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Paris, 14 avril.

L’OPPORTUNISME EN CORSE

Table des matières

L’opportunisme a pu être, de 1870 à 1876, une excellente formule d’opposition, un drapeau commode pour discipliner son action pratique et enlever le pouvoir à la coalition monarchique du 24 et du 16 Mai.

Depuis l’installation définitive du régime républicain, cette politique sans principes, sans horizon, sans but révèle toute sa médiocrité.

Elle sert simplement à couvrir le partage exclusif des faveurs de l’État, des situations administratives, des privilèges officiels; elle met en doctrine et en maxime l’exploitation de tous les avantages dont un ministère peut disposer et qu’il réserve aux appuis de sa majorité.

Le courant de corruption va de l’électeur à l’élu, revient de l’un à l’autre dans la mesure des intérêts communs de leur association; les députés sont nommés pour ce qu’ils promettent, et maintenus pour ce qu’ils tiennent; en haut, le parlementarisme vit sur les mêmes habitudes; c’est un cercle vicieux dont l’opportunisme fait une méthode; il n’a certes pas inventé ces procédés de gouvernement, mais en les exaltant il a encore abaissé le métier de politicien.

La France entière est envahie par cette honteuse maladie; mais certains départements en développent le germe avec une déplorable vigueur. Ainsi la Corse présentait les conditions requises pour que le système y reçût toute son application et y exerçât tous ses ravages. Pauvre, obligée trop souvent à la dépendance, elle offrait un terrain propice aux exploits d’une coterie sans scrupules.

Isolée par la mer, difficile à connaître, elle devait être livrée sans recours à ses maîtres immédiats. Pour eux, toute leur industrie consiste à conserver par des intrigues leurs succès électoraux. Quant au reste, le continent est loin, et ils se chargent d’arrêter la vérité en route.

Il est bien évident qu’une association politique assez habile pour séduire à Paris quelques personnages influents, pour s’assurer dans les bureaux le concours dévoué d’agents puissants, pouvait, pendant de longues années, transformer la Corse en proconsulat, en terre conquise. Si la Compagnie des bateaux à vapeur qui rattache l’île à la métropole est dans leurs mains, s’ils possèdent en outre la direction des postes, si leurs amis détiennent les grands services, si le préfet, les sous-préfets et leurs subordonnés sont à leur discrétion, si la magistrature est peuplée de leurs créatures, si l’échelle du fonctionnarisme est établie sous leur contrôle unique, comment le pays se délivrera-t-il? Le blocus est universel, implacable; rien n’entre ni ne sort sans le visa omnipotent de la camarilla. Or c’est le tableau exact de la Corse contemporaine.

Les injustices s’accumulent, les scandales se multiplient sans que l’émotion insulaire retentisse au centre; une situation révolutionnaire, par l’excès même et l’impunité des exploiteurs, se crée insensiblement; il n’y a plus que des remèdes violents en perspective; alors arrive Saint-Elme; une explosion subite atteste la profondeur du mal; dérangés, et en même temps effrayés, les complices de la coterie perdent la tête; pour faire taire un journaliste qui parle trop haut, on le tue.

Mais le charme est rompu: toutes les précautions si bien prises pour insensibiliser l’opinion, pour la détourner d’une enquête redoublent le besoin de se renseigner, surexcitent l’indignation: on veut tout savoir, tout juger, tout pénétrer. Cela suffit pour que la Corse s’affranchisse de la dictature de quelques roués.

On devine pour quels motifs ces beaux apôtres ne tolèrent point qu’on cause ici de ces questions lointaines. Les Parisiens y perdraient leur latin; il faut l’initiation; et puis le peuple là-bas est bizarre; «il n’est pas exigeant; il demande seulement qu’on le laisse tranquille, se conduire à sa guise et faire lui-même ses affaires ».

Il est fort douloureux, pour quatre ou cinq boulevardiers qui s’étaient fait de la Corse un fief bien soumis, un domaine féodal où leurs fantaisies s’étalaient à l’aise, d’y renoncer par la faute d’un plumitif mal appris. N’est-ce pas une concession à perpétuité, un paradis politique, dont ils vont sortir la queue basse et les dents longues?

Le moment est venu de démonter le joli mécanisme qu’ils avaient ingénieusement construit pour fonder leur empire, pour échapper aux règles gênantes de la morale et aux exigences de la loi.

Ils ne manquent certainement ni d’audace ni de talents originaux, ces parvenus qui ont réussi jusqu’à ce jour à esquiver les indiscrétions. Leur confiance les a perclus: à l’abri de tout contrôle, ils se sont flattés d’une éternelle sécurité pour leurs petites opérations. Le sans-gêne atteignit de telles proportions que le peuple corse avait fini par croire à leur domination irrémédiable; de là des excentricités comme celle de M. André, préfet en tournée de revision, prononçant sur la place publique de Murato, en mai 1883, ce discours d’un autre âge:

Si ce canton a été négligé, si cette riche contrée du Nebbio a été éprouvée comme vous voulez bien le dire, la faute en revient tout entière à ses représentants les plus autorisés, dont l’attitude hostile au gouvernement de la République n’est pas de nature à attirer sur ce pays les faveurs et la bienveillance du gouvernement que j’ai l’honneur de représenter. Fermement et énergiquement décidé à faire respecter en tout et partout les institutions qui nous régissent, à faire triompher les nobles idées de la majorité républicaine de la nation, ma ligne de conduite peut être tracée en deux mots: la justice une, égale, inflexible, envers et contre tous; les faveurs administratives pour ceux qui, depuis longtemps, ont donné à l’administration des gages de leur dévouement.

Ce discours imprimé dans le Journal de la Corse, organe officiel de la préfecture, est le digne prologue des scandales que nous allons étudier par le détail: il montre que, pour vivre en Corse, il faut tout abandonner à l’autorité. Par un piquant rapprochement, l’allocution de M. André, faite deux mois avant l’élection du conseil général, était au bénéfice d’un M. César Murati, révoqué pour son zèle pendant la période sinistre du 16 Mai.

Nous rougirions que la République fût défendue et imposée par les moyens chers à M. André ; mais ce fonctionnaire trop zélé, condamné à exécuter le mandat dont le chargeaient les maîtres de la Corse, travaillait surtout au profit de quelques bonapartistes honteux, temporairement ralliés, moins à la République qu’à la personne sacro-sainte de la députation opportuniste. A ces hauteurs, le gâchis n’a plus de limites; il est temps, pour la dignité de notre parti, que ces compromis déshonorants soient répudiés et flétris; qu’une exécution purifie l’administration et rétablisse la légalité dans ce département terrorisé.

La question corse

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