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PRÉFACE

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Les maladies politiques et sociales ne suivent pas une autre marche que celles du corps humain: elles envahissent lentement l’organisme, le transforment en l’altérant; puis, tout à coup, s’emparent d’un point faible avec une telle supériorité que l’explosion, longtemps préparée, mais non prévue, semble subite et foudroyante.

L’affaire Saint-Elme a fait tressaillir la France comme un coup de tonnerre dans un ciel serein: mais l’attentat n’est qu’un aboutissement.

Par cette trouée sanglante, à la clarté funèbre de cette dramatique aventure, nous avons pu sonder la profondeur du mal qui mine notre constitution nationale. Les plus indifférents sentent qu’un problème est posé, que les excès commis en Corse sont la condamnation de toute notre politique intérieure.

Le directeur du Sampiero, lâchement assommé dans les rues d’Ajaccio, donne au pays le suprême avertissement d’un danger général: le débat engagé sur sa tombe s’élève donc encore au-dessus de sa personnalité.

La stupéfaction et la pitié publique, puissamment surexcitée, s’accordent avec l’instinct de curiosité, de sympathie romanesque pour que le procès devienne une cause célèbre. Tout y prête: la destinée de la victime, la nature du crime, jusqu’au cadre insulaire dans la patrie du banditisme et de la vendetta. Un large sentiment d’humanité ennoblit ces divers éléments d’intérêt; mais, si nous désirons comprendre une si terrible leçon, si nous voulons qu’elle porte ses fruits, nous écarterons, sans faiblesse, les incidents passionnés; nous mettrons à nu la plaie qui déshonore nos traditions administratives et nos mœurs judiciaires.

Les articles réunis dans cette brochure, écrits au jour le jour d’une polémique entamée pour démêler l’inextricable réseau des manœuvres opportunistes en Corse, ont surtout la valeur de documents incontestés: qui prendra la peine de les lire reconnaîtra que ce département, enveloppé savamment par une coterie, corrompu et ruiné méthodiquement au profit de deux ou trois ambitieux vulgaires, offre un enseignement digue d’être médité.

Il est urgent qu’un grand exemple l’achète tant d’infamies accumulées.

Jamais, peut-être, plus décisive expérience n’a concentré, dans un ensemble saisissant, les pires conséquences du mandarinisme officiel, de la sophistication du suffrage universel, des abus de pouvoir poussés jusqu’à l’assassinat.

La médiocrité, les vices inférieurs, les honteuses pratiques des acteurs principaux, qui n’ont ni l’excuse du talent ni du service rendu, inspirent le dégoût; mais il semble qu’ainsi ravalée, sans compensation ni consolation, l’épreuve infligée à notre considération politique est plus instructive; elle ne comporte aucun ménagement; la tyrannie, cette fois, sort de l’intrigue pure; elle s’établit par la complicité d’une association comparable à telle agence de bookmakers, mettant le crédit ministériel en coupe réglée avec la tranquillité bourgeoise de boutiquiers satisfaits.

Quelques microbes détachés du foyer central, vibrions du cabotinisme boulevardier, émanations plus ou moins authentiques d’hommes d’Etat essoufflés, s’avisent un beau jour de jeter leur dévolu sur la Corse. Ils y prennent racine, avec une patience mêlée de fourberie, assiégeant tous les détenteurs de publicité, de situations, d’emplois. Ils exploitent leur insouciance, les trompent sur la distance, enchevêtrent les renseignements contradictoires d’un pays perdu et délaissé, y répandent, avec une audace sans pudeur, le bruit de leurs succès, affirment leur souveraineté par des nominations et des révocations retentissantes, séduisent les naïfs, attirent les habiles et les avides, enrôlent des clients, finissent par ne plus tolérer dans aucun des services, dans aucun des rouages de la machine sociale, un adversaire ou un indifférent. Depuis le garçon de paquebot jusqu’au préfet, en passant par les tribunaux et les ponts et chaussées, tout est trié, numéroté : les cases de l’échiquier sont minutieusement visitées: les cœurs sont interrogés, les intérêts pesés, et malheur à qui ne justifie pas d’une fidélité sans défaillance! Un pays se métamorphose en antichambre, pour que des Mornys mauvaise marque aient le loisir de promener, dans les couloirs du Palais-Bourbon, leur insuffisance et leur fatuité.

Ainsi conçue, menée, consommée, l’opération est d’abord excellente: elle bénéficie de la vitesse acquise; elle multiplie les roues d’engrenage, les affiliations secrètes, les contrats par lesquels un homme tient son voisin; les affaires rémunératrices sont étudiées en commun: il y a des lanceurs qui reconnaissent le terrain, tâtent les financiers; puis les gros bonnets donnent pour assurer l’intervention décisive du pouvoir; enfin, on se partage les bénéfices.

A force de pratique, les entrepreneurs possèdent sur le bout des doigts les détails les plus complexes de leur florissante maison: rien ne leur résiste plus; ils gouvernent à côté et en dehors du ministère; deux ou trois cafés de la capitale leur servent de bureau; fonctionnaires petits et grands viennent au rapport, y briguent de l’avancement, plaident contre leur disgrâce; un chef de service à la justice, un autre à l’intérieur, obtiennent la promesse d’une candidature à la Chambre ou au Sénat. Qui donc lutterait contre une si formidable coalition? Au moindre accident, il suffit d’un signe et d’une démarche pour régler le conflit, empêcher les suites fâcheuses.

MM. Arène, Peraldi, P.-P. Casabianca, secondés par MM. André, Couzinet, Leguay et Jacquin, sont les héros d’une politique vieille comme la corruption contemporaine; mais ils perfectionnent le genre en lui communiquant le caractère pratique d’un commerce courant, en l’avilissant à la portée du premier faquin sans scrupules. Ils travaillaient naguère avec tant d’aisance et une telle sécurité qu’ils se remplissaient eux-mêmes du respect de leur génie. Installés sur le bien d’autrui, ils se prennent avec naïveté pour de légitimes propriétaires et répondent volontiers aux réclamations en criant: «Au voleur!» Les consciences subissent aussi ces effets d’optique. Saint-Elme est un coupable aux yeux de M. Arène, dont il bouleverse les douces habitudes et les opulentes combinaisons.

Si le gouvernement est une officine où se distribue, selon les moyens et les relations de chacun, le droit de partager les départements, de mettre en actions la confiance électorale et de s’en faire, par une recette commode, cinquante mille livres de rente, les députés précoces qui sont aujourd’hui au ban de l’opinion, seraient tout au plus de recommandables industriels; ils n’ont eu qu’un tort, celui de dédaigner certains aléas de leur commerce.

L’ivresse du triomphe leur fait oublier que la marchandise électorale a des caprices, qu’elle est capable, après une longue résignation, de rébellion inattendue, que les courants de l’âme humaine, plus capricieux que ceux de la mer, dérangent parfois les calculs les plus complets. L’expiation pénètre volontiers par une porte dérobée que personne ne songe à défendre, et du jour au lendemain. Verrès passe de sa luxueuse satrapie aux gémonies de la publicité indignée.

C’est l’entrée en scène de la moralité.

Elle peut faire sourire les parvenus du tripotage électoral et du boursicotage parlementaire; elle n’en domine pas moins la question corse. Nous ne parlons pas de celle qui remettra à leur place les voleurs, les concussionnaires et les meurtriers. Celle qui préside au fonctionnement de la vie normale, qui fonde seule la société humaine, exige une régénération de bon aloi, car il est inadmissible qu’un peuple civilisé perpétue le régime barbare de la conquête, un siècle après 1789.

En Corse, le système autoritaire poussé à ses extrêmes limites est jugé par ses résultats: il développe l’anarchie dans ses manifestations les plus brutales, les plus rebutantes: la moitié des habitants est à la merci de l’autre, elle est accablée de toutes les charges sans obtenir en échange une seule des garanties due à l’homme moderne. Le vainqueur dévore le vaincu en lui refusant des droits qui demeurent le privilège du plus fort; cette force n’est pas même celle de la majorité ; car les minorités opportunistes compromettent l’équité du pouvoir central en accablant de tout son poids les infortunés qu’ils proscrivent sans pitié.

Comment de tels abus ne créeraient-ils pas une situation révolutionnaire, qu’un gouvernement sérieux ne saurait tolérer ni perpétuer sans complicité ?

Il ne s’agit donc plus de livrer des préfets à la dévotion d’une famille ou d’un groupe parce qu’il prétend maintenir le gros des électeurs sous le drapeau républicain. Ces étiquettes, ces fictions grotesques, ces fantasmagories de chiffres avec lesquelles on dénature la réalité doivent avoir fait leur temps. La République au delà de la Méditerranée n’est qu’une grossière dérision; l’occasion de la justifier par une saine exécution s’impose aux représentants de la dignité et de l’honnêteté française.

Sans doute, il sera pénible de rétablir l’ordre dans ce gâchis inouï, de ramener insensiblement les esprits dévoyés à des notions plus justes, de proclamer cette vérité nouvelle, le culte de la probité légale. Nous repoussons hautement la doctrine perversive du fatalisme indifférent qui colore son inertie de sophismes, qui prétend excuser demain par hier, et croit avoir tout dit en présentant la Corse comme une terre exceptionnelle. Ceux qui se flattent de la défendre en la mettant au-dessous du code civil, en la condamnant à une infériorité irrémédiable sont ses plus détestables ennemis.

Nous avons foi dans son émancipation, sans nourrir d’illusions sur les obstacles qui la retardent. Si nous avons contribué à préparer son affranchissement, nous ne nous repentirons pas de nos efforts pour la mettre en garde contre les charlatans qui l’ont accaparée.

ERNEST JUDET.

La question corse

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