Читать книгу Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet - Divers Auteurs - Страница 19
ОглавлениеMarche de l'armée des princes sous les murs de Paris (2 juillet).—Avis donné par Nicolas Fouquet.—L'armée des princes est attaquée par Turenne.—Escarmouches au lieu dit la Nouvelle France et aux Récollets.—Combat de la porte Saint-Antoine.—Danger du prince de Condé et de son armée.—Il est sauvé par mademoiselle de Montpensier.—La paille adoptée comme signe de ralliement des Frondeurs.—Assemblée générale de l'Hôtel de Ville (4 juillet).—Tentative d'incendie.—Résistance des archers de la ville.—Meurtre de plusieurs conseillers.—L'Hôtel de Ville est envahi et pillé.—Le duc de Beaufort éloigne la populace et délivre les conseillers.—Mademoiselle de Montpensier sauve le prévôt des marchands.—Tyrannie des princes dans Paris.—Élection d'un nouveau prévôt des marchands (6 juillet).—Condamnation et supplice de quelques-uns des séditieux.—Négociations du parlement avec la cour.—Le roi annonce l'intention d'éloigner le cardinal Mazarin (11 juillet).—Opposition de Condé aux propositions de la cour (13 juillet).—Il continue de négocier secrètement avec Mazarin.—Rôle de Nicolas Fouquet et de son frère pendant cette crise.
L'armée royale, établie à Saint-Denis, était plus forte que celle des princes. Turenne se prépara à les attaquer dans Saint-Cloud, et fit jeter un pont sur la Seine; mais Condé, reconnaissant qu'il ne pourrait résister aux troupes royales dans la position qu'il occupait, résolut de gagner à la hâte Charenton. Il décampa dans la nuit du 1er au 2 juillet, et se présenta à la porte Saint-Ho[T.I pag.113]noré et à la porte de la Conférence, dont nous avons indiqué plus haut la situation[182]. Il espérait faire traverser Paris à son armée et gagner en sûreté le poste de Charenton; mais les gardes des portes Saint-Honoré et de la Conférence, qui étaient dévoués au maréchal de l'Hôpital et au prévôt des marchands, refusèrent de les ouvrir, et il fallut que l'armée des princes longeât les murs et les fossés de la ville depuis la porte Saint-Honoré jusqu'à la porte Saint-Antoine. A cette époque, Paris était entouré d'une enceinte fortifiée et bastionnée, que couvrait un large fossé creusé sur l'emplacement où s'élèvent maintenant les boulevards. Huit portes s'ouvraient dans la partie de l'enceinte située sur la rive droite de la Seine. C'étaient les portes de la Conférence, Saint-Honoré, Richelieu, Montmartre, Saint-Denis, Saint-Martin, du Temple et Saint-Antoine. Les terrains qui s'étendaient au delà des fortifications étaient en partie occupés par des villages, comme ceux du Roule et de la Ville-l'Évêque, en partie cultivés. Il y avait beaucoup de monastères dans cet espace. En s'en tenant aux principaux, on peut citer, à Montmartre, une abbaye de femmes; à Saint-Lazare, un ancien monastère, où saint Vincent de Paul venait d'établir les prêtres de la mission; au faubourg Saint-Martin, les Récollets[183]; enfin, dans le faubourg Saint-Antoine, l'abbaye de Saint-Antoine des-Champs, le couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin, et celui des religieuses de Picpus.[T.I pag.114]
Il fallait que l'armée des princes parcourût ce vaste espace en présence de troupes supérieures en nombre, aux attaques desquelles elle prêtait flanc. Aussi le prince de Condé et le duc d'Orléans s'efforcèrent-ils à plusieurs reprises d'obtenir du conseil de ville que l'on livrât passage à leur armée à travers Paris; mais les magistrats municipaux avaient donné parole au roi de tenir les portes fermées, et ils persistèrent dans leur résolution. La plus grande partie de la nuit s'écoula dans ces négociations, pendant que l'armée des princes campait au cours de la Reine. Ce fut seulement à l'approche du jour qu'elle se mit en marche à travers la Ville-l'Évêque pour longer l'enceinte septentrionale de Paris et aller rejoindre Charenton. Le procureur général, Nicolas Fouquet, qui avait été informé des demandes des princes et du refus des magistrats municipaux, se hâta de prévenir le cardinal: «On donne avis important et pressé, écrivait-il, que l'armée des princes a passé sous la porte Saint-Honoré, au pied de la sentinelle, par le milieu du Cours, et a défilé par la Ville-l'Évéque et va tout autour des faubourgs gagner Charenton. Ils ont sept pièces de canon que l'on a comptées, et marchent dans le plus grand désordre du monde, les troupes et les équipages pêle-mêle, en sorte que cinq cents chevaux, envoyés en diligence, peuvent tout défaire aisément, si l'on veut. Cependant on amuse le roi avec peu de gens que l'on fait paraître. Il faut se hâter: ils ont deux défilés à passer: pourvu qu'on parte promptement, on y sera assez tôt[184].»[T.I pag.115]
Turenne n'était pas homme à négliger une pareille occasion. Il fit avancer immédiatement une partie de son armée dans les terrains alors inhabités, qui s'étendaient entre les hauteurs de Montmartre et la porte Saint-Martin[185]. Cet espace, désigné sous le nom de Nouvelle France, était compris entre les rues actuelles de Saint-Lazare, des Martyrs, du Faubourg-Poissonnière et la place Saint-Georges. Ce fut là que la cavalerie de Turenne assaillit l'arrière-garde de l'armée des princes. Celle-ci ne put soutenir le choc et se réfugia au couvent des Récollets. Il y eut là une nouvelle lutte, qui se termina encore à l'avantage de l'armée royale. Les vaincus tentèrent vainement de se réfugier dans la ville par la porte Saint-Martin. On leur en refusa l'entrée. Ils atteignirent enfin le faubourg Saint-Antoine, toujours harcelés par la cavalerie de Turenne. Ce fut seulement à neuf heures que l'armée des princes parvint à se retrancher dans le faubourg Saint-Antoine, à l'aide des fossés et des barricades qui avaient servi aux habitants pour repousser les pillards du duc de Lorraine.
Le prince de Condé, ayant distribué les postes à ses soldats et occupé les maisons qui dominaient les barricades, tint l'armée royale en échec de neuf heures du matin à quatre heures (2 juillet), mais ce ne fut pas sans essuyer des pertes cruelles. A la place Saint-Antoine aboutissaient trois rues principales, celles du Faubourg[T.I pag.116] Saint-Antoine, de Charonne et de Charenton. Chacune d'elles était coupée par des barricades que se disputèrent les deux armées. Sur les flancs de la place s'élevaient la porte Saint-Antoine et les hautes tours de la Bastille, garnies de canons qui pouvaient foudroyer tout le quartier. La porte Saint-Antoine était gardée par des bourgeois, qui étaient dévoués à la cour et avaient promis de ne pas recevoir l'armée des princes. Turenne, qui avait déjà si maltraité les troupes de Condé dans leur retraite précipitée de la porte Saint-Martin à la porte Saint-Antoine[186], espérait les écraser dans ce dernier combat, et il est probable qu'il y eût réussi, si les bourgeois eussent exécuté leurs promesses. Le roi s'était avancé sur les hauteurs de Charonne pour assister au triomphe de son armée, et pressait Turenne d'engager la bataille. Ce général aurait voulu attendre l'arrivée de son artillerie et d'un renfort de trois mille hommes, que devait lui amener le maréchal de la Ferté; mais l'impatience du jeune Louis XIV ne lui permit pas de différer l'attaque[187]. Turenne enleva successivement les trois barricades de la rue de Charonne, de la rue du Faubourg-Saint-Antoine et de la rue de Charenton; mais le prince de Condé, qui se multipliait dans le danger et se portait sur tous les points menacés, fit payer cher cet avantage à l'armée royale: Saint-Mégrin, Nantouillet, le jeune Mancini, neveu de Mazarin, et un[T.I pag.117] grand nombre d'autres officiers furent tués ou blessés dangereusement. Du côté des princes, les ducs de Nemours et de la Rochefoucauld furent obligés de quitter le champ de bataille. Le prince de Condé lui-même, rejeté au pied de la porte Saint-Antoine, était dans un état pitoyable. «Il avait, dit Mademoiselle[188] qui le vit en ce moment, deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés; son collet et sa chemise étaient pleins de sang, quoiqu'il n'eût pas été blessé; sa cuirasse était toute pleine de coups, et il portait son épée à la main, ayant perdu le fourreau.»
La situation des princes devenait de plus en plus critique: Turenne avait enfin été rejoint par son artillerie et par les troupes du maréchal de la Ferté. Il se préparait à envoyer deux détachements pour attaquer Condé en flanc, en même temps qu'il marcherait droit sur lui et l'écraserait au pied des murailles de Paris. A ce moment, la porte Saint-Antoine s'ouvrit et le canon de la Bastille tira sur l'armée royale. Le prince de Condé et ses troupes trouvèrent un asile dans Paris, et Turenne fut obligé de battre en retraite devant une artillerie qui foudroyait son armée. Ce changement fut l'œuvre de mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans. Vivement émue du danger des princes, elle avait arraché à Gaston une lettre qui enjoignait au gouverneur de Paris et au prévôt des marchands de lui obéir. Elle se rendit aussitôt à l'Hôtel de Ville, et, à force d'instances et de menaces, elle contraignit le maréchal de l'Hôpital[T.I pag.118] et le conseil de ville à lui donner un plein pouvoir pour faire ouvrir les portes de Paris à l'armée des princes. Mademoiselle de Montpensier alla immédiatement à la porte Saint-Antoine, et força la garde bourgeoise à laisser passer les bagages et les blessés de Condé. De là elle courut à la Bastille, dont le gouverneur la Louvière, fils du frondeur Pierre Broussel, avait aussi reçu un ordre du duc d'Orléans qui lui enjoignait d'obéir à sa fille. La princesse, montant sur les tours de la Bastille, fit pointer les canons contre l'armée royale. Ce fut alors qu'elle remarqua le mouvement que faisaient les troupes de Turenne pour envelopper Condé, deux détachements se dirigeant, l'un par Popincourt et l'autre du côté de Reuilly, tandis que le maréchal, avec le gros de son armée, marchait vers la porte Saint-Antoine. Mademoiselle de Montpensier se hâta d'avertir le prince[189], et Condé ordonna à ses troupes de rentrer dans Paris, pendant que le canon de la Bastille protégeait sa retraite. L'armée des princes traversa Paris, et alla par le pont Neuf prendre ses quartiers au delà des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Victor. Les bourgeois témoins de cette retraite virent avec étonnement le drapeau rouge d'Espagne flotter dans l'armée des princes, mêlé aux écharpes bleues des frondeurs[190].
Le combat de la porte Saint-Antoine, qui aurait pu être décisif, ne servit qu'à irriter les deux partis. L'armée royale, qui avait laissé jusqu'alors les vivres entrer[T.I pag.119] dans Paris, commença à intercepter les communications avec la campagne et à affamer les habitants de la capitale. De leur côté, les princes étaient décidés à entraîner la bourgeoisie ou à la livrer à la fureur de la populace. Dès le 4 juillet, les Parisiens furent forcés de porter à leurs chapeaux un signe distinctif, s'ils ne voulaient pas être poursuivis comme Mazarins. C'était un bouquet de paille[191]. On convoqua pour le même jour une assemblée générale des bourgeois à l'Hôtel de Ville. Elle se composait du gouverneur de Paris, du prévôt des marchands, des conseillers de la ville, et d'un grand nombre de notables élus dans chaque quartier[192]. On devait y proposer l'union de la ville avec les princes et tenter d'entraîner Paris dans la guerre contre l'autorité royale. Rien ne fut négligé pour effrayer la bonne bourgeoisie, qui répugnait à prendre un parti aussi violent. Dès le matin, la place de Grève était remplie d'une populace excitée par les factieux, qui lui distribuaient de l'argent. Plus de huit cents soldats travestis s'étaient mêlés à la multitude et contribuaient à entretenir et à augmenter son exaltation[193].
Lorsque tous les députés furent réunis, et que le duc[T.I pag.120] d'Orléans et le prince de Condé furent arrivés, on donna lecture d'une lettre du roi qui se plaignait que les bourgeois eussent ouvert les portes de Paris à l'armée des princes. A cette occasion, le procureur du roi en l'Hôtel de Ville prit la parole, et dit qu'il fallait envoyer une députation au roi pour le supplier de revenir en sa bonne ville de Paris. Les partisans des princes tentèrent d'étouffer par leurs clameurs les paroles du procureur de la ville; mais une notable partie de l'assemblée parut disposée à se ranger à son avis. Alors le duc d'Orléans et le prince de Condé sortirent de la salle du conseil, et arrivés sur la place de Grève: «Ces gens-là, dirent-ils[194], ne veulent rien faire pour nous; ce sont tous Mazarins.» La populace n'attendait que ce signal pour se porter aux derniers excès.
Il était six heures du soir lorsque les factieux commencèrent à tirer dans les fenêtres de l'Hôtel de Ville; et, comme les coups, dirigés de bas en haut, ne blessaient personne et se perdaient dans les plafonds, les soldats déguisés qui s'étaient joints au peuple occupèrent les maisons de la place de Grève, où l'on avait d'avance percé des meurtrières, et de là ils tirèrent dans la salle des délibérations[195]. D'autres séditieux entassèrent aux portes de l'Hôtel de Ville des matières enflammables, et y mirent le feu. En peu de temps la fumée et la flamme enveloppèrent les bâtiments. Dans cette extrémité, quelques députés jetèrent par les fenêtres des bulletins qui annonçaient que l'union avec les princes était conclue.[T.I pag.121] D'autres, connus pour frondeurs, sortirent de l'Hôtel de Ville et tentèrent de haranguer le peuple; mais ils s'adressaient à une foule ivre de vin[196] et de fureur, qui ne distinguait plus amis ni ennemis. Miron, maître de la chambre des comptes, fut une des premières victimes. A peine eut-il franchi les degrés de l'Hôtel de Ville qu'il fut assailli à coups de baïonnette et de poignard. Il tenta vainement de se faire connaître pour un des chefs du parti des princes; il fut tué sur place[197]. Le conseiller Ferrand de Janvry eut le même sort. Le président Charton, un de ceux qui s'étaient le plus signalés dans la première Fronde, fut accablé de coups. On peut juger, par le sort des frondeurs, du traitement qu'essuyèrent les conseillers de ville qui étaient connus pour adversaires des princes. Le maître des requêtes Legras et plusieurs autres furent assassinés au moment où ils cherchaient à s'échapper sous un déguisement.
Cependant les gardes du maréchal de l'Hôpital et les archers de la ville, ayant élevé des barricades intérieures, réussirent pendant longtemps à empêcher les séditieux de pénétrer dans l'Hôtel de Ville. Ils en tuèrent même un certain nombre, mais le manque de munitions ne leur permit pas de prolonger cette résistance. Le maréchal de l'Hôpital, qui était une des victimes désignées à la vengeance du peuple, réussit à s'enfuir[T.I pag.122] déguisé. Le prévôt des marchands et les conseillers se cachèrent dans des réduits obscurs, et à la faveur de la nuit trouvèrent moyen de se dérober à la fureur de la populace. Les voleurs, qui s'étaient mêlés à la foule, étaient plus occupés à piller qu'à tuer. Il y en eut même qui consentirent, moyennant finance, à sauver quelques-uns des conseillers. Conrart en cite plusieurs exemples. Le Journal inédit de Dubuisson-Aubenay raconte que le président de Guénégaud promit dix pistoles à des séditieux qui prirent son chapeau, son manteau et son pourpoint de taffetas rayé, et, après l'avoir couvert de haillons, le firent sortir de l'Hôtel de Ville; mais, au carrefour formé par les rues de la Coutellerie, Jean-Pain-Mollet, Jean-de-l'Épine, ils furent arrêtés par une barricade et un corps de garde. Le président fut tiraillé entre deux bandes, qui se le disputaient et menaçaient de le mettre en pièces. Les gardiens de la barricade l'emportèrent enfin, et le conduisirent à la Monnaie[198]. Là, il obtint qu'on le déposât chez un bourgeois; mais il fallut payer à ses sauveurs cent livres. Le conseiller Doujat, et bien d'autres, achetèrent de même leur salut.
Le pillage de l'Hôtel de Ville se prolongea jusqu'à onze heures. Vainement on pressait le duc d'Orléans et le prince de Condé d'aller au secours des conseillers qu'on égorgeait, et dont plusieurs étaient de leur parti. Ni les meurtres ni l'incendie de l'Hôtel de Ville ne parurent les toucher. Ils répondaient avec indifférence[T.I pag.123] qu'ils n'y pouvaient rien. Enfin ils se décidèrent, sur les onze heures du soir, à envoyer le duc de Beaufort, qui était le plus populaire des princes. Il ordonna de tirer des pièces de vin de l'Hôtel de Ville, de les rouler à l'extrémité de la place de Grève, et de les livrer à la foule pour la récompenser de ses exploits. Pendant qu'elle achevait de s'enivrer, il fit sortir de l'Hôtel de Ville la plupart de ceux qui y étaient enfermés[199]. Beaufort fut rejoint par mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston d'Orléans. Cette princesse n'arriva qu'après minuit, et lorsque tout était calmé[200]. Elle se borna à délivrer le prévôt des marchands, qui promit de donner sa démission.
Ce massacre de l'Hôtel de Ville fut, suivant l'expression de Mademoiselle[201], «le coup de massue du parti des princes; il ôta la confiance aux mieux intentionnés, intimida les plus hardis, ralentit le zèle de ceux qui en avaient le plus.» Vainement les princes cherchèrent à rejeter ces violences sur la fureur aveugle du peuple. Leur complicité n'était que trop évidente. La présence de leurs soldats au milieu de l'émeute démentait toutes leurs dénégations. On avait vu peu avant l'attaque de l'Hôtel de Ville un bateau rempli de leurs hommes aborder à la place de Grève[202]. Un conseiller de ville, nommé de Bourges, osa dire en face au duc d'Orléans qu'il avait reconnu parmi les séditieux des soldats du[T.I pag.124] régiment de Languedoc, qui appartenait à ce prince, et entre autres le major[203]. Un autre conseiller, nommé Poncet, avait donné cent louis au trompette du régiment de Valois, qui, moyennant cette rançon, consentit à le sauver[204].
Le résultat seul eût suffi pour prouver que les princes étaient les auteurs du massacre de l'Hôtel de Ville: ils avaient voulu régner par la terreur, et contraindre le parlement et l'Hôtel de Ville à se déclarer hautement pour eux. Ils y réussirent; mais ces corps n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Tous les présidents à mortier étaient sortis de Paris, ainsi que le procureur général, Nicolas Fouquet. Les deux avocats généraux, Talon et Bignon, n'allaient plus au Palais[205]. On était réduit à faire présider le parlement par le vieux conseiller Broussel. L'Hôtel de Ville n'était pas moins complètement désorganisé: dès le 6 juillet, on avait élu un nouveau prévôt des marchands, et le choix était encore tombé sur Broussel, qui était un instrument docile et aveugle des passions des princes. Quant aux véritables représentants de la bourgeoisie, ils s'abstenaient de paraître aux as[T.I pag.125]semblées. Enfin la division ne tarda pas à se mettre dans le parti victorieux. Le duc d'Orléans n'avait jamais montré la même violence que le prince de Condé, et il était jaloux de sa puissance. Il écoutait volontiers les conseils du cardinal de Retz, ennemi implacable de Condé et de Chavigny, et la cour espérait par son influence gagner le duc d'Orléans, ou du moins le séparer de ses alliés. Mazarin écrivait, le 8 juillet, à l'abbé Fouquet: «On persiste ici dans la résolution de ne point exécuter la proposition que l'on a faite[206], que l'on ne sache auparavant si M. le cardinal de Retz y voudra contribuer. C'est pourquoi il faut le faire expliquer là-dessus sans perte de temps. Car, si l'on sait qu'il n'y ait aucune assistance à espérer de ce côté-là, ce sera alors qu'on vous fera savoir précisément ce qu'il y aura à faire. J'attendrai de vos nouvelles aujourd'hui, et je vous prie que je les reçoive le plus tôt qu'il se pourra. Je suis en grande inquiétude de vous voir exposé au danger où vous êtes, et je vous conjure de me croire toujours le même à votre égard.» Un second billet de Mazarin, adressé le même jour à l'abbé Fouquet, insistait encore sur ce point: «Je souhaite que M. le cardinal de Retz puisse réussir dans l'affaire qu'on lui propose, qui ne lui serait pas moins glorieuse qu'utile à Sa Majesté dans les conjonctures présentes. Si vous convenez de l'exécution, je vous prie de m'en informer en toute diligence, afin que nous prenions là-dessus nos mesures de notre côté. Je m'assure que le cardinal de Retz se[T.I pag.126] fiera assez à vous pour vous en parler librement, et, en cas que cela ne fût pas, il faudrait que vous lui en fissiez parler par quelque personne à qui il ne fit point scrupule de s'ouvrir.»
Ce projet, que nous ne connaissons que par des indications vagues et énigmatiques, ne se réalisa pas. Quant aux princes, ils parurent dans les premiers temps disposés à agir de concert et à sacrifier leurs divisions et leurs passions personnelles aux intérêts généraux de leur parti. Comme l'opinion publique s'élevait avec force contre le massacre de l'Hôtel de Ville, ils voulurent lui donner satisfaction en abandonnant à la justice quelques-uns des séditieux. On en arrêta deux qui s'étaient présentés chez un marchand quincaillier de la rue de la Ferronnerie, nommé Gervaise, pour réclamer l'argent qu'il leur avait promis au moment du danger. Ils furent condamnés à être pendus et exécutés immédiatement[207].
Malgré cet acte de vigueur, la confiance ne se rétablit pas dans Paris. Chaque jour, on apprenait que des gens de condition, que les membres les plus notables de la bourgeoisie et du parlement avaient quitté la ville et s'étaient retirés près du roi. En même temps la cour annonçait l'intention d'éloigner le cardinal Mazarin et d'enlever ainsi aux factieux tout prétexte pour persister dans leur rébellion[208]. Dès que cette résolution fut arrêtée, le garde des sceaux, Mathieu Molé, manda les dé[T.I pag.127]putés du parlement qui s'étaient rendus à Saint-Denis pour négocier, leur en donna avis, et leur recommanda de l'annoncer au parlement et aux princes. Ces derniers furent invités en même temps à envoyer immédiatement des députés à Saint-Denis pour que la paix pût être signée et le calme rétabli dans le royaume[209].
Cette nouvelle répandit la joie dans Paris; mais le prince de Condé n'y vit qu'un piège tendu à son parti. Il se persuada que Mazarin, d'accord avec la duchesse de Chevreuse et le cardinal de Retz, voulait faire entrer au ministère le marquis de Châteauneuf et le maréchal de Villeroy, ses ennemis[210]. Aussi s'éleva-t-il avec force contre les propositions de la cour, lorsque le parlement fut appelé a en délibérer le 13 juillet. Il demanda qu'avant tout le cardinal sortit de France, et le parlement fut obligé de se plier à la volonté impérieuse des princes. «Si les gens de bien, dit Omer-Talon[211], eussent été en liberté de dire leur sentiment comme deux mois auparavant, le parlement et la ville eussent embrassé la proposition de la cour et eussent obligé M. le Prince de s'y accommoder; mais les actions de violence ayant porté la frayeur et l'étonnement dans tous les esprits, M. le Prince était devenu maître dans Paris avec une autorité despotique, conforme à son humeur.»
En s'opposant au traité du parlement avec la cour, Condé laissait Chavigny poursuivre en son nom des négociations où l'intérêt personnel du prince l'emportait[T.I pag.128] de beaucoup sur l'intérêt public. Il s'engageait à rétablir Mazarin au bout de trois mois, pourvu que ses partisans obtinssent les récompenses qu'il avait stipulées antérieurement[212]. Mais cette dernière condition excitait l'indignation de tous ceux qui s'étaient dévoués pour la cause royale; ils ne pouvaient souffrir que les rebelles fussent récompensés, de préférence aux fidèles serviteurs du roi[213]. Enfin Mazarin aurait voulu employer son exil de trois mois à conclure la paix avec l'Espagne, tandis que Condé prétendait se réserver cette importante négociation[214]. Nous avons déjà exposé les motifs qui déterminaient Mazarin à ne pas laisser à son adversaire l'honneur du traité de paix[215]. Ainsi tout restait en suspens.
Dans ces circonstances, le procureur général, Nicolas Fouquet, qui s'était retiré près du roi presque aussitôt après le massacre de l'Hôtel de Ville, fut un des conseillers les plus actifs et les plus intelligents du cardinal. Il insista fortement pour qu'une ordonnance royale transférât le parlement dans une autre ville. Ce serait, disait-il, enlever aux frondeurs l'appui du premier corps de l'État et frapper de nullité les actes des conseillers restés à Paris. Ils ne seraient plus, s'ils persistaient dans leur opposition, qu'une troupe de factieux sans autorité légale. Nicolas Fouquet n'insistait pas moins vivement pour que la cour refusât de reconnaître la [T.I pag.129]nouvelle municipalité établie à l'Hôtel de Ville. Il n'y aurait plus alors que deux camps: d'un côté, le roi avec la majesté de l'autorité souveraine, que les frondeurs n'osaient pas rejeter ouvertement; et, de l'autre, des princes rebelles soutenus par une troupe de factieux. Le Mémoire dans lequel le procureur général développe ces idées est parvenu jusqu'à nous et prouve que Nicolas Fouquet contribua à donner à la politique du cardinal une direction plus ferme et plus intelligente.
Quant à l'abbé Fouquet, forcé de se tenir caché dans Paris, où régnait tyranniquement la faction des princes, il ne cessait d'entretenir des relations avec le cardinal, comme les lettres de Mazarin l'attestent[216]. Souvent même il bravait tous les périls pour se rendre près du cardinal et lui porter les avis et les propositions de ses partisans. Ainsi les deux frères persistaient dans le rôle qu'ils avaient habilement rempli depuis le commencement de la Fronde; ils restèrent les soutiens zélés et énergiques d'une cause qui semblait alors gravement compromise.[T.I pag.130]