Читать книгу Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq - Страница 12
VI.—Une cantatrice.
ОглавлениеLe voyageur qui, après avoir parcouru les contrées du nord et de l'est de la France, arrive dans une de nos cités méridionales, pourrait croire qu'il se trouve transporté sur une terre étrangère, si l'uniforme des douaniers et des gendarmes, ne venait à chaque pas qu'il fait, lui rappeler qu'il n'a pas quitté le bon royaume de France; les peuples du midi, excités sans doute par l'ardeur du soleil qui brille sur leurs têtes, se passionnent avec la plus grande facilité; leur imagination, d'une extrême mobilité, court sans cesse les champs après toutes les occasions qui peuvent se présenter de l'occuper durant quelques instants. Qu'une des célébrités de l'époque, que ce soit un brave militaire, un artiste célèbre, ou un grand écrivain, arrive dans une des cités du Languedoc, de la Provence ou de la Guienne, si l'homme célèbre est quelque peu populaire, toutes les voix se résumeront en un immense vivat, il n'y aura pas dans la ville assez d'instruments de musique, pour suffire à toutes les sérénades, et si le ciel est serein, et qu'une main rencontre par hasard celle qui se trouve près d'elle, une immense farandole est exécutée à l'instant sur la place publique.
C'est des pays méridionaux qu'est venue la mode d'accorder aux artistes dramatiques, ces ovations gigantesques, qui doivent laisser à celui qui en est l'objet, la crainte d'être enseveli vivant sous une avalanche de fleurs, mode du reste qui a fait plus de chemin que la liberté, car à l'heure qu'il est, elle a déjà fait le tour du monde.
Après cette légère esquisse du caractère de nos compatriotes du midi, nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous leur dirons que les débuts d'une jeune cantatrice qui, pour parler comme l'affiche, n'avait encore paru sur aucun théâtre, occupait toute la population de l'antique cité phocéenne: on racontait des merveilles de cette jeune femme, elle était, disait-on, plus belle que la mère des Amours, sa voix devait faire oublier celle d'Henriette Sontag, la célébrité de l'époque; elle n'avait pas encore eu l'occasion de donner les preuves de l'immense talent qu'on lui supposait, et déjà l'on craignait que la capitale, que l'on maudissait par anticipation, ne vînt enlever à la ville de Marseille, le plus beau diamant de sa couronne.
Le jour des débuts arriva, toute la ville s'était donné rendez-vous dans la rue de la Comédie; les spéculateurs qui, depuis le matin, obstruaient toutes les avenues des bureaux de location, gagnèrent des sommes énormes; on se battit aux portes du théâtre, plus d'un lion marseillais laissa, sur le champ de bataille, les parties les plus essentielles de sa parure, il y eut des épaules démises et des chapeaux enfoncés, des bras et des jambes cassés, et des habits et des redingotes transformés en vestes rondes; enfin l'on entra.
Un cri partit à la fois de toutes les poitrines, lorsque la toile se leva: la débutante! la débutante! le public ne voulut pas écouter la petite pièce qui devait commencer le spectacle. Un religieux silence s'établit, lorsque l'orchestre attaqua les premières mesures de l'ouverture de l'opéra, dans lequel devait paraître la débutante. Malgré l'expression paterne que l'on pouvait remarquer sur la physionomie de la plupart des individus qui se trouvaient dans la salle, on eut, bien certainement, très-rudement jeté à la porte celui qu'une quinte aurait surpris à l'improviste; c'est qu'il faut peu de chose pour aigrir la bile des Marseillais, braves gens, du reste, si ce n'est qu'ils paraissent être constamment en colère, et que l'on peut croire qu'ils sont prêts à se battre, lorsqu'ils parlent entre eux d'affaires ou de plaisirs.
La débutante parut enfin, c'était une très-belle personne, grande, bien faite, ses cheveux noirs et luisants comme l'aile du corbeau, dont les longues boucles tombaient sur ses épaules d'une blancheur éblouissante, encadraient un visage d'un ovale parfait; ses traits d'une régularité tout à fait artistique, rappelaient les gracieuses créations que nous a légué le ciseau des vieux sculpteurs, ses yeux bleus, à demi cachés sous des cils longs et soyeux, semblaient lancer des éclairs.
Elle chanta; les espérances qu'elle avait fait concevoir ne furent pas déçues; sa voix, d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, atteignait sans efforts les notes les plus élevées du registre, c'était un déluge de cadences perlées, d'admirables fioritures se succédant toujours nouvelles avec une rapidité merveilleuse.
Presque toujours, les passions violentes, lorsque l'événement qui doit en déterminer l'explosion agit sur une nature impressionnable, naissent spontanément dans le cœur de celui qui doit en éprouver les effets; aussi un jeune homme, que le hasard avait conduit au théâtre eut toute la nuit devant les yeux l'image de la brillante cantatrice.
Ce jeune homme que nous nommerons Servigny, avait réalisé une somme d'environ vingt mille francs, qu'il avait déposée chez un notaire de Paris qui devait la lui faire tenir à Marseille, et il attendait dans cette ville qu'un navire mît à la voile pour les Indes orientales, contrées qu'il brûlait du désir de visiter; lorsque la vue de Silvia, (ainsi se faisait nommer la jeune cantatrice dont nous venons de raconter les débuts), vint tout à coup changer la résolution qu'il avait prise.
Il n'est pas difficile de se faire présenter à une actrice de province, obligée de ménager une foule de petites autorités, elle est forcée d'ouvrir son salon à tous ceux qui, directement ou indirectement, exercent sur l'opinion du public une certaine influence. Servigny put donc facilement arriver auprès de celle qu'il n'avait vue qu'une fois et que déjà il aimait.
Silvia reçut Servigny avec beaucoup de grâce; les actrices (il est bon de rappeler qu'il n'existe pas de règle sans exception) ont ordinairement beaucoup d'indulgence pour ceux qui se montrent disposés à courber la tête devant la puissance de leurs charmes. Servigny était jeune, beau, et son introducteur autant pour se donner du relief que pour le servir, lui avait de sa propre autorité donné la fortune d'un nabab indien, aussi Silvia employa pour achever de le séduire les plus ravissantes coquetteries, les œillades les plus provocatrices. Elles voulut bien lui chanter les plus jolis airs de son répertoire, et lorsque le pauvre jeune homme eut à moitié perdu la raison, elle lui serra la main, lui accorda un de ses plus doux regards, et le congédia, cent fois plus amoureux qu'il ne l'était lorsqu'il s'était présenté chez elle.
Silvia était beaucoup plus expérimentée que ne permettait de le supposer son extrême jeunesse, et nous devons dire qu'elle était toute disposée à se faire de ses charmes un moyen de fortune. Servigny qu'elle croyait beaucoup plus riche qu'il ne l'était en réalité, lui paraissait une proie qu'elle ne devait pas négliger.
Il existe des familles dans lesquelles le crime se transmet de génération en générations, et qui ne paraissent exister que pour prouver la vérité du vieux proverbe qui dit que tout bon chien chasse de race.
La tavernière de la rue de la Tannerie; la hideuse Sans-Refus était la fille naturelle d'un voleur nommé Comtois, rompu vif en 1788, dans la cour de Bicêtre, et de la fille Marianne Lempave, qui fut un peu plus tard condamnée pour vol à plusieurs années de prison.
Deux voleurs du plus bas étage, les nommés Nifflet et Dubois l'insolpé[196], revendiquaient la paternité d'une petite fille à laquelle sa mère, la Sans-Refus, avait donné les noms de Désirée-Céleste Comtois, et que nous venons de rencontrer prima donna au théâtre de Marseille, sous le nom de Silvia.
La beauté de cette fille, à laquelle nous conserverons jusqu'à nouvel ordre le nom de Silvia, fut remarquée dès sa naissance; on admirait surtout l'extrême blancheur de sa peau et la pureté admirables de ses formes.
Elle fut mise en nourrice à Crepy en Valois, où elle resta jusqu'à l'âge de cinq ans; la nourrice était fière d'avoir élevé cette petite fille, dont l'excellente santé et la beauté étaient le témoignage vivant des soins qu'elle prodiguait à ses nourrissons.
Les bénéfices que procurait à la mère Sans-Refus l'honnête industrie qu'elle exerçait, étaient assez considérables pour lui permettre d'espérer qu'elle pourrait un jour se retirer des affaires avec une jolie fortune.
La mère Sans-Refus n'aimait rien au monde que sa fille, et nous l'avons vue prodiguer les soins que les plus empressés et les plus désintéressés à la comtesse de Neuville, seulement parce que les traits de cette dame lui rappelaient ceux de sa fille qui lui avait été enlevée dans les circonstances que nous allons rapporter.
Un certain monsieur de Préval, rencontra un jour aux Tuileries, une jeune fille de quinze à seize ans au plus, dont il admira l'extrême beauté; cette jeune fille était accompagnée d'une dame d'un âge et d'une physionomie respectables. Préval, qui ce jour-là ne savait que faire, suivit ces deux femmes pour passer le temps.
Sur la terrasse du bord de l'eau elles abordèrent un homme décoré qui paraissait les attendre, elles prirent des chaises, Préval fit comme elles, et, protégé par le piédestal de la statue contre lequel étaient les chaises occupées par les trois individus qu'il épiait; il put, sans être aperçu, écouter toute leur conversation; il apprit que l'homme décoré était le père de la jeune personne, et que cette dernière était élevée à l'institution de Saint-Denis en sa qualité de fille d'un officier de la Légion d'honneur; Préval fut énormément surpris de ce qu'il entendait; il connaissait beaucoup l'homme décoré qui causait avec les deux femmes qu'il avait suivies; il savait que cet homme était veuf et que l'unique fille qu'il avait eue de son mariage était de longtemps en apprentissage chez une marchande lingère de Rambouillet.
Préval, qui savait où retrouver l'homme décoré lorsqu'il en aurait besoin, le laissa donc partir sans s'en inquiéter davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir.
Le soir même, Préval abordait cet officier de la Légion d'honneur, dans un salon ouvert clandestinement aux amateurs de la roulette et du trente et quarante, et avait avec lui la conversation suivante:
—Eh bien, monsieur Fontaine, la fortune vous favorise-t-elle ce soir?
—Je ne suis pas mécontent, mon cher de Préval, répondit Fontaine en ramenant à lui une certaine quantité de pièces d'or.
—Si vous continuez ainsi, vous pourrez octroyer une très-belle dot à mademoiselle Fontaine.
—Les destins et les flots sont changeants! reprit Fontaine, auquel un refait de trente et un venait d'enlever une petite partie de ce qu'il avait gagné. Si ma fille attend pour se marier la dot que je lui donnerai, je crois qu'elle sera forcée de mourir fille.
—Sainte Catherine ne tresse pas des couronnes pour celles qui sont aussi jolies que mademoiselle Fontaine.
—Catherine Fontaine jolie, s'écria le vieil officier de la Légion d'honneur profondément étonné, je suis bien fâché pour elle d'être forcé de vous démentir, mais Catherine ressemble à son père, et il prit la position du soldat qui doit subir l'inspection d'un officier supérieur.
Fontaine n'était pas beau, et si ce qu'il venait de dire était vrai, la pauvre Catherine ne devait pas rencontrer beaucoup d'adorateurs.
—Si votre fille est aussi laide... que vous le dites, ajouta de Préval, quelle est donc la charmante personne qui ce matin aux Tuileries vous appelait son père.
—L'étonnement de Fontaine fut si grand, qu'il oublia de pointer sur la carte qu'il tenait à la main la couleur qui venait de passer.
—Ah! vous avez vu ma fille ce matin, dit-il en balbutiant.
—Oui, monsieur Fontaine, j'ai vu aussi votre nouvelle épouse, je ne croyais pas que vous vous seriez remarié sans me prier d'assister à vos noces.
Fontaine se mit à rire aux éclats.
—Monsieur de Préval, dit-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, je devine vos intentions, la petite que vous avez vue ce matin vous plaît, et vous désirez vous en faire aimer; rien de plus facile, mon très-cher, je vais, si vous voulez me promettre le secret, vous raconter tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez afin de réussir dans ce que vous projetez.
De Préval fit toutes les promesses imaginables, et Fontaine lui raconta ce qui suit:
—J'avais demandé à l'institution de Saint-Denis, pour ma fille, une place, à laquelle lui donnait droit ma qualité d'officier de la Légion d'honneur; lorsque l'on m'eut accordé ma demande, je pensai que ma fille serait beaucoup plus heureuse si au lieu de la faire élever à Saint-Denis, je la plaçais dans une maison de manière à ce qu'il ne fût plus nécessaire que je m'occupasse d'elle; cette détermination prise je ne savais plus que faire de l'ordre d'admission que j'avais obtenu pour ma fille, lorsqu'une respectable dame qui désirait faire donner à sa fille une éducation soignée...
—Sans doute celle qui ce matin accompagnait la jeune fille.
—Non, mon cher de Préval, la dame de ce matin est seulement une de celles qui sont attachées à l'institution. La mère de la jeune fille en question tient un de ses établissements qui n'ont pas de nom dans la bonne compagnie; elle demeure rue de la Tannerie, nº 31, et les habitués de sa maison l'ont surnommée la mère Sans-Refus.
—Mais je connais cette femme, s'écria de Préval.
—Ah! vous connaissez cette femme, ajouta Fontaine profondément étonné; j'en suis bien aise. Cette femme donc me proposa de m'acheter pour sa fille la place qui devait être occupée par la mienne; elle veut absolument faire une femme du monde de sa fille, qu'elle ne voit jamais, dans la crainte de la compromettre.
—Elle est assez riche pour se passer cette fantaisie.
—J'avais besoin d'argent, j'acceptai; et maintenant la jeune Désirée-Céleste Comtois est élevée à Saint-Denis sous les noms de Catherine Fontaine.
Vous désirez sans doute maintenant que je vous donne quelques détails sur le caractère de cette jeune fille? Elle est belle, vous le savez puisque vous l'avez vue; elle a beaucoup d'esprit, elle est excellente musicienne, elle chante à ravir: voilà ses qualités; elle est dissimulée, vindicative, jalouse: voilà ses défauts. Si maintenant vous désirez en faire votre maîtresse, je ne m'y oppose pas.
—Vous ne voulez pas me servir?
—Je ne le puis pas.
—En ce cas, j'agirai seul. Une seule question: avez-vous déjà écrit à Saint-Denis?
—Jamais.
—En ce cas, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
De Préval laissa Fontaine à ses combinaisons aléatoires, et se rendit chez lui afin d'y mûrir le plan qu'il avait conçu pour se rendre maître de la jeune Céleste. Le lendemain, après avoir fait la plus brillante toilette, et s'être procuré une voiture élégante et des gens de bonne mine, il se rendit à Saint-Denis et demanda à parler à la directrice de l'institution.
On reçoit toujours bien celui qui arrive en équipage et dont l'extérieur annonce un homme bien placé dans le monde. De Préval, qui avait cru devoir orner la boutonnière de son habit d'une brochette de décorations, fut admis sans difficulté dans le cabinet de madame la directrice; il lui dit que Fontaine venait d'obtenir la protection du général dont lui, Préval, était l'aide de camp, et que ce général, qui désirait présenter à sa femme la fille de son protégé, l'avait chargé de venir chercher à Saint-Denis la jeune Catherine. Les règlements s'opposaient à la demande qu'il venait de faire; elle lui fut cependant accordée, mais la directrice qui voulait satisfaire le grand personnage au nom duquel Préval s'était présenté, sans manquer aux convenances, ne consentit à laisser sortir Céleste qu'accompagnée d'une institutrice.
—Est-ce qu'il faudra que j'enlève aussi la vieille? se dit de Préval lorsqu'il vit la respectable matrone qui devait l'accompagner.
De Préval, fit monter les deux femmes dans sa voiture et se plaça modestement sur le devant; il se montra, du reste, si réservé dans ses discours, si rempli de petites prévenances et de délicates attentions, que la vieille dame, qui d'abord l'avait regardé comme un ennemi qu'elle devait surveiller, finit par lui accorder les plus gracieux sourires. La voiture s'étant arrêtée devant un riche magasin de nouveautés, de Préval dit à l'institutrice que son général l'avait chargé de faire quelques acquisitions qu'il désirait offrir à Catherine, et il pria les dames de vouloir bien descendre afin de l'éclairer de leurs conseils.
Des femmes auxquelles on propose d'aller examiner les riches étoffes et les mille futilités qui servent à leur toilette, qu'elles soient jeunes ou vieilles, laides ou jolies, acceptent sans se faire beaucoup prier. Les dames entrèrent avec de Préval dans le magasin; des commis portaient dans la voiture tout ce qui plaisait à ces dames, qui jamais ne s'étaient vues à pareille fête, Préval paya sans marchander tout ce qu'elles avaient choisi. Les acquisitions étaient faites, Céleste, aussi joyeuse qu'un pinson, avait repris sa place dans la voiture, lorsqu'un commis, auquel de Préval avait donné le mot, appela l'institutrice en lui disant qu'elle oubliait quelque chose et l'entraîna au fond du magasin, de Préval se plaça promptement auprès de Céleste, et, sur un signe qu'il fit au cocher, les chevaux partirent au galop.
—Vous ne me conduisez donc pas chez le général dont vous me parliez il n'y a qu'un instant, dit Céleste après quelques instants de silence.
De Préval voulut protester.
—Vous cherchez en vain à me tromper, dit Céleste; si vous me conduisiez auprès de mon père, vous ne laisseriez pas ici ma conductrice; au reste, je vous ai reconnu de suite, c'est vous qui, hier, me suiviez aux Tuileries.
—Ah! vous m'avez reconnu, dit de Préval, que la parole brève et le ton décidé de la jeune fille étonnaient singulièrement.
—Oui, et maintenant, au lieu de me conduire chez un général qui ne sait seulement pas si j'existe, vous me conduisez probablement dans quelque lieu écarté, dans une petite maison peut-être; c'est ainsi que cela se pratique dans les romans que j'ai lus en cachette.
Céleste, se mit à rire aux éclats; l'étonnement de de Préval était si complet qu'il ne savait plus ce qu'il devait dire.
—Au reste, continua la jeune fille, cela m'est égal, je ne crains rien, et vous ne me ferez faire que ce qui me conviendra.
—Ah! c'est comme cela, se dit de Préval, je crois que j'ai fait une conquête plus précieuse que je ne l'espérais. Faut-il, continua-t-il en s'adressant à Céleste, donner l'ordre au cocher de nous ramener à Saint-Denis.
—Laissez ce brave homme continuer son chemin, je ne veux plus retourner à Saint-Denis, je verrai plus tard ce qu'il me sera possible de faire pour vous.
De Préval conduisit Céleste dans le logement qu'il avait fait préparer pour elle, et la quitta après l'y avoir installée.
—Peste, disait-il quelques jours après à Fontaine qui lui demandait si son entreprise avait réussi, quelle gaillarde que cette petite fille, elle a plus d'énergie que beaucoup d'hommes, et si elle était tombée entre les mains de mon ami de Lussan, elle serait allée loin si on ne l'avait pas arrêtée; mais c'est égal, elle est admirablement belle, et je crois qu'il me sera possible d'en tirer un excellent parti.
M. de Préval, l'élégant jeune homme aux manières gracieuses, voulait exploiter à son profit la beauté d'une femme. Il ne faut pas que cela vous étonne, cher lecteur. On rencontre dans toutes les classes de la société des hommes de cette trempe. La fille des rues est exploitée par ces hommes dont on trouve le nom dans la Pucelle de Voltaire; la lorette, par l'amant de cœur, qu'il ne faut pas confondre avec l'Arthur; l'actrice prête de l'argent aux artistes incompris et aux journalistes inconnus; la femme du monde fait distribuer, à ses protégés, des places et des décorations; ainsi va le monde.
De Préval qui supportait, non sans le savoir (il était trop expérimenté pour qu'il en fût ainsi), le joug que devaient porter tous ceux qui connaîtraient Céleste, et qui voulait cacher à tous les yeux la précieuse conquête qu'il avait faite, l'emmena aux îles d'Hyères.
La jeune fille s'était laissée vaincre sans se défendre; mais le Préval n'était pas satisfait de sa victoire, Céleste avait cédé sans hésitation, de propos délibéré, parce qu'elle ne pouvait faire autrement. De Préval avait compris que ce n'était pas l'amour qu'il inspirait qui avait amené la chute de sa maîtresse, aussi il cherchait par tous les moyens en son pouvoir à conquérir le cœur de celle dont il possédait déjà le corps.
—Mais tu ne m'aimes donc pas, lui dit-il un jour.
—Je ne t'aime pas comme je puis aimer, lui répondit Céleste; si tu me quittais, je ne te ferais pas de mal.
De Préval jouait parfaitement tous les jeux, il savait même, lorsque cela était nécessaire, corriger la fortune; mais il n'avait pas, ainsi qu'il l'espérait, trouvé aux îles d'Hyères, l'occasion d'exercer ses talents; aussi, sa bourse étant presque vide, il ordonna à Céleste de se tenir prête à partir pour Paris.
—Vous voulez retourner à Paris? lui dit-elle... A votre aise, mon ami, quant à moi je reste ici.
—Vous voulez rester ici?
—Sans doute ne suis-je pas libre?...
—Mais que ferez-vous?
—Que cela ne vous inquiète pas, je ne suis pas embarrassée de ma personne.
—Vous ne savez ce que vous dites, vous me suivrez à Paris, je le veux; nous verrons qui de nous deux cédera.
—Ce ne sera pas moi.
Une violente querelle s'engagea et de Préval, qui tenait à la main une petite cravache, en porta un coup à Céleste.
Elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot; mais ses yeux lancèrent des éclairs, ses joues devinrent affreusement pâles, de Préval comprit qu'il avait été trop loin et voulut s'excuser.
—C'est bien! lui dit Céleste, c'est bien, si vous partez je partirai avec vous.
Quelques heures après cette scène, de Préval sortait du cercle où il passait toutes les soirées. Au détour d'une petite rue qu'il devait suivre pour se rendre à l'hôtel qu'il habitait, il fut abordé par un homme enveloppé dans un de ces cabans que portent les pêcheurs provençaux.
—Si tu pars, elle partira avec toi, lui dit cet homme. Et sans laisser à Préval le temps de se reconnaître, il lui porta un violent coup de couteau qui l'étendit par terre.
Des passants relevèrent de Préval et le portèrent à son hôtel, la blessure qu'il avait reçue, quoique très-grave, n'était pas mortelle. Céleste était partie. De Préval qui craignait, par-dessus tout, d'être forcé de mettre la justice dans la confidence de ses affaires, ne dit rien de nature à la compromettre, et lorsqu'il fut rétabli, il retourna à Paris.
Nous connaîtrons plus tard les événements qui, à partir de ce moment, précédèrent les débuts de Céleste au grand théâtre de Marseille, où, sous le nom de Silvia, nous l'avons vue obtenir les plus brillants succès.
Supposons un instant que plusieurs jours se sont écoulés durant le temps que nous avons mis à vous raconter les événements qui précèdent, et nous entendrons Servigny, que nous retrouverons dans le boudoir de Silvia, lui adresser cette question:
—Mais tu ne m'aimes donc pas?
—Silvia ne répondit pas à Servigny avec autant de franchise qu'elle l'avait fait lorsque Préval lui avait adressé la même question, elle avait devant les yeux, au moment où nous sommes arrivés, un but qu'elle voulait atteindre.
—Si je ne vous aimais pas, seriez-vous ici, lorsque j'ai fait défendre ma porte à tout le monde.
—Mais si vous m'aimez, Silvia, pourquoi ne me confiez-vous pas toutes vos pensées.
—Mais je n'ai vraiment rien à vous confier, dit Silvia, en adressant à Servigny un de ses plus gracieux sourires.
—Vous me trompez, Silvia, depuis quelques jours vous êtes triste, préoccupée; je vous en prie, ne me laissez pas ignorer plus longtemps le sujet de vos peines.
—Puisque vous l'exigez, je vais vous satisfaire; mais, songez-y bien, je vous défends de vous moquer de moi.
—Je vous écoute avec la plus sérieuse attention.
Silvia était aussi bonne comédienne dans son boudoir que sur les planches de son théâtre; elle baissa modestement ses beaux yeux.
—C'est une bien heureuse vie, n'est-ce pas, que celle d'une comédienne à laquelle le public veut bien accorder un peu de talent, dit-elle après quelques instants d'hésitation. Une actrice fait tout ce qu'elle veut, elle peut écouter tous les compliments qu'on lui adresse; les hommes les plus distingués s'empressent autour d'elle, c'est fort agréable sans doute: c'est le beau côté de la médaille dont voici le revers: Si prenant le temps comme il vient, nous cherchons dans une affection réelle une distraction aux ennuis incessants de notre profession, on nous méprise; si nous restons sages, on nous calomnie; nous sommes forcées, surtout en province, d'obéir à mille petites influences; il faut que nous recevions une foule de gens qui nous déplaisent, parce qu'ils iraient nous siffler au théâtre si nous ne les recevions pas dans notre salon; mais trouverons-nous parmi nos camarades ce que nous ne pouvons pas rencontrer dans le monde?... Ah! n'allez pas le croire; ceux de nos camarades qui ont moins de talent que nous, nous jalousent; ceux qui en on plus, nous méprisent; et tous cherchent à nous nuire: les hommes en faisant manquer nos entrées et les effets sur lesquels nous comptions, les femmes soit en ameutant contre nous ceux qui sont leur amants et ceux qui cherchent à le devenir, soit en cherchant à nous écraser par un luxe auquel nous ne pouvons atteindre.
Silvia pleura en achevant ce petit discours dont Servigny ne devinait pas la conclusion; ses larmes qui paraissaient sincères, touchèrent le pauvre jeune homme.
Silvia appréciant l'effet qu'elle avait produit, vit qu'elle pouvait continuer, ce qu'elle fit en ses termes:
—J'ai une parure d'opales et d'émeraudes assez belle, je tiens à cette parure, non pas à cause de sa valeur qui n'est pas considérable, mais parce qu'elle a appartenu à ma pauvre mère (ici une pause, puis quelques nouvelles larmes), cependant, lors de mes débuts, n'ayant pas assez d'argent pour acheter les costumes qui m'étaient indispensables, je la confiai à un juif qui me prêta la somme dont j'avais besoin, il fut stipulé que si je ne lui rendais pas cette somme à une époque indiquée, la parure deviendrait sa propriété. J'espérais être en mesure à l'époque convenue, je ne savais pas alors qu'au commencement de notre carrière nous devons être exploitée par nos directeurs. Ce matin, le juif est venu chez moi, il ne veut plus attendre, et ce soir, si aujourd'hui je ne lui paye pas une assez forte somme, ma parure sera vendue.
—Calmez-vous, ma chère Silvia; calmez-vous. Je vais aller voir ce juif, et il faudra bien qu'il attende quelques jours encore.
—Il ne voudra rien entendre. Je sais que le marquis de Roselli, que je n'ai pas voulu recevoir, parce que je vous aime, Servigny, veut acheter cette parure pour la donner à la seconde chanteuse.
Si Servigny avait eu à sa disposition la petite fortune qu'il possédait, il eut séché de suite les larmes qui coulaient le long des joues de la femme qu'il aimait; mais ne voulant pas lui laisser concevoir une espérance que, peut être, il ne pourrait pas réaliser, il sortit se bornant à l'engager à souffrir avec résignation ce qu'elle ne pouvait empêcher. Silvia qui avait remarqué la préoccupation à laquelle il paraissait en proie, et qui devinait que c'était d'elle qu'il allait s'occuper, se mit à rire aussitôt qu'il fut sorti.
—C'est bien! se dit-elle, c'est bien! Je crois que je puis sans me compromettre prier Dieu qu'il te fasse réussir dans tout ce que tu vas entreprendre.
Le juif qui servait de compère à Silvia, car la parure d'opales et d'émeraudes n'avait été engagée que pour la mise en scène de la comédie qu'elle voulait jouer, possédait tous les défauts qui constituent les qualités des enfants d'Israël. Il était laid, sale, rusé et fripon; et toutes les fois qu'il rencontrait l'occasion de jouer, tout en gagnant quelques écus, un bon tour à un goï[197], il la saisissait avec le plus vif empressement.
Ce moderne Schilock, qui était cependant la providence de toute la fashion marseillaise, habitait la plus vieille masure de la plus sale rue du triste quartier Saint-Jean. Il reçut Servigny avec un empressement qui parut de bon augure à celui-ci.
—Vous voulez dégager la parure de mademoiselle Silvia, dit-il, lorsque le jeune homme lui eût fait connaître l'objet de sa visite; vous avez bien raison, mon jeune monsieur; c'est une bien jolie femme que mademoiselle Silvia, et qui vous aime bien, à ce que l'on dit.
—Ah! on dit cela, répondit Servigny, intérieurement flatté, de ce qu'on savait qu'il était aimé d'une aussi jolie femme que Silvia.
—Voici la parure, ajouta le juif posant sur une petite table, devant laquelle il était assis, une petite boîte de maroquin qu'il avait prise dans un tiroir; voilà une parure, dit-il, qui ne serait pas restée longtemps entre mes mains, si mademoiselle Silvia l'avait voulu. Monsieur le marquis de Roselli, une jeune seigneur italien, était disposé à faire pour elle tous les sacrifices possibles.
Il ouvrit la petite boîte, Servigny se dit que Silvia devait être bien belle lorsqu'elle était parée de ces pierres qui reflétaient toutes les brillantes couleurs de l'iris, il fit un pas, et son corps obéissant machinalement à sa pensée, il tendit la main pour les recevoir, le juif couvrit la petite boîte de ces deux mains longues et osseuses.
—Il faut me compter cinq mille francs, dit-il.
—Je n'ai pas d'argent, dit Servigny, mais...
Le juif ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, il remit la petite boîte dans le tiroir qu'il ferma et dont il mit la clé dans sa poche.
—Il faut me compter cinq mille francs dit-il encore.
—Voulez-vous prendre la peine de m'écouter, monsieur, lui dit Servigny. Les manières, la voix, le regard du juif, étaient changés depuis que Servigny avait laissé s'échapper de ses lèvres ces fatales paroles: «Je n'ai pas d'argent!» D'obséquieux, ils étaient devenus à peu près insolents, il fit cependant signe qu'il était disposé à l'écouter.
—Servigny lui fit alors comprendre que s'il n'avait pas à sa disposition immédiate la somme nécessaire pour le satisfaire, il n'était cependant pas dépourvu de ressources; il lui apprit qu'il possédait une somme considérable déposée chez un notaire de Paris, et qu'il pouvait disposer de cette somme.
—Je comprends bien, répondit le juif, je comprends bien; mais puisque je puis aujourd'hui même recevoir mon argent en vendant, au marquis de Roselli cette parure, qui m'appartiendra ce soir, pourquoi attendrais-je encore huit jours au moins? Si cependant vous m'offriez des sûretés et un intérêt raisonnable, nous pourrions peut-être nous entendre. Le juif avait examiné avec la plus sérieuse attention les pièces qui attestaient la vérité de ce qu'avançait Servigny.
—Qu'à cela ne tienne! si vous voulez vous contenter d'une lettre de change à quinze jours de date de 5,500 fr...
—Vous n'y pensez pas, je puis recevoir mon argent ce soir et gagner plus que vous ne m'offrez en vendant cette parure au marquis de Roselli.
—Alors dites-moi ce que vous exigez.
—Voilà: les pièces que vous me présentez sont en règle, et attestent, il est vrai, que Me Bénard, notaire à Paris, tient entre ses mains un somme de 20,000 francs qui vous appartient, et qu'il doit vous remettre, lorsque vous la demanderez; c'est très-bien. Voilà vos pièces; je veux bien m'en rapporter à votre parole! Vous me ferez seulement une lettre de change à quinze jours de 7,125 fr., capital 7 mille fr., intérêts du capital à cinq pour cent pendant six mois, cent vingt-cinq francs, bénéfice que j'aurais fait en vendant la parure au marquis de Roselli deux mille francs, je ne puis pas perdre cette somme pour vous obliger, quel que soit l'intérêt que je vous porte.
—Que maudit soit cet infâme usurier, pensa Servigny, mais je ne puis faire autrement, j'accepte, dit-il.
—Vous êtes bien sûr de me payer à l'échéance, répondit le Juif.
—Très-sûr! parbleu! Je vais écrire ce soir même à mon notaire de m'envoyer mes fonds.
—Il doit alors vous être indifférent d'ajouter un autre nom au vôtre, celui de M. Mathieu Durand, par exemple, le juif nommait un des négociants recommandables de Marseille, dont vous imiterez tant bien que mal la signature sur les billets que vous allez passer à mon ordre.
—Mais c'est un faux que vous voulez que je fasse, misérable que vous êtes, s'écria Servigny, qui ne put écouter sans éprouver une vive colère une aussi étrange proposition.
—Vous refusez? admettons alors que nous n'avons rien dit, et le juif retira du tiroir la petite boîte, et fit scintiller les pierres dans le rayon de soleil qui passait à grand peine à travers les énormes barreaux de fer qui garnissaient l'étroite fenêtre de sa tanière. Très-souvent, cependant, j'ai fait de semblables affaires, et puis ce que vous regardez comme une mauvaise action, ne fait en réalité de tort à personne, en prenant votre billet je sais que c'est un faux, vous, vous êtes certain de payer à l'échéance; il ne sortira pas de mes mains: nous sommes au 25 juin, je vous le remettrai le 10 juillet en échange de la somme de 7,125 fr., il est du reste bien entendu que vous allez me remettre de suite cent francs, que coûteraient les actes, et enregistrement que nécessiterait une délégation à non profit sur la somme déposée chez votre notaire, si nous traitions d'une autre manière.
Servigny hésita longtemps, cependant comme en faisant ce que le juif exigeait, il ne croyait pas blesser les lois de la probité, et qu'il était bien certain de payer, avant même son échéance, la lettre de change, sur laquelle il allait apposer le nom du négociant Mathieu Durand; il signa.
Servigny emportant la parure d'émeraudes et d'opales, était à peine sorti de chez lui, que le juif s'empressa de se rendre chez Silvia, à laquelle il raconta ce qui venait de se passer: Je crois bien, lui dit-il, que vous ne pourrez arracher que cette aile à l'oiseau qui est venu se prendre dans vos filets; le jeune homme n'est pas aussi riche que vous le supposiez, il ne possède maintenant qu'une dixaine de mille francs, au plus.
—Cela pourra durer à peu près un mois, répondit Silvia.
—Je crois que vous feriez bien de laisser à ce jeune homme ce qui lui reste, et de vous occuper du marquis de Roselli, que vos rigueurs commencent à lasser.
—Vous êtes la sagesse même, digne enfant d'Abraham, vos avis seront peut-être pris en considération.
—Eh! eh! dit le juif en riant en dedans, comme le Nathaniel Bunppo de Fenimore Cooper, nous pourrions, à nous deux, faire d'excellentes affaires, mais il faudrait pour cela jouer cartes sur table.
Silvia jeta sur lui un regard si incisif, qu'il baissa presque les yeux.
—Lequel de nous deux tromperait l'autre, honnête Josué? dit-elle.
—Vraiment, je ne sais, répondit Josué en donnant cours à l'hilarité qu'il comprimait à peine, ah! si vous étiez une fille de Jacob.
—Restons comme nous sommes, vous m'apprendriez, sans doute, beaucoup de choses utiles, mais j'ai remarqué que les instituteurs veulent exploiter leurs élèves, et cela ne me convient pas. J'ai parcouru, à peu près, toute l'Europe, en la compagnie d'un homme avec lequel je me serais peut-être entendue, s'il avait voulu prendre sa part et me laisser la mienne. Si j'en trouve un qui soit plus juste et aussi habile que le duc de Modène, nous pourrons peut-être nous entendre.
—Le duc de Modène est un grand homme, dit le juif, il a trouvé le moyen de me mettre dedans.
Le soir même, Servigny, qui dans la journée avait fait remettre à Silvia la parure, rencontra dans sa loge le marquis de Roselli, cependant il n'osa se plaindre. Silvia, lorsque le marquis fut parti, lui témoigna tant de reconnaissance, de ce qu'il avait fait pour elle, elle se montra si gracieuse, si enjouée, qu'il craignit lui faire injure en la soupçonnant.
Le lendemain matin, le marquis de Roselli sortait de chez Silvia, lorsqu'il y entrait il essaya de faire comprendre à sa maîtresse, qu'elle ne devait pas recevoir cet homme, dont les prétentions étaient connues de toute la ville. Silvia lui répondit qu'elle se souciait peu de ce que pouvaient penser les oisifs; puis elle se mit à rire, et ajouta qu'elle était charmée de pouvoir enlever un adorateur à sa rivale, la seconde chanteuse.
—Ainsi vous recevrez de nouveau ce marquis italien?
—Si cela me plaît, mon très-cher, ne suis-je pas libre?
—Non, tu n'es pas libre de faire ce qui me déplaît, ce qui me blesse.
—Ah! déjà de la tyrannie! je vous en avertis, je n'aime pas les jaloux.
—Vous croyez donc, que vous pourrez recevoir chez vous tous les beaux fils de la ville, et qu'il ne me sera pas permis de m'y opposer? cela ne sera pas, vrai Dieu!
—Ah! ah! vous voulez déjà que je vous paye l'intérêt de votre argent. Et Silvia lança à Servigny un regard de dédain indéfinissable.
Le jeune homme bondit sous ce regard comme s'il eût été frappé d'une étincelle électrique, un éclair lumineux qui traversa sa pensée, lui fit durant un instant, voir tels qu'étaient en réalité tous les faits qui venaient de se passer; il sortit pour ne pas éclater. Silvia ne fit pas un pas pour le retenir, cependant il n'attribua d'abord qu'à un caprice, à une de ces idées fantasques, qui traversent si souvent l'imagination des femmes, la conduite de sa maîtresse.
«En payant ce que je devais au juif Josué, vous m'avez rendu un très-grand service, soyez donc assuré de ma reconnaissance, mais vous connaissez trop bien les usages de la bonne compagnie, pour vous faire un titre de ce service; je vous ai aimé, je vous l'ai prouvé aussi bien que cela m'a été possible, hier je vous aimais encore: aujourd'hui je ne vous aime plus, et je vous l'écris, afin de m'éviter la peine de vous le dire; ne venez plus chez moi, vous pourriez y rencontrer le marquis de Roselli.»
Silvia avait signé cette lettre, qui fut remise à Servigny lorsqu'il rentra chez lui. Il aurait dû sans doute considérer ce qui lui arrivait comme une leçon dont il devait faire son profit et ne plus s'occuper de Silvia. Mais, si l'on veut bien considérer qu'il ne possédait pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années, et surtout qu'il aimait véritablement Silvia, on pourra peut-être trouver sa conduite toute naturelle. Sa raison, il est vrai, condamnait cette femme, mais son cœur, vivement épris, cherchait à l'excuser; il ne pouvait croire qu'elle eût agi de son propre mouvement, elle devait, suivant lui, avoir obéi à des influences étrangères. Il voulait la voir encore, elle n'oserait lui avouer qu'elle était l'auteur d'une lettre aussi odieuse que celle qu'il venait de recevoir? «Il n'est pas possible, se disait-il, que si jeune, si belle, elle ait déjà atteint ce degré de corruption.» Puis, relisant la lettre qu'il venait de recevoir, il la commentait avec la plus scrupuleuse attention, et cet examen venait corroborer son opinion.
Il se rendit de suite chez Silvia; la cantatrice le reçut dans son boudoir, elle était étendue sur un divan, et seulement vêtue d'un peignoir de satin noir, qui faisait admirablement ressortir l'éclatante blancheur de sa carnation; en la voyant si belle, le premier désir qu'il éprouva fut celui de tomber à ses genoux. Il se contraignit cependant.
—Ce n'est pas vous sans doute, Silvia, qui avez écrit cette lettre? lui dit-il.
Lorsque Servigny adressait cette question à celle qui avait été sa maîtresse, il n'espérait plus une dénégation; la froide ironie qui étincelait dans les yeux de Silvia, lui faisait pressentir sa réponse, ses prévisions ne furent pas trompées; cependant, elle ne répondit pas d'une manière directe.
—Je n'espérais plus vous revoir, lui dit-elle, je croyais que vous auriez bien voulu me comprendre.
—Ainsi vous pensez tout ce qui est écrit sur cette feuille de papier?
—Sans doute: je vous aimais, je le crois du moins, je ne vous aime plus, j'en suis sûre. Y a-t-il là quelque chose qui doive vous étonner?
Servigny avait le cœur trop bien placé et trop d'énergie dans le caractère pour essayer de répondre à des paroles qui accusaient chez celle qui venait de les prononcer une sécheresse d'âme et un cynisme véritablement inexplicables, il allait quitter le boudoir de Silvia, lorsque celle-ci, qui sans doute espérait une scène de désespoir et de larmes, et qui semblait trouver du plaisir à remuer le poignard dans la blessure qu'elle avait faite, lui dit:
—C'est cela, mon très-cher, partez, mais hâtez-vous, j'attends le marquis de Roselli.
C'en était trop; l'infernale méchanceté de Silvia méritait une punition exemplaire: Servigny la frappa au visage, puis il s'enfuit, effrayé de l'odieuse action qu'il venait de commettre.
—Et de deux, dit Silvia.
—Il paraît que c'est comme cela qu'on vous quitte, dit un homme qui s'était tenu caché derrière les rideaux du boudoir, pendant tout le temps qu'avait duré la scène que nous venons de décrire, faut-il encore aller tuer celui-là.
Cet homme portait le costume des pêcheurs provençaux.
—Que me voulez-vous, s'écria Silvia, qui malgré l'audace de son caractère, ne put s'empêcher de trembler sous le regard implacable de l'homme qui se trouvait devant elle.
—J'étais venu pour vous tuer, répondit le pêcheur en lui montrant un couteau bien affilé.
Silvia saisit le cordon d'une sonnette qui se trouvait à sa portée.
—Ne craignez rien, lui dit le pêcheur, je ne vous tuerai pas aujourd'hui, puis il disparut par la fenêtre avec l'agilité d'un chat sauvage.
Restée seule, Silvia écrivait une petite lettre qu'elle ne signa pas et qu'elle fit porter chez le substitut du procureur du roi.
Le lendemain, à six heures du matin, Servigny était arrêté à son domicile comme prévenu de faux en écriture de commerce.
Il répondit avec franchise à toutes les questions qui lui furent adressées, il dit dans quelles circonstances il avait remis au juif Josué la lettre de change sur laquelle il avait opposé la signature du négociant Mathieu Durand, qu'il avait ensuite endossée; mais le juif qui ne voulait pas faire connaître à la justice les petits secrets de son commerce, soutint qu'il avait escompté la lettre de change, croyant de bonne foi qu'elle avait été souscrite par celui dont elle portait la signature.
Servigny, bien certain d'être sous peu de jours en mesure de payer, ne redoutait pas les résultats de la faute qu'il avait commise, mais un événement qu'il était bien loin de prévoir, vint tout à coup le plonger dans le plus profond désespoir, au lieu de l'argent sur lequel il comptait, il reçut une lettre qui lui apprit que le notaire auquel il avait confié sa petite fortune, venait de prendre la fuite, emportant tous les fonds que lui avaient confiés ses clients.
Servigny comparut devant la cour d'assises d'Aix; sa jeunesse et la franchise de ses aveux intéressèrent tout le monde, il fut cependant, ainsi que nous l'avons dit, condamné à cinq années de travaux forcés, sans exposition.
Les hommes doués d'une certaine dose d'énergie, puisent assez souvent du calme, dans l'excès même de leur malheur; Servigny était un de ces hommes: il envisagea sans sourciller le sombre avenir qui se déroulait devant ses yeux, et, lorsqu'il fut seul dans la chambre qu'il occupait en prison, il s'écria:
Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner, mais je ne subirai pas la peine à laquelle je viens d'être condamné.