fougères fanées, de goudron et de bois pourri.

Giovanni et Cassandra étaient assis à leur place habituelle.

—Quel ennui! dit la jeune fille en s'étirant et faisant craquer ses doigts blancs au-dessus de sa tête. Chaque jour est pareil. Aujourd'hui comme hier, demain comme aujourd'hui. Toujours cet imbécile de sonneur qui s'obstine à pêcher sans rien prendre; toujours cette fumée du laboratoire de messer Galeotto qui cherche l'or et ne peut le trouver; toujours ces barques et ces haridelles, toujours ces chants au cabaret. Oh! quelque chose de nouveau! Que les Français viennent au moins détruire Milan, que le sonneur prenne un poisson ou que mon oncle trouve l'or... Mon Dieu! quel ennui!

—Je connais cela, répondit Giovanni. Parfois je suis si triste, que j'aimerais à mourir. Mais Frère Benedetto m'a appris une belle prière pour éloigner le démon de l'ennui. Voulez-vous que je vous la dise?

La jeune fille secoua la tête:

—Non, Giovanni, il y a longtemps déjà que j'ai désappris à prier votre Dieu.

—«Notre»? Mais y a-t-il un autre Dieu en dehors du nôtre, de l'unique? demanda Giovanni.

Une flamme illumina le visage de Cassandra. Jamais encore elle n'avait paru à Giovanni aussi énigmatique, aussi triste et superbe.

Elle se tut un instant, passa la main dans ses cheveux noirs.

—Écoute, mon ami. Ceci se passait il y a très longtemps dans mon pays natal. J'étais enfant. Une fois mon père m'emmena avec lui pour un voyage. Nous visitâmes les ruines d'un vieux temple. Elles s'élevaient sur un promontoire. La mer les environnait. Les mouettes gémissaient. Les vagues se brisaient avec fracas contre les noires roches rongées par l'eau salée et effilées comme des aiguilles. L'écume s'enlevait et retombait sur ces pointes. Mon père lisait sur un éclat de marbre une inscription à demi effacée. Je restais longtemps assise sur les marches du temple, écoutant la mer, respirant sa fraîcheur et les senteurs âcres de l'absinthe. Puis, j'entrai dans le temple. Les colonnes de marbre jauni n'avaient presque pas été atteintes par le temps et au-dessus d'elles le ciel bleu paraissait sombre; en haut, dans les fissures poussaient des pavots. Tout était calme. Seul, l'écho du brisant emplissait le sanctuaire comme un chant religieux. Je l'écoutais et—subitement—mon cœur frémit. Je tombai à genoux et me mis à prier le dieu adoré de jadis, maintenant inconnu et offensé par les gens. J'embrassais les dalles de marbre, je pleurais et je l'aimais parce que personne sur la terre ne l'aimait plus, ne le priait plus—parce qu'il était mort. Depuis, je n'ai jamais prié ainsi. C'était le temple de Dionysos.

—Que dites-vous Cassandra! balbutia Giovanni. C'est un péché et un sacrilège! Il n'y a pas de dieu Dionysos et il n'a jamais existé!

—Il n'a jamais existé? répéta la jeune fille avec un sourire méprisant; alors pourquoi les Saints Pères, auxquels tu crois, apprennent-ils que les dieux de ce temps, vaincus par le Christ, ont été transformés en puissants démons? Pourquoi le livre du célèbre astrologue Giorgio de Novara contient-il la prophétie fondée sur les exactes observations des planètes et dit-il que: la conjonction de Jupiter avec Saturne a donné naissance à l'enseignement de Moïse; celle avec Mars, à la religion chaldéenne; avec le Soleil, au culte égyptien, avec Vénus, au mahométisme; enfin celle avec Mercure, au christianisme; et la prochaine conjonction avec la Lune devra enfanter la religion de l'Antechrist—et alors les dieux morts ressusciteront!

Le roulement du tonnerre se rapprocha. Les éclairs plus vifs, illuminaient un énorme nuage qui rampait lentement. Les sons obsédants du luth vibraient toujours dans l'atmosphère étouffante.

—O madonna! s'écria Beltraffio, les mains jointes. Comment ne le voyez-vous pas? C'est le diable qui vous tente pour vous entraîner à votre perte? Qu'il soit maudit, le damné!

La jeune fille se retourna vivement, posa ses mains sur les épaules de Giovanni et murmura:

—Ne te tente-t-il jamais, toi? Si tu es si pur, Giovanni, pourquoi as-tu quitté ton maître fra Benedetto, pourquoi es-tu devenu l'élève de l'impie Léonard de Vinci? Pourquoi viens-tu chez moi? Ne sais-tu pas que je suis une sorcière et que les sorcières sont méchantes, plus méchantes même que Satan? Comment ne crains-tu pas de perdre ton âme?

—Que la force de Dieu soit avec moi! balbutia-t-il, frissonnant.

Silencieuse, elle se rapprocha de lui, et fixa sur lui ses yeux jaunes et transparents comme l'ambre. Un éclair violent illumina son visage pâle, comme celui de la statue que Giovanni, à la colline du Moulin, avait vue surgir de son tombeau séculaire.

—Elle! songea-t-il avec effroi. Encore elle, la Diablesse blanche!

Un coup de tonnerre, très proche, ébranla le ciel et la terre, et crépita en roulements pleins de menaçante joie, pareils au rire de géants souterrains.

Pas une feuille ne bougeait sur les arbres. Le luth ne vibrait plus. Et au même instant la cloche triste du couvent sonna l'Angelus.

Giovanni se signa. La jeune fille se levant dit:

—Il se fait tard. Il faut rentrer. Tu vois les torches? C'est Ludovic le More qui vient chez messer Galeotto. J'ai oublié que c'est aujourd'hui qu'il doit faire l'expérience de la transmutation du plomb en or.

Les pas des chevaux résonnaient. Les cavaliers qui longeaient le canal se dirigeaient vers la maison de l'alchimiste qui, dans l'attente du duc, terminait les derniers préparatifs.

Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux

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