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CHAPITRE X

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Table des matières

—OCTOBRE 1652—

L'abbé Fouquet s'obstine à continuer les négociations avec les princes.—Sa passion pour la duchesse de Châtillon.—Mazarin l'avertit vainement que le prince de Condé ne veut pas traiter sérieusement avec la cour (5 octobre).—Il lui conseille de s'attacher à séparer le duc d'Orléans de Condé.—L'intérêt véritable du roi conseille de repousser les demandes de ce dernier.—Mazarin revient avec plus d'insistance sur les mêmes idées (9 octobre); il sait positivement que Condé est entré dans de nouveaux engagements avec les Espagnols et leur a promis de ne pas traiter avec la France.—Madame de Châtillon est également dévouée aux Espagnols.—Plaintes de Mazarin sur la prolongation de son exil; il espère que le procureur général, Nicolas Fouquet, déterminera le parlement de Pontoise à proclamer son innocence.—Il engage l'abbé Fouquet à profiter de la rupture entre le prince de Condé et Chavigny pour assurer le succès des négociations avec le duc d'Orléans.—Violence de Condé envers Chavigny; maladie et mort de ce dernier (11 octobre).—Erreurs de Saint-Simon dans le récit de ces faits.—Attaques dirigées à la cour contre l'abbé Fouquet; on lui enlève la direction des négociations avec les princes.—Le procureur-général, Nicolas Fouquet, se plaint vivement à Mazarin de la conduite des ministres qui entourent la reine et de la rupture des négociations.—Il pense que l'on devrait profiter de la bonne disposition des Parisiens pour ramener le roi dans son Louvre.—Le parlement siégeant à Pontoise est tout entier de cet avis, et c'est en son nom qu'écrit le procureur général.

Lorsque l'abbé Fouquet, qui s'était rendu à Compiègne avec les dernières conditions des princes, fut de retour à Paris, il trouva le duc d'Orléans plus froid. Les[T.I pag.173] princes exigeaient de nouvelles garanties, et il était facile de reconnaître que le traité était ajourné. Cependant l'abbé, qui portait dans la conduite des affaires plus d'ardeur que de prudence, ne se découragea pas. Il était d'ailleurs entraîné dans cette circonstance par un autre sentiment. La duchesse de Châtillon, qui était toujours chargée de soutenir les intérêts de Condé, avait un charme irrésistible pour l'abbé Fouquet, et cette passion ne lui laissait plus toute sa liberté d'esprit pour discerner la vérité. Mazarin lui répétait vainement que le prince de Coudé ne voulait pas traiter sérieusement, et qu'il en donnait aux Espagnols des assurances positives. «Il est aisé à voir, lui écrivait-il encore le 5 octobre, que M. le Prince se moque de nous et n'a nulle envie de conclure. Vous vous étiez très-bien conduit à l'égard de S.A.R. (Gaston d'Orléans), et vous aviez mis les choses au point que nous pouvions souhaiter, pour nous assurer de S.A.R., de ceux qui étaient de la conférence et des autres, en cas que M. le Prince ne se fut pus satisfait des conditions que vous lui portiez, comme son Altesse Royale et les autres vous témoignent de croire qu'il le devrait être. Mais je crains que le malheur de votre dépêche, qui a été interceptée, n'empêche que nous ne recevions pas du côté de S.A.R. tous les avantages que nous pouvions raisonnablement attendre. «Je veux croire néanmoins que l'on trouvera quelque expédient pour tout réparer, et que vous n'oublierez rien auprès de M. de Choisy[314] et de M. Goulas, qui témoignent[T.I pag.174] avoir bonne intention et qui sont intéressés à la chose, afin qu'ils pressent S.A.R. à ne marchander plus en cette occasion de se séparer de M. le Prince, qui fait voir clairement n'avoir autre but que la continuation de la guerre; et ce serait le plus grand service que vous puissiez rendre à l'État.

«Pour ce qui est de M. le Prince, quand il serait autant de l'avantage du service du roi, comme il y est tout à fait opposé, qu'on lui accordât tout ce qu'il demande, ce relâchement serait attribué à l'impatience que j'aurais de mon retour, puisque déjà l'on dit qu'il me le fera acheter par rétablissement de la fortune de tous ses amis; mais cela ne me mettrait guère en peine, car si M. le Prince avait une véritable envie de s'accommoder, et que l'intérêt du roi obligeât Sa Majesté à consentir à toutes les choses qu'il demande, je serais le premier à prendre la hardiesse de les conseiller à Sa Majesté. Il me serait aisé de faire voir que ce n'aurait pas été par le motif de mon retour à la cour, puisque je ne bougerais pas d'ici[315] ou de Sedan.

«J'écris au long à M. le Tellier sur toutes les choses que vous avez rapportées. C'est pourquoi je ne vous fais pas une longue lettre, vous priant seulement de m'aimer toujours et de croire que vous n'aurez jamais meilleur ami que moi, et d'assurer M. votre frère de la même chose.»

Le 9 octobre, Mazarin revenait avec une nouvelle insistance sur l'impossibilité de se fier au prince de[T.I pag.175] Condé: «Je suis surpris de voir que vous n'ayez pas encore reconnu que M. le Prince ne veut point d'accommodement, et que toutes les vétilles auxquelles il s'arrête sont des prétextes qu'il prend et non pas la véritable cause qui l'empêche de conclure, ce qui est si vrai que si on pouvait, sans exposer à un dernier mépris l'autorité du roi, lui accorder non-seulement les choses auxquelles il insiste, mais même d'autres pour ses intérêts ou ceux de ses amis, je mettrais ma vie qu'il ne s'accommoderait point, et je ne hasarderais point grande chose, sachant dans quel engagement il est encore de nouveau avec les Espagnols par des promesses positives que Saint-Agoulin[316] a fait de sa part au roi d'Espagne, et par celles qu'il a fait faire au comte de Fuensaldagne, lequel n'a jamais été plus assuré qu'il ne l'est à présent de M. le Prince. Quelque chose qu'on lui puisse offrir, il ne conclura rien qu'au préalable le roi d'Espagne n'ait reçu les satisfactions qu'il souhaite pour la paix générale. Et comme il y a diverses personnes à Paris du parti de M. le Prince qui savent ce que dessus, je croyais qu'il vous aurait été aisé de l'apprendre.

«Je vous dirai encore, dans la dernière confidence, que les Espagnols se tiennent aussi assurés de madame de Châtillon qu'ils le sont de M. le Prince, et que Viole et Croissy[317] savent cela encore mieux que moi. Je vous conjure de n'en parler à qui que ce soit: car vous[T.I pag.176] savez à quel point je me fie en vous, mais croyez qu'il n'y a rien de si vrai que ce que je vous dis.

«Vous vous souviendrez bien qu'à Sedan vous me témoignâtes que vous croyiez que M. le Prince s'accommoderait à de bien moindres conditions que celles que vous lui avez portées, et peut-être qu'en ce temps madame de Châtillon avait d'autres idées que celles qu'elle a présentement.

«Hier au soir, j'ai eu nouvelle que le gouverneur de Charlemont avait dit que M. le Prince avait dépêché au comte de Fuensaldagne, depuis que vous traitiez avec lui, pour l'avertir de ne s'alarmer pas, quelque chose qu'il entendît dire de son accommodement, à cause des conditions avantageuses qu'on lui offrait, et qu'il fût bien assuré qu'il tiendrait la parole qu'il lui avait donnée; mais qu'il était obligé de se conduire d'une certaine façon, afin d'entretenir les peuples de l'union avec S.A.R., leur faisant toujours croire qu'il avait passion de s'accommoder, et se servant de divers prétextes pour ne le faire pas.

«Pour ce qui est de la peur dans laquelle vous étiez, par la tendresse que vous avez pour moi, que la délibération que l'on devait faire dans le conseil du roi ne me fit tort, vous n'en devez point avoir d'inquiétude; car je vous assure que je n'en ai pas la moindre, quelque chose que l'on y puisse résoudre, tant je suis persuadé que rien n'est capable de faire accommoder présentement M. le Prince.

«Au reste, si l'on trouve que j'aie jamais promis des lettres de duc à madame de Châtillon et le rétablissement[T.I pag.177] des fortifications de Taillebourg[318], je veux passer pour un infâme, n'ayant jamais dit autre chose, à l'égard du prince de Tarente, si ce n'est que le roi ferait examiner favorablement ses raisons pour le rang qu'il prétend; et que pour les dommages qui avaient été faits en sa maison, M. le Prince pourrait donner telle somme que bon lui semblerait sur celle que le roi lui accorderait.»

Dans la suite de cette lettre, Mazarin se plaint vivement de la prolongation de son exil, qui, d'après les promesses qu'on lui avait faites, ne devait durer que peu de temps. Il aurait voulu que son innocence fût proclamée par le parlement de Pontoise. L'on sent percer dans cette partie de sa dépêche l'impatience et l'inquiétude. «Je suis assuré, écrivait-il, de divers parlements qui n'attendent que de recevoir la déclaration de mon innocence pour rectifier les affaires. Il me semble que je me suis conduit en sorte, depuis ma retraite de la cour, que je n'ai pas démérité des bonnes intentions que les principaux du parlement de Pontoise, qui savent le secret, avaient pour moi. Je devais être éloigné de la cour un mois, sans sortir du royaume. Cependant, il y en a tantôt deux que je suis parti, et trente-six jours que je suis en une petite chambre de ce château de Bouillon, sans que j'aie encore dit un seul mot, quoique vous sachiez que ce n'est qu'un trou, et que j'y suis exposé aux incuries du temps. Il ne m'est pas même possible de me parer du vent et de la pluie; mais comme[T.I pag.178] je me fie autant en M. votre frère qu'en moi-même, je m'assure qu'il n'oubliera rien pour surmonter tous les obstacles que l'on pourra faire à ma justification, étant ce me semble assez raisonnable qu'un homme qui a toujours été innocent cesse d'être criminel.

«Je suis en peine si vous avez reçu ma dépêche du 24 du passé, dont vous ne m'avez rien mandé. Je m'assure que si vous voyez quelque chose qui n'aille pas bien pour mes intérêts, vous m'en avertirez avec l'affection que vous m'avez toujours témoignée, et que vous et M. votre frère profiterez auprès de MM. de Chavigny et Goulas de la mauvaise intention de M. le Prince pour les obliger à porter S.A.R. à se réunir avec Leurs Majestés, à quoi vous servira beaucoup la brouillerie que vous me mandez être entre M. le Prince et M. de Chavigny.»

La colère de Condé contre Chavigny, à laquelle Mazarin fait allusion dans cette lettre, devint fatale à l'ambitieux négociateur. Le prince était malade, comme on l'a dit plus haut. Chavigny alla le visiter; mais il en fut très-mal reçu. Condé s'emporta avec sa violence ordinaire; ses paroles furent si amères et probablement si vraies dans leur rudesse, qu'elles émurent profondément Chavigny; il fut saisi de la fièvre, et en rentrant chez lui, il se mit au lit pour ne plus se relever. Le cardinal de Retz alla le voir, mais Chavigny ne le reconnut pas. Il en fut de même du prince de Condé. Ce dernier étant dans la chambre où expirait Chavigny: Ce fut chez moi, dit-il, que le mal lui prit.—Il est vrai, répliqua la duchesse d'Aiguillon, il est vrai, monsieur, ce[T.I pag.179] fut chez vous qu'il prit le mal; ce fut chez vous, en effet. Son ton et son geste, ajoute Conrart[319], faisaient assez entendre sa pensée.

Ainsi se termina, à l'âge de quarante-quatre ans, une vie empoisonnée par l'ambition. Chavigny, au milieu des richesses, affectait une indifférence philosophique pour les honneurs et même le rigorisme religieux; mais il ne sut jamais ni se résigner au repos ni saisir le pouvoir qu'il poursuivait avec une ardeur passionnée. Il espéra d'abord arriver à la direction des affaires par le testament de Louis XIII; mais il se vit annulé dans le conseil par Mazarin. Il tenta ensuite de faire une cabale dans le palais du duc d'Orléans et de dominer ce prince; mais il fut supplanté par l'abbé de la Rivière. Il voulut profiler des désordres de la cour et du parlement pour devenir leur arbitre, et s'élever au premier rang dans le conseil; il en fut puni par la prison et l'exil. L'intrigue qu'il noua en 1649, avec le duc de Saint-Simon et le prince de Condé[320], n'aboutit qu'à l'arrestation des princes. Lorsque le cardinal eut quitté la France en 1651, Chavigny revint à Paris et entra au ministère, mais ce fut pour quelques mois seulement; il ne fit qu'y semer la discorde et y recueillir l'exil. Enfin sa dernière négociation fut une de ces menées souterraines où il chercha à tromper tout le monde: Mazarin, en lui promettant de le réconcilier à la fois avec le duc d'Orléans et avec Condé: les deux princes, en s'en servant[T.I pag.180] pour parvenir au pouvoir. Mais sa politique égoïste fut enfin démasquée, et il périt victime de son ambition.

Saint-Simon, le grand peintre du dix-septième siècle, a saisi avec sa vigueur ordinaire les principaux traits de cette physionomie, mais en mêlant le vrai et le faux: «Il est difficile, dit-il[321], d'avoir un peu lu des histoires et des Mémoires de Louis XIII, et de la minorité du roi son fils, sans y avoir vu M. de Chavigny faire d'étranges personnages auprès du roi, du cardinal de Richelieu, des deux reines, de Gaston, à qui, bien que secrétaire d'État, il ne fut donné pour chancelier, malgré ce prince, que pour être son espion domestique. Il ne se conduisit pas plus honnêtement, après la mort du roi, avec les principaux personnages, avec la reine, avec le cardinal Mazarin, avec M. le Prince, père et fils[322], avec la Fronde, avec le parlement, et ne fut fidèle à pas un des partis qu'autant que son intérêt l'y engagea. Sa catastrophe ne le corrigea point. Ramassé par M. le Prince, il le trompa enfin, et il fut découvert au moment qu'il s'y attendait le moins. M. le Prince, outré de la perfidie d'un homme qu'il avait tiré d'une situation perdue, éclata et l'envoya chercher. Chavigny, averti de la colère de M. le Prince dont il connaissait l'impétuosité, fit le malade et s'enferma chez lui; mais M. le Prince, outré contre lui, ne tâta point de cette nouvelle dupe[T.I pag.181]rie, et partit de l'hôtel de Condé, suivi de l'élite de cette florissante jeunesse de la cour qui s'était attachée à lui, et dont il était peu dont les pères, ou eux-mêmes, n'eussent éprouvé ce que Chavigny savait faire, et qui ne s'étaient pas épargnés à échauffer M. le Prince. Il arriva, ainsi escorté, chez Chavigny, à qui il dit ce qui l'amenait, et qui, se voyant mis au clair, n'eut recours qu'au pardon. Mais M. le Prince, qui n'était pas venu chez lui pour le lui accorder, lui reprocha ses trahisons sans ménagement, et l'insulta par les termes et les injures les plus outrageants. Les menaces les plus méprisantes et les plus fâcheuses comblèrent ce torrent de colère, et Chavigny de rage et du plus violent désespoir. M. le Prince sortit après s'être soulagé de la sorte en si bonne compagnie. Chavigny, perdu de tous côtés, se vit ruiné, perdu sans ressources et hors d'état de pouvoir se venger. La fièvre le prit le jour même et l'emporta trois jours après.» Toute cette mise en scène est dramatique et fait honneur à l'imagination de Saint-Simon; mais une grande partie est de pure invention. La visite de Condé à Chavigny, le cortège qui l'entoure et qui l'excite à la vengeance, tout cela a été imaginé par Saint-Simon, comme le prouvent les récits contemporains de Monglat, de Conrart et du cardinal de Retz[323]. La mort de Chavigny ne suspendit pas les négociations. Goulas continuait de traiter au nom du duc d'Orléans, et madame de Châtillon défendait les intérêts du prince de Condé avec d'autant plus de succès, que l'abbé[T.I pag.182] Fouquet, épris d'une folle passion, n'était plus en état de discerner les pièges qu'elle lui tendait. Les ennemis de l'abbé ne tardèrent pas à s'en apercevoir. La violence de son caractère, ses imprudences et son avidité lui avaient suscité, même à la cour, de nombreux adversaires. Parmi eux se plaçait le secrétaire d'État, Michel le Tellier. D'un caractère froid et réservé, d'apparence modeste, habile à dominer ses passions et à deviner celles des autres, le Tellier s'était maintenu auprès de la reine à force de zèle, d'application à ses devoirs, de finesse d'esprit et d'obséquiosité de caractère. L'abbé Fouquet, avec ses emportements et ses passions impétueuses, n'avait pas les sympathies de ce secrétaire d'État. Mazarin, qui les dominait et savait se servir de la finesse de le Tellier comme de l'ardeur de l'abbé Fouquet, les avait maintenus en bonne harmonie. Mais, depuis l'éloignement du cardinal, le Tellier avait fait ressortir dans le conseil du roi les fautes de l'abbé Fouquet et sa passion aveugle pour madame de Châtillon. Ce fut d'après son avis que la reine enleva à l'abbé la direction des négociations, qui se continuaient avec le duc d'Orléans, et le remplaça par le conseiller d'État, Étienne d'Aligre, grave personnage, qui devint chancelier de France après la mort de Séguier.

L'abbé Fouquet et son frère le procureur général furent profondément blessés de cette espèce de disgrâce. Le procureur général surtout le prit sur un ton assez haut. Il accusa le conseil du roi d'avoir rompu les négociations et empêché ainsi le retour du cardinal on France. Il évitait de parler de la disgrâce de son frère,[T.I pag.183] mais il déplorait la faute de ceux qui s'opposaient au rétablissement de la paix. Dans cette lettre, le procureur général avait soin de ne pas parler en son nom, mais au nom du parlement réuni à Pontoise[324].

«J'ai grand déplaisir, écrivait Nicolas Fouquet à Mazarin, de voir les serviteurs de Votre Éminence déchus de l'espérance qu'ils avaient eue de la voir présentement rentrer dans l'autorité avec l'agrément et satisfaction de tous les peuples, du consentement des princes et du parlement et dans la réjouissance d'une paix si universellement souhaitée. Cependant je ne sais par quel malheur ou mauvaise conduite on a rendu toutes ces bonnes dispositions inutiles, et il semble qu'on prend à tâche de les ruiner, en sorte qu'elles ne puissent plus être rétablies. Votre Éminence aura appris les articles qui étaient en contestation, les tempéraments dont on convenait, et je ne puis croire qu'elle n'y eût donné les mains. L'article de la cour des aides[325], étant remis à six mois, était un lien nécessaire, au moins pendant ce temps, entre Votre Éminence et M. le Prince; autrement il eût rendu cette condition inutile, aussi bien que celle des troupes et la plupart des autres qui sont remises à un autre temps; il eût eu l'obligation à Votre Éminence d'avoir terminé l'affaire avec confiance de part et d'autre, et on eût pu prendre des mesures secrètes contre les ennemis communs. Cependant les peuples, lassés d'une si longue guerre, se fussent remis en leur devoir,[T.I pag.184] les troupes se seraient séparées, l'autorité du roi rétabli, son âge plus avancé, Votre Éminence bien confirmée; et on renverse tout sans que personne puisse en pénétrer le fondement!

«Si les armes du roi étaient de beaucoup supérieures aux autres, que le duc de Lorraine fût détaché des Espagnols, qu'il y eût espérance prompte d'une paix au dehors et que le roi n'eut plus qu'à réduire les rebelles, j'aurais estimé qu'il vaudrait mieux encore souffrir un peu et faire une paix plus ferme et plus durable, en la faisait plus honorable; mais, après avoir négligé les bonnes dispositions de Paris et avoir coulé tout ce temps favorable sans en profiter, avoir laissé fortifier leurs armées de celles des Espagnols qui sont prêtes à entrer, et dépérir les nôtres, persuader les peuples que ceux du conseil du roi ne veulent point de paix, et se rendre aujourd'hui plus difficiles quand la guerre est plus mal aisée à soutenir, c'est un raisonnement que peu de personnes peuvent comprendre.

«Pour faire échouer cette affaire, on s'est servi du prétexte de suivre exactement un mot tiré des lettres de Votre Éminence, qu'il fallait communiquer cette affaire au conseil, et ce prétexte va faire naître de nouveaux obstacles, la jalousie entre ceux du conseil et le dessein de plans à la reine, ou d'avoir plus de part au secret les uns que les autres, feront toujours échouer toutes les préparations qui seront remises pour y être délibérer à moins qu'elles seront entièrement résolues auparavant par Votre Éminence, et je suis si convaincu de cette vérité, que je suis assuré qu'il n'y en a aucun en[T.I pag.185] son âme qui ne juge l'accommodement nécessaire, et qui n'y eût donné les mains, si la chose avait été conduite par son ordre et de sa participation. Ceux de notre compagnie, qui sont les plus fermes et les mieux intentionnés, sont dans cette même pensée et ont grand regret de voir échapper une occasion si favorable du retour de Votre Éminence et de voir cesser les troubles. Il y a des temps où il faut perdre quelque chose pour en sauver davantage. La conjoncture du souhait que faisaient les peuples de Paris de revoir le roi était si avantageuse, qu'il est à craindre que les mêmes choses accordées dans un autre temps ne soient pas reçues avec une même joie, après que les peuples animés auront repris leur ancienne rage. La lettre, qui fut surprise au valet de mon frère, avait laissé une défiance dans l'esprit des chefs du parti contraire, laquelle étant cultivée après l'accommodement terminé, les aurait empêchés de jamais se rejoindre. En un mot, pour ne point ennuyer Votre Éminence sur cet article, je suis persuadé que les affaires de deçà n'iront pas bien qu'il n'y ait une personne qui décide avec plein pouvoir des affaires de cette qualité; mais, d'une autre part, il est à craindre que le retour de Votre Éminence ne fasse quelque méchant effet, si l'on n'est d'accord, ou si nos forces ne sont supérieures, ou si le roi ne se rend maître de Paris, auquel cas Paris est si fatigué, qu'il ne remuera plus pour quelque cause que ce puisse être.

«Pour se rendre maître de Paris, il n'y a aucun des serviteurs du roi, ni dedans, ni dehors, qui ne soit d'accord qu'il n'y a qu'à le vouloir, et que, si le roi envoie[T.I pag.186] demander deux des portes aux habitants pour être gardées par son régiment des gardes, et qu'il aille ensuite dans le Louvre, que tout Paris ne se déclare d'une si grande hauteur, et que les princes seront contraints de s'enfuir. Il est certain que, dès le premier jour, les ordres du roi seront exécutés par tous. Les officiers légitimes seront rétablis en leurs fonctions; les portes seront fermées aux ennemis; l'amnistie sera publiée telle que Votre Éminence le peut souhaiter, et notre compagnie[326] réunie dans le Louvre en présence du roi. La joie en sera si universelle, les acclamations publiques si hautes, qu'il n'y a aucun homme assez hardi pour y trouver à redire, et j'estime que cette justification de Votre Éminence dans Paris par la compagnie réunie est plus honorable et plus avantageuse que tout ce que l'on peut penser. J'ose dire à Votre Éminence qu'il n'y a qu'une action de cette qualité qui puisse tout bien rétablir, et qu'elle est si facile et si indubitable, qu'il n'y a point de gens qui osent la contrarier, si ce n'est par jalousie. L'armée des princes étant décampée favorisera le passage du roi. On fortifiera les gardes des autres troupes, le roi, demeurant maître de deux portes qu'il ne faut plus jamais quitter, ira et viendra comme il lui plaira. La Bastille n'oserait refuser d'obéir en donnant quelque médiocre récompense[327], et, dans cette première joie, en prenant bien ses avantages, le[T.I pag.187] roi peut tout ce qu'il voudra. La conjoncture de la maladie de M. le Prince est favorable. Il n'y faut pas perdre un moment. Ni les Lorrains ni les Espagnols ne s'engageront point dans Paris, et bientôt vous aurez la paix, ou du moins la guerre au dehors.

«Je supplie Votre Éminence et la conjure de considérer que ce que j'écris n'est point intéressé; que tous ceux qui n'ont point de jalousie les uns contre les autres pour traverser leurs avis ou se prévaloir du désordre sont tous dans ce sentiment. Tous ceux de notre compagnie, après s'être bien éclaircis du dedans de Paris dont chacun reçoit par jour plusieurs lettres, sont tous dans la même pensée. MM. les présidents de Novion, le Coigneux, de Mesmes, M. Ménardeau, mon frère, et cinq ou six autres conseillers, et généralement tous conviennent d'un même principe. Nous savons tout ce qui se dit au contraire; nous savons les sentiments de ceux du conseil, et, après tout bien examiné, nous convenons tous, sans aucune contradiction, qu'il faut promptement, ou l'accommodement en quelque manière que ce soit, comme il est proposé, ou le voyage du roi prompt à Paris, et nous croyons la chose si certaine, que nous irons tous avec le roi et donnerons les arrêts que l'on voudra dans le Louvre. Tous ceux qui restent un peu bien intentionnés se joindront à nous, et les autres, auteurs du mal, n'osant y paraître, le roi sera maître des délibérations. Ce que j'écris à Votre Éminence est au nom de tous ces Messieurs, qui m'ont chargé de vous écrire, et qui vous écriraient aussi s'ils avaient un chiffre. Nous supplions Votre Éminence de[T.I pag.188] nous faire savoir une réponse prompte, les moments étant précieux en cette occasion.»

Il y a, dans toute cette lettre, un ton du vigueur et de fermeté qui atteste que les Fouquet avaient le sentiment de leur importance et des services qu'ils rendaient au cardinal. On y sent en même temps l'autorité d'un parti triomphant, qui croit pouvoir ramener le roi dans son Louvre et qui s'indigne de retards pusillanimes. Mazarin était le principal auteur de ces délais, parce qu'il aurait voulu accompagner Louis XIV dans sa rentrée solennelle à Paris. Mais, n'osant pas découvrir le fond de sa pensée, il s'attacha, dans sa réponse à Nicolas Fouquet, à expliquer et à justifier la rupture des négociations avec les princes.[T.I pag.189]

Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet

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