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CHAPITRE PREMIER
Оглавление1615-1650
Famille de Nicolas Fouquet.—Il devient maître des requêtes (1635).—Il est intendant dans l'armée du nord de la France et ensuite dans la généralité de Grenoble.—Sa disgrâce en 1644.—Il est de nouveau nommé intendant en 1647.—Son rôle pendant la première Fronde en 1648 et 1649.—Il achète la charge de procureur général au parlement de Paris (1650), et en prend possession au mois de novembre de là même année.—Puissance du parlement de Paris à cette époque.—Caractère du premier président Mathieu Molé et d'autres magistrats du parlement.—Rôle difficile de Nicolas Fouquet.—Défauts du parlement considéré comme corps politique.—Contraste avec la conduite habile de Mazarin.—Nicolas Fouquet s'attache à ce dernier et lui reste fidèle pendant toute la Fronde.
Nicolas Fouquet naquit en 1615; il était le troisième fils de François Fouquet, conseiller du roi en ses conseils, et de Marie Maupeou. Les Fouquet, dont le nom[T.I pag.2] s'écrivait alors Foucquet[8], étaient originaires de Bretagne. C'était une famille de négociants nantais. Le commerce des îles lointaines, déjà en pleine vigueur au seizième siècle, avait dû développer chez les Fouquet un génie hardi, aventureux, fécond en ressources. Il semble que la ruse, la souplesse, l'esprit ambitieux et parfois téméraire que déployèrent le surintendant et son frère, l'abbé Fouquet, étaient une tradition de famille. Leur père, François Fouquet, après avoir été conseiller au parlement de Rennes, acheta une charge au parlement de Paris, et fut successivement conseiller, maître des requêtes et enfin conseiller d'État. Il remplit plusieurs fois d'importantes fonctions et fut pendant quelque temps ambassadeur en Suisse[9]. On a prétendu qu'il fut un des juges du maréchal de Marillac, et qu'il s'honora par l'indépendance et la fermeté dont il fit preuve dans ce procès[10]. Cette opinion n'est pas fondée; on a le nom des juges du maréchal de Marillac[11] et le procès-verbal des séances de la chambre de justice qui le condamna: François Fouquet n'y figure pas. Ce qui[T.I pag.3] est vrai, c'est que ce conseiller d'État fut procureur général d'une chambre de justice instituée, en 1631, pour poursuivre les financiers, et siégeant à l'Arsenal[12].
Du côté maternel, Nicolas Fouquet descendait d'une ancienne famille parlementaire, celle des Maupeou, qui a obtenu, au dix-huitième siècle, une triste célébrité, mais qui n'était encore connue, au dix-septième siècle, que par des traditions de vertus domestiques. Marie Maupeou, mère des Fouquet dont nous nous occupons, contraste par la simplicité et la pureté de sa vie avec l'éclat et la corruption de ses fils. Tandis qu'ils abusaient des plus hautes dignités pour y étaler leur faste et leurs vices, elle prodiguait des secours aux misères qu'avait multipliées la Fronde. Il ne faut pas oublier, en effet, que pendant cette époque si agitée par les factions, on vit se déployer, à côté d'effroyables souffrances, une ardente charité, féconde en établissements de bienfaisance. C'est alors que saint Vincent de Paul, que l'on appelait M. Vincent de la Mission, établit à Saint-Lazare des prêtres chargés de prêcher l'Évangile dans les campagnes et institua les sœurs de la Charité. Il fut secondé par madame Legras (Louise de Marillac), veuve d'un secrétaire des commandements de Marie de Médicis et première supérieure de ces sœurs de la Charité ou sœurs grises, qui ne tardèrent pas à se répandre dans toute la France pour soigner les malades et instruire les jeunes filles pauvres. Madame de Miramion, si connue par l'audacieuse tentative de Bussy-Rabutin,[T.I pag.4] fonda, vers le même temps, la maison de Sainte-Pélagie, qui offrait un asile aux femmes et aux filles perverties. Marie Maupeou a sa place parmi ces saintes femmes, qui se dévouaient au soulagement de la misère et de la souffrance. Elle ne donna à ses fils que des exemples de vertu, qui malheureusement furent peu suivis.
Douze enfants, six fils et six filles, naquirent du mariage de François Fouquet et de Marie Maupeou. Toutes les filles furent religieuses. Des six fils, trois furent d'église, deux de robe, et un troisième d'épée. L'aîné, François Fouquet, devint archevêque de Narbonne et survécut à la disgrâce du surintendant. Le second, Basile Fouquet, est connu sous le nom d'abbé Fouquet, parce qu'il était abbé commendataire de Barbeau[13]. Le troisième fut le surintendant, Nicolas Fouquet, qui débuta par des fonctions de magistrature. Le quatrième, Yves, appartenait aussi à la robe; il eut une charge de conseiller au parlement de Paris; mais il mourut jeune et sans postérité. Le cinquième, Louis, entra dans l'Église et fut, dans la suite, évêque d'Agde. Enfin, le sixième, Gilles, fut premier écuyer de la petite écurie du roi et s'allia à la noble famille des marquis d'Aumont. Ces détails seront utiles pour suivre les vicissitudes de la famille Fouquet, et comprendre la biographie du surintendant: voilà pourquoi nous les avons rappelés dès le commencement de ces mémoires.
Nicolas Fouquet, dont nous nous occupons spécialement, [T.I pag.5]entra dans la magistrature à vingt ans (1635), en qualité de maître des requêtes. C'était précisément l'époque où Richelieu venait de donner une organisation fixe et permanente au corps des intendants[14]: tantôt ils accompagnaient les armées, avec mission de pourvoir aux approvisionnements, de rendre la justice et de surveiller la gestion financière; tantôt ils administraient une circonscription territoriale appelée généralité. Nicolas Fouquet fut d'abord nommé intendant de l'armée qui défendait la frontière septentrionale de la France[15]. L'année suivante, il administrait la généralité de Grenoble; mais, à la suite d'une révolte qu'il n'avait su ni prévenir ni réprimer, il fut rappelé à Paris[16]. Mazarin ne le laissa pas longtemps inactif: il avait apprécié l'esprit vif et souple du jeune magistrat, sa finesse pour pénétrer les hommes, ses grâces insinuantes pour se les concilier. Il espérait tirer parti, même de l'ambition de Nicolas Fouquet. En 1647, il l'attacha de nouveau, en qualité d'intendant, à l'armée que commandaient Gassion et Rantzau. Il nous reste, de la correspondance que Nicolas Fouquet entretint alors avec Mazarin, un rapport adressé par l'intendant au ministre sur quelques désordres survenus dans l'armée[17]. Il s'y montre plus [T.I pag.6]]indulgent que sévère et disposé à tempérer la violence de Gassion. Ce fut encore Fouquet qui annonça au cardinal la mort de ce maréchal[18].
Lorsque la Fronde éclata, en 1648, Nicolas Fouquet resta dévoué à Mazarin. Le cardinal le chargea, pendant la première guerre civile, d'approvisionner l'armée royale. Mazarin écrivait sur ses carnets, en décembre 1648[19], au moment où il prenait toutes les mesures pour assiéger Paris: «Envoyer Fouquet en Brie, avec ordre d'y faire de grands magasins de blé pour la subsistance de l'armée.» On voit, en effet, Fouquet, établi à Lagny, lever des contributions de blé et d'avoine sur les paysans de la Brie et de l'Île-de-France[20]. Il fut aussi chargé par Mazarin de percevoir des taxes sur les riches habitants de Paris, sous prétexte de sauver du feu leurs châteaux et leurs maisons de campagne[21]. On a encore l'arrêt du conseil du roi qui confiait cette périlleuse mission à Nicolas Fouquet, ainsi que le rôle des taxes, rédigé à la suite de l'arrêt[22]. Le Parlement s'émut de ces contributions forcées qui frappaient surtout les magistrats; il défendit de les payer, et enjoignit à Nicolas Fouquet d'apporter au greffe de la cour la commission qui lui ordonnait de[T.I pag.7] les lever, sous peine d'interdiction de son office de maître des requêtes[23]. La correspondance de Fouquet prouve que ces menaces ne l'intimidèrent point, et qu'il aima mieux obéir au roi qu'au parlement.
Son dévouement fut récompensé lorsque Mazarin eut triomphé de la Fronde parlementaire. Fouquet fut alors appelé à des fonctions analogues à celles d'intendant de l'Île-de-France[24]. Après l'arrestation des princes, en janvier 1650, il accompagna le roi, qui se rendit en Normandie pour prévenir la révolte que la duchesse de Longueville s'efforçait d'y exciter[25]. Au retour des voyages de la cour, qui avait parcouru, après la Normandie, la Bourgogne, le Poitou et la Guienne, Nicolas Fouquet acheta, avec l'agrément du cardinal Mazarin, la charge de procureur général au parlement de Paris. Les dates sont fixées par le passage suivant du Journal de Dubuisson-Aubenay: «Ce soir, 10 octobre 1650, M. le duc d'Orléans retourne de Limours à Paris, et M. Fouquet, maître des requêtes, le va prier pour l'agréer en la charge de procureur général, dont M. Méliand lui a fait sa démission, acceptée en cour, moyennant sa charge de maître des requêtes, estimée plus de cinquante mille écus, par le fils dudit sieur Méliand, de longtemps conseiller en parlement, et cent mille écus[T.I pag.8] de plus en argent, desquels cent mille écus la reine a fait expédier un brevet de réserve, ou sûreté, audit sieur Fouquet, au cas qu'il vint à mourir dans ladite charge.»
Ce fut le 28 novembre 1650, à la rentrée du parlement, que Nicolas Fouquet porta, pour la première fois, la parole en qualité de procureur général[26]. Cette position lui donnait une haute influence dans un corps puissant et généralement hostile à Mazarin. Fouquet n'en usa que dans l'intérêt de son protecteur, auquel il se montra aussi fidèle dans la mauvaise fortune que dans les jours de prospérité. Il lui fallut une grande souplesse pour contenir et diriger une assemblée infatuée de ses priviléges, qui se croyait supérieure aux états généraux[27], et qui joignait à l'administration de la justice le contrôle des affaires politiques et des attributions très-étendues et très-importantes en matière de police et de finances. Plus de deux cents magistrats siégeaient dans les huit chambres du parlement. Il y avait cinq chambres des enquêtes, composées généralement des jeunes conseillers; deux chambres des requêtes; et, enfin, la grand'chambre, qui était formée des plus anciens conseillers ecclésiastiques et laïques, magistrats d'une expérience consommée et d'une grande autorité judiciaire. C'était là que siégeaient les présidents à mortier. Les[T.I pag.9] membres du parlement n'étaient pas seulement inamovibles, ils étaient propriétaires de leurs charges. Lors-qu'ils avaient payé au trésor un droit nommé paulette, ils pouvaient les transmettre à leurs fils. Ainsi s'étaient formées les familles parlementaires qui ont été l'honneur de l'ancienne magistrature. Les noms des Molé, des Potier, des Talon, des Lamoignon, des de Harlay, des de Mesmes, réveillent des idées de science, de vertu et de courage civil; mais l'union de ces magistrats pouvait devenir redoutable à la royauté. La vaste circonscription territoriale qu'embrassait le parlement de Paris ajoutait encore à sa puissance. Sa juridiction comprenait l'Île-de-France, la Picardie, l'Orléanais, la Touraine, l'Anjou, le Maine, le Poitou, l'Angoumois, la Champagne, le Bourbonnais, le Berry, le Lyonnais, le Forez, le Beaujolais et l'Auvergne[28].
En 1650, le parlement de Paris avait à sa tête le premier président Mathieu Molé, qui est resté le type du magistrat honnête et ferme. Ce n'était pas, comme l'a dit le cardinal de Retz, un homme tout d'une pièce; Mathieu Molé avait beaucoup d'habileté politique et savait parfaitement que les affaires de finance, de police, et, en général, de gouvernement, ne se dirigent pas, comme l'administration de la justice, d'après des maximes absolues. Il usait de tempéraments suivant les[T.I pag.10] circonstances, se ménageait entre la cour et le parlement, faisait entendre à la première des vérités hardies et un langage énergique sans rompre avec elle, et résistait aux entraînements factieux des jeunes conseillers, tout en maintenant l'autorité de sa compagnie. Toutefois, si Mathieu Molé n'avait eu que ce manége politique, il eût pu passer pour un homme habile, mais il n'eût jamais mérité la réputation de grand magistrat que lui a confirmée la postérité. C'est à son courage pendant la Fronde qu'il a dû sa gloire. Un de ses adversaires, le cardinal de Retz, l'a caractérisé en ces termes: «Si ce n'était pas une espèce de blasphème de dire qu'il y a quelqu'un dans notre siècle de plus intrépide que le grand Gustave et M. le Prince[29], je dirais que ç'a été M. Molé, premier président.»
Autour du premier président se groupaient d'autres magistrats éminents par l'esprit et par le caractère: le président Henri de Mesmes était un des principaux. Il appartenait à une famille éminente, et son frère, Claude de Mesmes, comte d'Avaux, avait été un des négociateurs de la paix de Westphalie. Le cardinal de Retz, qui ne pardonnait pas au président de Mesmes de s'être opposé à ce qu'il siégeât et eût voix délibérative dans le parlement, l'accuse de lâcheté devant le peuple, et de servilité à l'égard de la cour; il le montre tremblant comme la feuille en présence de l'émeute qui gronde aux portes du parlement. Mais dans des récits plus impartiaux et[T.I pag.11] plus véridiques, le président de Mesmes nous apparaît sous un tout autre aspect. A la journée des barricades, lorsque le peuple entoure, avec des cris de fureur, le parlement, qui ne ramène pas Broussel, et veut le forcer à rentrer dans le Palais-Royal, Henri de Mesmes ne s'enfuit pas comme d'autres membres du parlement; il reste auprès de Mathieu Molé[30], il le conseille, le dirige même au moment du danger. Inaccessible aux séductions du pouvoir[31], dont il blâme sévèrement les excès[32], honnête et ferme, il marche, comme le premier président, dans un sentier étroit et difficile, entre les Mazarins et les Frondeurs. Il s'élève avec une indignation éloquente contre le coadjuteur Paul de Gondi et les généraux de la Fronde, qui repoussent le héraut d'armes envoyé par le roi, et reçoivent un prétendu ambassadeur de l'archiduc Léopold[33]. Il ne tremble pas comme la feuille en présence de la populace qui pousse des cris de mort; au contraire, lorsque le coadjuteur et le duc de Beaufort refusent d'aller apaiser ce peuple qu'ils ont soulevé et dont peut-être ils ne sont plus maîtres, le président de Mesmes veut affronter le danger et présenter sa poitrine aux coups des séditieux[34]. Prudence, habileté, courage civil, amour du devoir et du bien public, telles sont les qualités par lesquelles brille ce magistrat.
Le parquet, ou, comme on disait alors, les gens du roi, se distinguaient aussi par le talent et les vertus. Le[T.I pag.12] parquet comprenait, outre le procureur général et son substitut, deux avocats généraux. Il suffira de citer les noms d'Omer Talon et de Jérôme Bignon, qui remplissaient alors les fonctions d'avocats généraux, pour rappeler l'éloquence parlementaire dans tout son éclat, aussi bien que l'intégrité et la science de l'ancienne magistrature. Ces avocats généraux savaient, comme Mathieu Molé, défendre les privilèges du parlement, et cependant ménager l'autorité royale, tout en lui faisant entendre d'utiles conseils. Nicolas Fouquet, que ses fonctions de procureur général plaçaient au-dessus des avocats généraux, était loin d'avoir dans le parlement la même autorité que les Talon et les Bignon. Plus homme d'affaires que de robe, d'un génie souple et fécond en expédients, sans principes bien arrêtés, il convenait mieux à Mazarin que d'anciens et austères magistrats. Mais il lui fallut du temps, de la souplesse et des manœuvres habiles pour se faire des partisans dans ce grand corps, dont tous les membres n'étaient pas des Molé et des Talon. Il y avait bien des misères et des bassesses cachées sous la robe parlementaire: nous en aurons plus d'une fois la preuve. Ceux mêmes qui étaient sincères dans leur opposition à la cour manquaient souvent de lumières et d'intelligence politique.
Le type des magistrats populaires, qu'on appelait alors les pères de la patrie, était Pierre Broussel, homme honnête et simple, qui, dans la bonté de son cœur, trouvait des mouvements d'éloquence sympathiques au peuple; mais il n'avait aucune expérience des affaires politiques, et était persuadé que l'intérêt de la France[T.I pag.13] exigeait des déclamations violentes et continuelles contre la cour et les traitants. Dans les premiers temps de la Fronde, Broussel fut le héros du peuple. Ce fut au cri de vive Broussel! que s'élevèrent les barricades, et son retour dans Paris fut un triomphe; mais le vide de ce tribun ne tarda pas à paraître. Retz, qui le faisait agir, s'en moquait. Peu à peu les factions s'en firent un jouet. Les partisans de la paix lui soufflaient leurs conseils pacifiques par son neveu Boucherat[35]. Le bonhomme, comme l'appellent les mémoires du temps, en vint à ne plus comprendre ses avis[36], et à voter contre la Fronde en croyant la soutenir. Bien d'autres orateurs parlementaires donnaient le triste spectacle de déclamations où la violence le disputait au ridicule.
Lorsque l'on veut se faire une idée de l'infatuation et de l'aveuglement du parlement à cette époque, il faut lire les pamphlets qui furent inspirés par les passions de ce corps. Je me bornerai à citer quelques extraits de l'Histoire du temps[37], un des principaux ouvrages composés en l'honneur du parlement. L'auteur débute ainsi: «La France, opprimée par la violence du ministère, rendait les derniers soupirs lorsque les compagnies souveraines[38], animées par le seul intérêt public, firent un dernier effort pour reprendre l'autorité légitime que la[T.I pag.14] même violence leur avait fait perdre depuis quelques années.» Après une énumération des griefs de la nation contre le cardinal Mazarin, l'auteur rappelle les premiers troubles de la Fronde et le commencement de l'opposition du parlement. Cette assemblée est, à ses yeux, un véritable sénat romain, qui repousse avec indignation les faveurs de la royauté, lorsqu'elle tente de séparer le parlement des autres cours souveraines, en l'exemptant de l'impôt que devaient payer les magistrats pour avoir la propriété de leurs charges. «Messieurs de la Grand'Chambre dirent qu'ils ne croyaient pas qu'il y eût personne dans la compagnie qui eût été si lâche de s'assembler tant de fois pour son intérêt particulier, et que c'était le mal général du royaume qui les affligeait sensiblement et qui les avait portés à faire aujourd'hui un dernier effort, et partant, si leur dessein demeurait imparfait, ils n'avaient qu'à abandonner leurs personnes en proie à leurs ennemis, aussi bien que leurs fortunes particulières; que l'intérêt de leurs charges n'était point à présent considérable, et que si, dans cette occasion, ils en désiraient maintenir l'autorité, ce n'était pas pour leur utilité particulière, mais plutôt pour l'avantage public[39].»
Après la Grand'Chambre, l'auteur nous montre les Enquêtes «opinant avec autant de confiance et de liberté que faisaient autrefois les sénateurs dans l'ancienne Rome. Les désordres de l'État, les voleries, la corruption et l'anéantissement des lois les plus saintes[T.I pag.15] et les plus inviolables, tout cela fut magnifiquement expliqué[40].» Broussel est le héros de cet écrivain, comme il était l'idole du peuple. Lorsqu'il arrive à l'arrestation de ce conseiller dans la journée du 26 août 1648, l'historien s'exalte et apostrophe emphatiquement le lecteur: «C'est ici, cher lecteur, que tu dois suspendre et arrêter ton esprit; c'est sur ce héros que tu dois jeter les yeux. Il est beaucoup plus illustre que ceux de l'antiquité, quand même tu prendrais pour vérités les fables qu'on a inventées pour les rendre plus célèbres.» On ne s'étonne plus, après cette apothéose de Broussel, de voir le Parlement transformé en Hercule, qui a terrassé «les monstres qui se repaissent du sang des peuples et de leur substance.»
Entre les parlements, trop souvent, égarés par la passion, et l'habile politique de Mazarin, les esprits fins et pénétrants comme Fouquet ne pouvaient pas hésiter. Mazarin, depuis son entrée au ministère, avait suivi les traces de Richelieu et continué ses succès. En quelques années, il avait obtenu de brillants résultats: la maison d'Autriche avait été vaincue à Rocroi, Fribourg, Nordlingen et Lens. Turenne menaçait l'Empereur jusque dans ses États héréditaires. Le Roussillon, l'Artois et l'Alsace conquis, le Portugal délivré, la Catalogne envahie, la Suède triomphante, la Hongrie détachée de l'Autriche, l'Italie secouant le joug de l'Espagne, enfin l'Empire triomphant de l'Empereur, tels étaient les fruits de cette glorieuse politique. Mazarin aurait voulu assurer à la France ses limites naturelles. On en trouve[T.I pag.16] la preuve dans les instructions qu'il donna aux négociateurs français et aux intendants des armées. «L'acquisition des Pays-Bas, écrivait-il aux plénipotentiaires français de Munster[41], formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable, et ce serait alors véritablement que l'on pourrait l'appeler le cœur de la France, et qu'il serait placé dans l'endroit le plus sûr du royaume. L'on en aurait étendu la frontière jusqu'à la Hollande, et, du côté de l'Allemagne, qui est celui d'où l'on peut aussi beaucoup craindre, jusqu'au Rhin, par la rétention de la Lorraine et de l'Alsace, et par la possession du Luxembourg et de la comté de Bourgogne (Franche-Comté).» En même temps Mazarin voulait assurer à la France la barrière des Alpes par l'acquisition de la Savoie et du comté de Nice[42].
La réalisation de ces vastes desseins ne pouvait s'accomplir sans des sacrifices pécuniaires qui excitaient les murmures de la nation. Mazarin, qui connaissait peu les détails de l'administration intérieure, avait confié le maniement des finances à un Italien, Particelli Emery, ministre fécond en inventions fiscales, entouré de partisans avides, qui pressuraient le peuple et étalaient un faste insolent. Quiconque a parcouru les mémoires de la Fronde connaît les Montauron, les Bordier, les La Raillière, les Bretonvilliers et tant d'autres traitants[43], qui étaient les grands spéculateurs de cette[T.I pag.17] époque. Ils prenaient à ferme les impôts et en détournaient une partie considérable à leur profit. On conçoit que des magistrats honnêtes se soient indignés de ces vols et aient tenté de les réprimer; mais, dans leur zèle aveugle, ils allaient jusqu'à priver l'État des ressources sans lesquelles il ne pouvait continuer la lutte glorieuse qu'il soutenait contre la maison d'Autriche, et assurer le succès des négociations de Munster. C'est surtout à la Fronde qu'il faut attribuer le résultat incomplet du congrès de Westphalie et la continuation de la guerre contre l'Espagne.
Rien ne nous porte à croire que Nicolas Fouquet ait hésité entre Mazarin et le parlement, et qu'il se soit déterminé à s'attacher au cardinal par des considérations générales d'intérêt public. Il est plus probable que cet homme d'un esprit vif et facile, mais avide de pouvoir et de richesses, peu délicat d'ailleurs sur les moyens, n'éprouva aucun scrupule en se donnant à un ministre qui tenait surtout à trouver des agents dociles et féconds en ressources. Sans nous faire illusion sur les causes qui déterminèrent le procureur général à s'attacher à Mazarin, nous ne pouvons qu'applaudir à la fidélité avec laquelle il le servit dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.[T.I pag.18]