Читать книгу Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq - Страница 24

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Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père?

—Vraiment! non.

—Eh bien, voici ce que répondit ce plaisant, et sa réponse pourra me servir:

Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.

Et qu'est-il arrivé à ce Crésus?

—«Ce monarque avait été constamment heureux dans toutes ses entreprises; il se promenait un jour sur le bord de la mer, accompagné de ses courtisans, qui disaient tous, que leur souverain était le mortel le plus chéri des dieux, et que jamais la fortune ne se lasserait de l'accabler de ses dons. Crésus tira de son doigt une bague magnifique et la jeta à la mer.—Si je retrouve cette bague, dit-il, je croirai tout ce que vous venez de me dire.

»A quelques jours de là, on servit, sur la table du roi Crésus, un admirable esturgeon, et dans le ventre de ce poisson, il retrouva sa bague.—Vous ne vous trompiez pas, dit-il alors à ses courtisans; je suis véritablement le plus heureux des mortels. Un sage, qui par hasard, se trouvait parmi les convives, lui fit observer que l'on n'était jamais aussi prêt de tomber dans l'abîme, que lorsque l'on était arrivé au comble de la prospérité, tout le monde se moqua de ce sage.»

—Et tout le monde eut raison; pourquoi cet oiseau de mauvais augure, venait-il mêler ses croassements, aux joyeux propos qui, sans doute, assaisonnaient le banquet.

—Tout le monde eut tort, mon cher Roman; car voici ce qui arriva:

«—Quelque temps après, le grand Cyrus vint attaquer les Etats du roi Crésus; celui-ci essaya vainement de résister au vainqueur; il perdit toutes les batailles qu'il livra. Enfin, il tomba entre les mains de son ennemi, qui après l'avoir abreuvé d'outrages, le fit écorcher vif.»

—Et quelle est la moralité de cette histoire, ou plutôt de cette fable?

—C'est qu'il ne faut pas trop compter sur notre destinée, et que le plus petit événement peut survenir et renverser tout à coup l'échafaudage sur lequel nous sommes montés.

—Vous êtes fou, monsieur le marquis; notre édifice est trop solide pour tomber au premier souffle de l'orage; et s'il plaît au diable, nous mourrons dans notre lit, et marquis de Pourrières.

—Je le souhaite et je l'espère; mais pouvons-nous savoir ce que l'avenir nous réserve.

La conversation finit là.

Peu de jours après, Salvador quitta le château, où il laissa Roman, pour aller à Lyon, opérer le recouvrement de quelques sommes importantes, dues à la succession du vieux marquis de Pourrières, et déposées en l'étude de maître Coste, notaire. Les démarches qu'il fut forcé de faire, le mirent en relations avec les personnes qui composaient, à cette époque, la société la plus distinguée de la ville.

A la suite d'un dîner, auquel il avait été invité, quelques jeunes gens, qu'il voyait assez habituellement, lui firent la proposition de les accompagner au grand théâtre. Salvador, après s'être fait un peu prier, pour satisfaire aux exigences du bon ton, se détermina à les suivre. Ces messieurs, en entrant dans leur loge, firent assez de bruit pour troubler le spectacle; et grâce au sans-gêne de leurs manières et à l'excentricité de leur toilette, ils étaient devenus après quelques minutes le point de mire toutes les lorgnettes. Les lions de la province imitent, hélas! tous les travers des lions parisiens.

Ces messieurs étaient tous armés d'un de ces télescopes, auxquels on a conservé le nom de lorgnettes. Après avoir mis en état ces formidables instruments, ils examinèrent à leur tour, et lorsqu'ils rencontraient une physionomie originale, ou un joli minois derrière leur objectif, des observations pleines de malignité, ou des exclamations admiratives, partaient de leur loge avec la rapidité des fusées d'un feu d'artifice, et souvent elles allaient frapper les oreilles de ceux qu'elles intéressaient.

Salvador, depuis quelques minutes, ne pouvait détacher ses yeux d'une femme qui venait d'entrer dans une loge, située en face de celle qu'il occupait avec ses amis, et dont la brillante toilette et la merveilleuse beauté attiraient tous les regards.

L'attention soutenue de Salvador, parut à la fin blesser cette femme, qui à son tour, regarda notre héros avec tant d'assurance et de fixité, qu'elle lui fit presque baisser les yeux.

Tron de l'air, dit-il à un de ses amis en lui désignant l'objet de son admiration; cette femme est au moins aussi effrontée qu'elle est belle; quel regard, il est aussi acéré que la pointe d'un poignard malais.

—Ah! vous avez remarqué cette belle personne; lui dit le jeune homme auquel il s'était adressé; elle est très-désirable, n'est-ce pas.

—Certes, répondit Salvador, et si je n'avais pas la crainte de vous rencontrer tous sur mon chemin, je tâcherais de conquérir ses bonnes grâces.

—Si ce n'est que la crainte d'avoir l'un de nous pour rival, vous pouvez, sans crainte, tenter l'aventure; mais je crois que vous ne réussirez pas.

—Vous m'étonnez; cette femme est-elle donc douée d'une vertu à toute épreuve?

—Vous êtes quelque peu présomptueux, monsieur le marquis; n'accordez-vous qu'aux Lucrèces le pouvoir de vous résister?

—Oh! vous ne m'avez pas compris, mais répondez-moi sérieusement, je vous en prie, cette femme est-elle si vertueuse que ce soit faire une folie que d'essayer de s'en faire aimer?

—Avez-vous lu, monsieur le marquis, un excellent roman du plus fécond de nos romanciers: la Peau de chagrin?

—Sans doute.

—Vous vous rappelez alors une certaine comtesse Fœdora?

—Quel rapport...?

—Eh bien! si cette femme était un peu plus âgée, nous croirions tous qu'elle servait de modèle à M. de Balzac lorsqu'il traçait le portrait de la comtesse Fœdora.

—Ainsi, selon vous, cette femme est?...

—Une femme sans cœur, cher marquis, et nous sommes trop de vos amis pour ne pas chercher à vous détourner du défilé dans lequel vous paraissez vouloir vous engager.

—Merci de vos bons avis, messieurs, mais, en vérité, il est bien difficile de les suivre lorsque l'on a devant les yeux une créature aussi séduisante que celle-ci.

—Il faudrait avoir la puissance du dieu qui anima la Galathée du sculpteur Pygmalion si l'on devait devenir amoureux de toutes les belles statues que l'on peut rencontrer sur son chemin.

—Si j'étais un palatin moins aventureux, je quitterais la lice avant d'avoir combattu, car vos discours ne sont pas de nature à m'encourager; mais ne me direz-vous pas le nom de cette femme et ce qui vous autorise à parler d'elle en des termes si défavorables?

—Nous vous apprendrons volontiers tout ce que vous désirez savoir.

—Je vous écoute.

—Madame la marquise de Roselly n'a pas probablement l'intention de se fixer dans notre ville, car elle n'a pas monté sa maison et se contente depuis qu'elle est ici du plus bel appartement de l'hôtel des Ambassadeurs: cependant ses équipages, qu'elle a fait venir de Paris, excitent à la fois l'admiration et l'envie de toutes nos merveilleuses.

Le caractère assez extraordinaire, les habitudes originales de cette marquise (elle fume, fait des armes comme le meilleur élève de Mathieu Coulon, et est aussi bonne écuyère que Baucher) auraient suffi pour que toutes les portes se fermassent devant elle, si la renommée aux cent voix n'avait pas pris le soin de nous apprendre son histoire.

La marquise de Roselly venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille sous le nom de Silvia.

—Silvia! s'écria Salvador en interrompant le narrateur; Silvia!

—Vous connaissez la marquise de Roselly?

—Pas précisément, mais j'ai beaucoup entendu parler de la cantatrice Silvia.—C'est singulier, se disait Salvador qui se rappelait ce que lui avait raconté Servigny pendant son séjour au bagne de Toulon, et ce qu'il avait entendu au dîner donné à Paris par le marquis Alexis de Pourrières.

—Continuez, je vous en prie, dit-il après quelques instants de silence.

—«Je vous disais donc, continua le narrateur, que Silvia venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille. Comme elle est douée d'un talent incontestable et d'une beauté que vous êtes à même de juger, elle obtint les plus brillants succès, et bientôt elle compta autant d'adorateurs qu'il y avait à Marseille de jeunes gens riches et bien tournés. Après une liaison avec un jeune homme de Paris dont le nom m'échappe, liaison dont les suites furent fatales à ce malheureux, qui paya de sa liberté et de son honneur le bonheur bien fugitif d'avoir serré une femme jolie entre ses bras, elle fit la connaissance du marquis de Roselly, noble seigneur vénitien; cet Italien, à ce qu'il paraît, n'avait point de cervelle, car trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'au grand étonnement de tous les oisifs de Marseille, Silvia, après avoir payé un énorme dédit à son directeur, quitta le théâtre et annonça à tout le monde qu'elle allait épouser son adorateur.

»On crut d'abord que les espérances de la jeune actrice ne se réaliseraient pas; on ne pouvait croire qu'un aussi noble gentilhomme que le marquis de Roselly se déterminerait à épouser une fille de théâtre dont la réputation était plus qu'équivoque, cependant au jour indiqué, le mariage fut célébré avec beaucoup de pompe.

»Silvia, devenue marquise, ne changea ni de caractère, ni de conduite, et son mari s'étant noyé à la suite d'une promenade sur l'eau, elle ne parut pas trop affligée de la perte qu'elle venait de faire, et après un voyage qu'elle fit en Italie pour recueillir ce qui lui revenait des biens du marquis de Roselly, elle reparut à Marseille, et, sans attendre que l'année de son deuil fût expirée, elle remonta sur les planches du grand théâtre; une insensibilité si ouvertement affichée révolta tout le monde, et au lieu des bravos et des transports d'admiration qui avaient accueilli ses débuts, elle ne récolta cette fois que des huées et des sifflets. Les quelques amis qui lui restaient, une femme jolie, quels que soient ses vices, en a toujours quelques-uns, affirmèrent, que la succession de son mari étant composée en grande partie de biens domaniaux qui, suivant les lois qui régissent le royaume Lombard-Vénitien, retournant à l'Etat à défaut d'héritier du sang, c'était la nécessité qui la forçait à suivre de nouveau la carrière dramatique, mais ce fut en vain, elle fut forcée de quitter Marseille. Ce fut alors qu'elle vint ici.

—Mais si vraiment elle n'a pas de fortune, dit Salvador à celui de ses nouveaux amis qui venait de lui apprendre ce qui précède, quels moyens emploie-t-elle pour suffire à l'entretien du luxe dont elle s'environne?

—Vous me demandez là, cher marquis, la solution d'un problème bien facile à résoudre: une femme ne trouve-t-elle pas tous les jours des ressources nouvelles?

—Ainsi, vous croyez?...

—Je crois que la belle marquise de Roselly serait à l'heure qu'il est, toute disposée à vous vendre très-cher ce que vous pouvez vous procurer à beaucoup meilleur compte, en vous adressant ailleurs.

—Oh! vous êtes véritablement trop méchant.

—Je suis de l'avis du philosophe de Genève; vous savez ce qu'il a dit de la courtisane du roi?...

—Assez, assez, ménagez un peu plus, cette pauvre marquise.

Silvia, on plutôt la marquise de Roselly, paraissait avoir deviné que Salvador et les jeunes merveilleux placés près de lui s'occupaient d'elle, car elle n'avait pas cessé de regarder la loge dans laquelle ils se trouvaient, en balançant nonchalamment le bouquet de violettes de Parme et de camélias qu'elle tenait à la main.

Après la seconde pièce elle sortit, non sans avoir jeté sur Salvador un de ces regards qui enveloppent de la tête aux pieds celui auquel ils sont adressés.

Salvador, pendant les quelques jours qui suivirent cette soirée, pensa plus d'une fois à Silvia; il n'était pas encore positivement amoureux de cette femme, dont la beauté avait impressionné vivement ses sens, mais il se sentait entraîné vers elle par un sentiment inexplicable et une curiosité irrésistible.

Salvador, comme tous les gens qui ont à se reprocher quelque grand crime, était excessivement superstitieux[227]. Il se figura que ce n'était pas le hasard qui avait amené devant lui cette femme dont plusieurs fois déjà il avait entendu prononcer le nom, et qu'il existait entre sa destinée et la sienne une mystérieuse relation.—Réussir à fixer cette femme qui ne s'est encore attachée à personne, et qui se débarrasse d'une manière si expéditive des gens qui lui déplaisent, se dit-il un jour, est une entreprise beaucoup plus difficile que de conquérir lorsque l'on ne recule pas devant l'emploi de certains moyens, un nom et une fortune! Eh bien! je tenterai l'aventure, et, si je réussis, ce sera un certain signe qu'aucun événement fâcheux ne doit plus m'arriver. Cette idée, accueillie d'abord comme une folie, germa cependant dans l'esprit de Salvador, qu'elle domina bientôt.

Salvador se présenta plusieurs fois à l'hôtel des Ambassadeurs sans pouvoir obtenir la faveur d'être admis auprès de Silvia; et, ainsi que cela arrive toujours, les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin ne firent qu'ajouter de nouvelles forces au désir qu'il éprouvait.

Un valet de place assez intelligent était attaché depuis plusieurs années à l'hôtel des Ambassadeurs. Cet homme, que Salvador payait très-généreusement, lui avait appris que la marquise de Roselly se rendait presque tous les soirs sur la place Bellecourt, où la musique d'un régiment de ligne, alors en garnison dans la ville, attirait l'élite de la société lyonnaise.

Salvador alla donc un soir augmenter la foule, déjà si nombreuse, des adorateurs que la belle Silvia traînait partout après elle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à conquérir un siége à ses côtés. Silvia, qui connaissait déjà son nom, et qui savait qu'il occupait dans le monde une assez belle position, voulut bien se départir en sa faveur des rigueurs dont assez ordinairement elle accablait ceux qui portaient ses chaînes.

—Je crois, lui dit Salvador, après les préliminaires obligés de toute conversation que l'un des deux interlocuteurs veut amener sur un terrain plus intéressant que celui sur lequel elle s'agite, que j'ai eu le plaisir, il y a quelques jours déjà, de vous rencontrer au grand théâtre.

—C'est vrai, lui répondit Silvia, et vraiment, je dois vous le dire, vous n'auriez pas, je le crois, examiné avec plus d'attention un cheval de luxe que vous auriez en l'envie d'acheter.

—Ah! madame, vous punissez bien sévèrement une faute que tout le monde aurait commise à ma place. Lorsqu'une fois les yeux se sont fixés sur vous, croyez-vous qu'il soit possible qu'ils se détournent?

—Ecoutez, monsieur le marquis, dit Silvia après quelques instants de silence, si je suis sincère, me promettez-vous de répondre avec franchise aux quelques questions que je vais vous adresser?

—Oui, répondit Salvador.

Silvia jeta sur lui un regard qui semblait interroger les plus secrètes pensées de son âme.

—M'aimez-vous? dit-elle.

Salvador était venu sur le terrain avec le dessein d'attaquer, et c'était l'ennemi qui lui présentait la bataille. Cette interversion des rôles, qu'il n'avait pas prévue, le dérouta siége; aussi il hésita quelques instants avant de se déterminer à répondre.

—Eh! bien, reprit Silvia, m'aimez-vous?

—Je le crois, répondit Salvador.

—Je ne serai pas moins franche que vous, je n'ai encore aimé personne, pas même mon mari, ajouta-t-elle en souriant, et j'ai cru jusqu'à ce jour que ce serait toujours ainsi: il paraît que je me suis trompée.

—Ah! madame, est-ce un aveu et dois-je l'interpréter en ma faveur?

—Vous faites beaucoup trop de chemin en peu de temps, monsieur le marquis, je ne veux pas dire que je vous aime, mais seulement qu'il est possible que je finisse par vous aimer; mais si vous voulez me croire, nous en resterons là.

—Ah! madame, ce que vous me demandez est impossible.

—Je ne sais si je me trompe, monsieur le marquis, mais quelque chose me dit que d'une liaison entre vous et moi il ne doit rien résulter de bon.

—Croyez, madame, que si mes espérances se réalisent, de mon côté du moins, vos prévisions seront trompées.

La conversation continua quelques instants encore sur ce ton, et Salvador ne quitta la belle marquise de Roselly qu'après avoir obtenu la permission d'aller chez elle lui présenter ses hommages.

L'amour, ce sentiment si pur, par lequel deux âmes se fondent en une seule, peut-il donc être éprouvé par des créatures aussi perverses que celles qui nous occupent en ce moment; et le sentiment qui les engage à se rapprocher l'une de l'autre, est-il bien le même que celui dont nous avons tous plus ou moins ressenti les atteintes; hélas! oui, les tigres aussi bien que les colombes recherchent les individus de leur espèce, lorsqu'arrive la saison des amours.

L'amour, lorsqu'il a lié l'un à l'autre deux individus dont la vie a été une suite continuelle de débordements et de crimes, est peut-être plus violent, plus constant, plus capable de dévouement que celui qui a pris naissance dans le cœur d'un individu de trempe ordinaire; cette vérité une fois admise, les événements qui doivent être le résultat de la rencontre de Salvador et de Silvia, ne seront plus que les effets naturels d'une cause prévue.

Il nous eût été facile, pour justifier ceux des événements de ce livre qui peuvent au premier aspect paraître extraordinaire, de rapporter une foule de faits empruntés à la vie réelle; nous n'avons usé de cette faculté qu'avec une extrême réserve, car nous savions que ce n'est pas sans courir le risque d'ennuyer ses lecteurs, qu'un auteur étale les trésors de son érudition; cependant le nouvel aspect sous lequel nous sommes forcé de présenter Salvador et la fille de la mère Sans-Refus, nous engage à rappeler au souvenir de nos lecteurs, quelques faits récents qui se rattachent à un célèbre criminel.

Les malfaiteurs, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, voleurs ou assassins de profession (il existe des assassins de profession et nous aurons occasion de peindre quelques-unes de ces hideuses individualités), sont comme tous les autres hommes, plus peut-être que tous les autres hommes, dominés par l'amour-propre; mais comme ils ne peuvent se glorifier des vertus qu'ils ne possèdent pas, ils se glorifient de leurs crimes: ainsi que nous l'avons déjà dit, ils méprisent ceux d'entre eux qui ne volent que des bagatelles ou qui, après avoir volé, manifestent l'intention de se repentir; la publicité que les journaux donnent à leurs méfaits les flatte au lieu de les chagriner, et bien souvent ils arrivent au bagne ou dans la prison ayant dans leur poche le numéro de la feuille dans laquelle se trouve le compte-rendu des débats qui ont amené leur condamnation. Aussi, depuis que les journaux judiciaires élèvent un piédestal à chaque grand criminel, et que les dames du meilleur monde assistent parées comme pour le bal aux audiences de la cour d'assises, lorsque l'acte d'accusation promet des détails sanglants ou érotiques, tous ceux que l'on amène sur le banc des accusés, cherchent à prendre une attitude dramatique et pour eux, l'instant du triomphe est celui où l'auditoire paraît glacé d'épouvante.

Poulmann est peut-être de tous les assassins qui depuis quelques années ont comparu devant la cour d'assises de la Seine, celui qui a affiché le plus révoltant cynisme et la plus effroyable immoralité: Eh bien! cet homme qui énumérait avec une certaine complaisance toutes les phases de son crime, qui décrivait sans sourciller l'horrible agonie de sa victime, se rattachait cependant à l'humanité par l'affection qu'il portait à la femme Simonnet, surnommée Louise aux yeux de chat, qui, de son côté était folle de lui. Ces deux individus, pendant leur détention à la Conciergerie, se donnaient à chaque instant les preuves d'un attachement sans bornes. Poulmann, auquel Louise avait donné toute sa chevelure, la contemplait avec ravissement, à tous les instants du jour, et la portait constamment sur son cœur; il adressait à sa maîtresse des lettres dans lesquelles il lui peignait son amour en traits de feu, et lorsqu'il la rencontrait à l'avant-greffe, il la serrait entre ses bras avec une force extraordinaire. Louise aux yeux de chat, de son côté, avait renfermé dans on petit sachet qu'elle portait sur sa poitrine toutes les lettres qu'elle avait reçues de Poulmann. Elle les lisait dix fois par jour, et souvent l'auteur de ce livre lui entendit adresser à ses compagnes de captivité, ces singulières paroles: «Que je suis malheureuse: mon mari était un homme de mauvaises mœurs, qui me rendit la vie insupportable et me battait sans cesse; je le quitte, j'ai la chance de tomber entre les mains d'un honnête homme qui me rend le bonheur et la tranquillité, et il faut que l'on vienne l'arrêter: quelle fatalité!»

Ce qui précède a surabondamment prouvé, que les femmes les plus criminelles sont, aussi bien que les personnes les plus vertueuses, susceptibles d'attachement. Aussi nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous dirons que, moins d'un mois après s'être rencontrés pour la première fois, Salvador et Silvia éprouvaient l'un pour l'autre un amour (doit-il être permis de conserver ce nom à un sentiment éprouvé par des individus de semblable nature?) aussi violent que celui qui unissait Poulmann à la femme Simonnet.

Nous devons, avant d'aller plus loin, donner à ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu nous suivre jusqu'ici quelques explications qu'ils voudront bien, nous l'espérons, accueillir avec indulgence.

Ce n'est point seulement pour satisfaire la vaine curiosité des gens du monde et des oisifs que nous nous sommes déterminé à écrire ce livre. Bien que nous ne soyons pas très-expert en matière littéraire, nous savons cependant qu'il ne suffit pas de grouper un certain nombre de personnages plus ou moins excentriques autour d'une donnée plus ou moins originale, et de saupoudrer le tout de quelques tableaux de mœurs plus ou moins exacts, pour avoir fait un livre utile; nous savons aussi que les livres utiles sont les seuls qui soient destinés à fournir une longue carrière.

Nous avons voulu faire un livre utile.

Nos forces ne sont peut-être pas en harmonie avec la tâche que nous nous sommes imposée; mais à défaut d'autre mérite, il nous restera celui de l'intention, mérite dont bien certainement les lecteurs de bonne foi voudront bien nous tenir compte.

On va peut-être nous demander pourquoi, de toutes les formes littéraires, nous avons adopté la plus frivole, celle du roman. A cette question nous ferons une réponse bien ingénue.

Nous avons voulu être lu.

Le public liseur (que l'on nous pardonne cette comparaison), ressemble un peu à ces enfants qui ne se déterminent à boire la potion qui doit leur sauver la vie que lorsque les bords du vase qui contient ont été préalablement enduits de miel... Cherchez d'abord les moyens de l'intéresser ou de l'amuser, vous pourrez ensuite l'instruire et le moraliser tout à votre aise.

Prouver que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables; qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui est due. Que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre. Que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu sont toujours déplorables. Qu'il n'est pas de chute dont on ne puisse se relever lorsque l'on a du courage. Qu'il est toujours possible de faire le bien lorsque l'on a de la bonne volonté. Telles sont les vérités morales que ce livre est destiné à mettre en relief. Nous croyons qu'elles résulteront suffisamment des faits qui doivent amener le dénoûment de notre ouvrage; aussi serons-nous aussi sobre que possible de réflexions.

Jusqu'à ce moment les personnages que nous avons mis en scène, Salvador, Céleste, Comtois et sa mère, Roman et tous les autres, à l'exception de la comtesse de Neuville, de son amie et de Servigny, qui ne sont restés qu'un instant sous les yeux du lecteur, sont des êtres essentiellement vicieux. Mais que l'on se rassure, nous aurons aussi quelques nobles caractères à peindre, et plus d'une belle action à raconter.

On a beaucoup écrit sur les mœurs des malfaiteurs, et ces mœurs cependant n'ont pas encore été décrites avec fidélité. La plupart des écrivains qui se sont occupés de cette matière ont voulu, avant tout, dramatiser leur sujet; aussi, les uns ont chargé leurs palettes de couleurs ou trop sombres ou trop riantes; les autres, dominés par leurs idées politiques, ont cherché à expliquer, par l'organisation de la société, tous les vices de la classe qu'ils ont voulu peindre; d'autres ne les ont vus que du haut de leur position officielle, et ne les ont observés que sous l'influence des préventions que la nature même de leurs fonctions devait nécessairement leur inspirer.

On viendra peut-être nous dire que des philanthropes ont visité dans leurs plus petits détails les lieux de détention, et qu'ils n'ont pris la plume qu'après avoir tout examiné consciencieusement; l'auteur de ce livre veut croire tout le bien possible de ces messieurs, quoique de nos jours on ait fait de la philanthropie un métier auquel on gagne de bonnes rentes et de beaux biens au soleil; mais en admettant que ces philanthropes se soient acquittés de leur mission avec toute la conscience possible, toujours est-il qu'ils n'ont jamais vu qu'en toilette les bagnes et les maisons centrales. Au jour de la visite, annoncée longtemps à l'avance, la soupe était presque passable, les gardiens étaient à peu près polis, et tous les prisonniers désireux d'obtenir, soit leur grâce, soit une commutation de peine, des agneaux purs et sans tache, et puis ce n'est pas tout, il existe toujours chez la plupart des condamnés une sorte de crainte mêlée d'espérance, et un respect humain qui les empêche de se montrer tels qu'ils sont devant ceux auxquels est dévolue une certaine autorité, ou qui ne sont pas descendus à leur niveau; ce n'est que lorsqu'ils sont seuls entre eux, qu'ils peuvent être jugés comme ils le méritent, et dût-on trouver mon opinion plus que hasardée, je soutiens que s'il s'agissait de faire un livre dans lequel fussent décrits avec détails et exactitude le caractère et les mœurs des malfaiteurs, ce livre devrait être fait par l'un d'eux.

Par le fait de circonstances qu'il est inutile de rappeler ici, puisque des publications précédentes les ont fait suffisamment connaître, l'auteur de cet ouvrage se trouve placé dans les circonstances les plus favorables à l'exécution du travail qu'il s'est imposé; aussi, pour écrire les peintures de mœurs qui se trouvent dans son livre, il lui a suffi de rappeler ses souvenirs, et il peut dire qu'à défaut d'autre mérite, elles auront du moins celui de l'exactitude.

Il fallait pour être exact, conserver aux individus que nous avons mis en scène, le langage qu'ils parlent habituellement, aussi on trouve dans ce qui précède, et on trouvera dans ce qui va suivre, une grande quantité de mots d'argot, on nous fera peut-être observer qu'il était au moins inutile d'initier les gens du monde à la connaissance du jargon des voleurs et des assassins. Nous comprendrions jusqu'à un certain point cette observation, si nous étions les premiers à faire ce que nous avons fait; mais comme depuis déjà longtemps nous avons été devancé dans la carrière, le seul soin dont à ce sujet nous ayons dû nous inquiéter, a été celui de veiller à ce que notre plume restât constamment chaste. C'est ce que nous avons fait.

Nous devions à nos lecteurs les quelques explications qui précèdent, dont il voudra bien, nous l'espérons, excuser la longueur.

Après quelques mois de séjour à Lyon, Silvia et Salvador se disposèrent à partir pour le château de Pourrières, que ce dernier voulait faire visiter à sa maîtresse avant de se mettre en route pour Paris, où il avait l'intention de se fixer.

Les premiers temps de leur liaison n'avaient pas été exempts d'orages, Salvador que la sensualité seule avait d'abord attiré près de Silvia, avait primitivement tenté de rompre les nœuds qui l'attachaient à cette femme; Silvia, de son côté, avait cherché par tous les moyens possibles à faire de son amant ce que jusqu'à ce moment elle avait fait de tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un hochet, une sorte de mannequin toujours prêt à accepter tous ses caprices, à se courber devant toutes ses volontés. Ils n'avaient ni l'un ni l'autre réussi dans leur entreprise; un sourire, quelques douces paroles, quelques regards plus tendres que de coutume ramenaient Salvador aux pieds de Silvia, lorsqu'il venait de manifester l'intention de briser ses chaînes; mais lorsqu'elle voulait lui faire trop sentir le joug qu'il portait, l'amant si tendre, si soumis quelques minutes auparavant, changeait totalement d'aspect, et les éclats de sa colère épouvantaient Silvia, toute résolue qu'elle était.

—Ecoutez, lui dit un jour Salvador après une scène plus violente que toutes celles qui l'avaient précédée, voulez-vous que nous restions ensemble?

Silvia eût été désolée si son amant lui eût manifesté le désir de rompre avec elle, mais les mauvais instincts qui la dominaient à son insu lui empêchèrent la réponse qu'elle avait dans le cœur de venir se placer sur ses lèvres; elle répondit le contraire de ce qu'elle pensait.

—Non, dit-elle.

—Vous êtes bien déterminée?

Silvia hésita quelques instants avant de répondre, mais elle ne put se résoudre à démentir son caractère.

—Oui, ajouta-t-elle.

Salvador était sur le point de remporter une victoire complète, mais il ne put se contenir plus longtemps.

—Ah! vous voulez me quitter, je devais m'attendre à cela de votre part, mais n'y comptez pas.

Silvia venait de reconquérir d'un seul coup les avantages qu'elle avait perdus dans les luttes précédentes.

—Je vous trouve plaisant, dit-elle, et vous affichez de singulières prétentions; parce que probablement je n'ai pas cessé de vous plaire, vous voulez me garder auprès de vous, malgré moi; cela ne sera pas, monsieur le marquis de Pourrières.

—Cela sera, madame la marquise de Roselly.

—Je suis curieuse de connaître le moyen que vous comptez employer pour me forcer à faire votre volonté.

—Tenez, Silvia, vous vous êtes grossièrement trompée si vous avez cru qu'il vous serait possible de faire de moi ce que vous avez fait de tous ceux que vous avez rencontrés; je ne suis ni un Préval ni un Servigny; de ma poitrine au poignard d'un assassin, il y a, sachez-le bien, un espace que vous ne pourrez pas franchir, et ce n'est pas moi que vous enverrez au bagne de Toulon.

—Ah! vous savez ce qui m'est arrivé avec ces deux messieurs, dit Silvia profondément étonnée.

—Je sais bien d'autres choses encore, et je puis, lorsque cela me plaira, renverser l'échafaudage sur lequel vous êtes montée. Monsieur de Préval a-t-il pris la peine de vous apprendre que le nom que vous portiez à l'institution de la Légion d'honneur n'était pas le vôtre?

—Je ne possède pas le talent de deviner les charades. Je ne vous comprends plus.

—Je vais me faire comprendre.

Salvador raconta à sa maîtresse tout ce qu'il savait de sa vie passée, comment elle avait été admise à l'institution de la Légion d'honneur, sous le nom de Catherine Fontaine, qui n'était pas le sien, et comment elle se trouvait être la fille d'une femme qui tenait un mauvais lieu. Vous le voyez, ajouta-t-il, je puis, si cela me plaît, faire déclarer nul votre mariage avec le marquis de Roselly, qui a été contracté sous des noms supposés; vous serez alors forcée de rendre compte à ses héritiers de ce que vous avez recueilli de sa succession. Vous le voyez, Silvia, vous êtes entièrement à ma discrétion, ne me forcez pas à user de mon pouvoir.

—Ce que vous dites, répondit Silvia, doit être vrai; car vous connaissez assez mon caractère pour être certain qu'avant d'accorder une créance entière à vos paroles, j'aurais soin de m'assurer de leur valeur, je suis donc, jusqu'à un certain point, à votre discrétion, mais cela ne m'inquiète guère; quoique vous fassiez, il me restera quelque chose que vous ne pourrez pas m'enlever.

—Eh quoi? s'il vous plaît.

—Les talents que je possède, de la jeunesse et peut-être quelques attraits, ajouta Silvia, en adressant à Salvador le plus gracieux des sourires.

—Vous êtes une infernale coquette, lui répondit son amant, tout à fait désarmé, mais croyez-moi, Silvia, tâchons de marcher d'accord sur le chemin que nous devons suivre ensemble, plus de ces luttes dont les suites nous seraient fatales à tous deux.

—Vous vous trompez de moitié, mon cher.

—Comment l'entendez-vous?

—Je veux dire que si la bataille s'engage de nouveau, toutes les chances seront en votre faveur; car vous possédez tous les secrets de l'ennemi, qui de son côté, ne sait absolument rien de ce qui vous regarde.

—Oh! je vous assure, que vous savez de ma vie, tout ce qu'il est possible d'en savoir.

—Peut-être; mais si vous avez des secrets que vous ayez intérêt à cacher, faites en sorte que je ne puisse pas les découvrir, si jamais vous veniez à me tromper, j'en ferais peut-être un usage qui ne vous conviendrait pas.

—A bon entendeur, salut.

—Et il demeure constant?...

—Que je vous adore, et que vous voulez bien ne pas me détester; et que si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger.

—Convenu! dit Silvia, en tendant sa main à Salvador, qui y déposa le plus ardent des baisers.

—Et vous me suivrez à Pourrières, et de là à Paris, dit-il sans quitter la main de sa maîtresse qu'il tenait serrée dans les siennes, et en attachant sur ses yeux un regard qui cherchait à deviner sa pensée.

—Partout où vous voudrez, répondit-elle et cette fois le sourire sardonique qui venait toujours se placer sur ses lèvres lorsqu'elle répondait à ses adorateurs, ne vint pas démentir l'expression de sa voix et de son regard.

Elle était sincère.

Salvador fit de suite les préparatifs de son départ, et après avoir cent fois recommandé à Silvia que la crainte de blesser les convenances l'empêchait d'emmener avec lui, de ne pas trop se faire attendre, il quitta Lyon.

Roman était absent lorsqu'il arriva au château de Pourrières; et lorsqu'il demanda aux domestiques où il était allé, on lui répondit que M. l'intendant était parti depuis environ huit jours, pour aller rejoindre, à Lyon, M. le marquis, et que, depuis lors, on n'avait pas reçu de ses nouvelles.

L'absence de son complice aurait inquiété Salvador dans tout autre moment; mais l'impatience avec laquelle il attendait sa maîtresse, et les préparatifs qu'il faisait faire pour la recevoir, occupaient tous ses instants et ne lui laissaient pas le temps de penser à autre chose.

Il savait qu'il ne pouvait, sans blesser les convenances, recevoir chez lui une femme, qu'il avait l'intention de faire admettre dans le monde qu'il fréquentait. Aussi, son premier soin en arrivant au château de Pourrières, avait été d'aller trouver un châtelain de ses voisins, que les honneurs qu'il avait obtenus depuis qu'il s'était rallié au nouveau gouvernement n'avaient pas éloigné de lui, afin de prier son épouse de vouloir bien recevoir chez elle, pendant quelques jours, la noble marquise de Roselly, qu'il avait annoncée comme la veuve d'un gentilhomme italien avec lequel il s'était lié pendant ses voyages.

De semblables services ne se refusent jamais; aussi Silvia, lors de son arrivée à Pourrières, fut accueillie dans la famille du voisin de Salvador avec l'empressement et la cordialité que l'on croyait devoir témoigner à une femme que sa jeunesse, sa beauté, son esprit et sa position de veuve rendait très-intéressante.

Salvador avait laissé entrevoir à ses voisins qu'il désirait captiver les bonnes grâces de la marquise de Roselly qu'il avait l'intention de prendre pour épouse si elle voulait bien y consentir; aussi les fréquentes visites qu'il lui faisait, paraissaient toutes naturelles au brave gentilhomme et à son épouse, qui sans y mettre d'affectation, saisissaient toutes les occasions de les laisser seuls.

Salvador avait terminé toutes les affaires qui le retenaient à Pourrières, et Silvia avait annoncé à ses hôtes son prochain départ: ils devaient se mettre en route à un jour d'intervalle et se rejoindre à Valence, où le premier arrivé devait attendre l'autre à l'hôtel de la Poste, après une fête d'adieu qui allait être donnée au château de Pourrières, et à laquelle avaient été invités tous les voisins du marquis. Celui-ci autant pour plaire à sa maîtresse que pour laisser à ses amis des souvenirs agréables, avait voulu que rien ne manquât à cette fête. Un festin magnifique devait être servi aux invités, les meilleurs musiciens d'Aix avaient été mis en réquisition afin de composer un orchestre digne des nobles danseurs auxquels il était destiné, le parc tout entier devait être illuminé en verres de couleurs, enfin un admirable feu d'artifice devait la terminer.

La fête était arrivée à son apogée et Salvador allait prier Silvia de donner le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, lorsqu'un domestique vint le trouver dans la partie du parc où l'orchestre avait été établi, afin de lui annoncer que monsieur Lebrun venait d'arriver, et qu'après s'être retiré dans son appartement, il faisait prier monsieur le marquis de venir lui parler.

Le domestique s'était acquitté de sa mission devant Silvia, que Salvador tenait sous le bras et à laquelle il faisait les honneurs de la fête; il parut singulier à cette dernière, qu'un intendant fît prier son maître de venir le trouver dans sa chambre, et elle ne pût s'empêcher de témoigner son étonnement.

—Oh! mon intendant est un ancien serviteur de la famille, répondit Salvador à ses observations, et je lui permets des petites licences que je ne tolérerais chez aucun autre.

Et comme le domestique attendait la réponse de son maître:

—Dites à mon intendant, ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot, de venir me trouver ici.

Le domestique alla transmettre à Roman, l'ordre qu'il avait reçu, et celui-ci, qui s'était déjà débarrassé de son costume de voyage, fut assez vivement contrarié d'être forcé de se déranger pour aller se mêler à la foule des invités.

—Il paraît, se dit-il, qu'il y a quelque chose de nouveau, puisqu'il ne peut pas disposer d'un instant; nous allons voir cela.

Après avoir fait un peu de toilette, il se rendit dans le parc; lorsqu'il aborda Salvador, celui-ci lui fit un signe qui, tout imperceptible qu'il était, n'échappa pas aux regards clairvoyants de Silvia.

—Ne pouviez-vous, dit Salvador, prendre quelques instants sur votre repos, afin de venir me communiquer ce que vous avez de si pressé à me dire?

—Je prie monsieur le marquis, de vouloir bien m'excuser, répondit Roman, qui avait compris le signe de son ami: mais ce que j'ai à lui dire ne souffrant aucun retard et ne regardant que lui, et tous les appartements du château étant envahis par la foule, j'ai pensé que nous serions plus commodément chez moi.

—C'est bien; maintenant vous pouvez vous expliquer.

Et comme Roman ne répondait pas.

—Vous pouvez parler devant madame, ajouta Salvador.

—Je demande bien pardon à monsieur le marquis, mais ce que j'ai à lui dire m'étant à peu près personnel, il est nécessaire que je ne m'explique que devant lui.

Salvador devina aux regards de Roman, que lui seul devait entendre ce que son complice voulait lui dire, il conduisit Silvia dans la partie du parc réservée pour le bal, et il revint joindre son ami.

—Puis-je savoir, dit-il, lorsqu'ils se trouvèrent dans une partie écartée du parc, d'où tu sors et ce que tu as fait depuis quinze jours que tu as quitté le château?

—Ah! mon ami, je n'ose te dire ce qui m'est arrivé.

—Je le devine, tu es resté à Aix pendant ces quinze jours?

—Oui.

—Tu as joué?

—Oui.

—Et tu as sans doute beaucoup perdu?

—C'est ta faute autant que la mienne, pourquoi m'as-tu quitté? Lorsque je suis seul je m'ennuie et alors je joue pour me distraire, mais ce qui vient de m'arriver me servira de leçon.

—Voilà plusieurs fois déjà, que tu me tiens le même langage... Voyons, combien as-tu perdu?

—Vingt-deux mille francs.

—Vingt-deux mille francs! s'écria Salvador; mais bourreau, ajouta-t-il, tu as donc promis au diable de nous ruiner?

—J'en conviens, la saignée est un peu forte; mais tu le sais, mon ami, au jeu comme à la guerre, on peut en un instant, réparer les pertes d'une année.

—Ainsi, tu ne veux pas cesser de jouer?

—Pourquoi n'essayerais-je pas de regagner ce que j'ai perdu?

—Ah! je voudrais que tous les joueurs fussent au fond des enfers!

—Le souhait est charitable, mais veux-tu me permettre une petite observation?

—Je t'écoute.

—Il a été dit, si je m'en souviens bien, que la fortune du marquis de Pourrières nous appartiendrait à tous deux?

—Sans doute.

—Depuis que nous sommes ici, j'ai perdu deux cents mille francs environ... Eh! bien, crois-tu que tu n'as pas dépensé davantage en objets de luxe, en chevaux, en équipages, sans compter ce que t'a coûté l'organisation et la musique de ton bataillon de garde nationale.

—Mais, mon ami, ce n'est pas tant l'argent que tu as perdu que je regrette, que le mauvais effet que ta conduite peut produire dans le monde, on doit difficilement comprendre qu'un intendant puisse perdre des sommes considérables; et l'on peut penser que tu es un fripon et que je suis un imbécile.

—Ce que tu dis est vrai; mais indique-moi, je t'en prie, le moyen de vaincre une passion aussi impérieuse que la passion du jeu?

—Ecoute! Roman, notre position est délicate, le plus léger accident peut déchirer le voile épais qui couvre nos crimes. Les lieux que tu fréquentes sont le rendez-vous de tout ce que la société renferme de plus vicieux, et tu peux y rencontrer quelqu'un qui te reconnaisse.

—Tu parles aussi bien que feu saint Jean bouche d'or, et je te promets de suivre à l'avenir tous tes conseils.

—Je désire que cette fois tu tiennes tes promesses. Ainsi c'est convenu tu ne joueras plus?

—Laisse-moi seulement regagner ce que je viens de perdre, et après je dis un éternel adieu aux tapis verts, aux cartes et aux dés.

—Mon cher ami, ne nourris pas plus longtemps une espérance qui conduit au suicide tous les joueurs qui ne veulent pas mourir de faim.

Silvia, que Salvador avait menée près de la noble châtelaine chez laquelle elle habitait lorsque Roman l'avait abordé, avait quitté cette dame après une conversation de quelques minutes, et ayant suivi une assez longue avenue en se cachant derrière chaque arbre, elle était arrivée dans le fourré épais où se trouvaient Salvador et Roman.

Elle venait à ce moment de se placer assez près d'eux pour pouvoir entendre tout ce qu'ils disaient.

—Mon cher Roman, ajouta Salvador après quelques instants de silence, cela ne peut durer. Depuis que nous sommes ici, voilà plus de deux cent mille francs que tu perds; encore quelques années de cette vie et nous serons ruinés, et forcés peut-être de reprendre, notre ancien métier. Séparons-nous, c'est le parti le plus sage que nous puissions prendre.

—Ingrat! répondit Roman, tu veux me quitter?

—C'est de ma part un parti pris, si tu ne veux pas changer de conduite. Comme, ainsi que je te l'ai dit, j'ai l'intention de me fixer à Paris, je vais emprunter sur toutes les propriétés de la seigneurie de Pourrières la somme qu'il me faut pour monter maison dans la capitale: si tu le veux, je te remettrai une somme équivalente à celle qui te revient sur ce qui nous reste.

—Ne me remets rien et restons comme nous sommes: tu sais bien que je ne puis pas me séparer de toi.

—Restons ensemble puisque cela te plaît; mais je prends, à partir de ce jour, la clé du coffre, et lorsque tu voudras jouer ne viens pas me demander de l'argent, car je te le jure, je ne t'en donnerai pas.

—Eh! qu'est-ce que cela me fait? Crois-tu par hasard, que si j'en voulais absolument il ne me serait plus possible de m'en procurer?

—Ne va pas au moins remettre la main à la pâte!

—C'est bon, c'est bon, le temps est un grand maître! Du reste je suis décidé à ne plus jouer.

—S'il en est ainsi, tout est oublié. Mais il faut que je te quitte pour m'occuper un peu de mes invités, tu m'attendras dans mon appartement, n'est-ce pas?

Silvia cachée derrière un arbre avait écouté la fin de la conversation du marquis de Pourrières et de son intendant, et cette conversation venait de lui apprendre qu'il existait un secret entre ces deux hommes; mais de quelle nature était ce secret? C'était là ce qu'elle aurait voulu savoir, et ce que peut-être elle aurait appris si un de ces éternuements, que malgré les plus violents efforts il est impossible de comprimer, n'était pas venu tout à coup, révéler aux deux amis la présence d'un tiers.

—Quelqu'un nous écoute dit Roman à voix basse en montrant du doigt la place où se tenait Silvia.

—Nous n'avons heureusement rien dit qui puisse nous compromettre, répondit de même Salvador.

Silvia, aux mouvements du marquis et de son intendant, qui depuis son malencontreux éternuement ne parlaient plus qu'à voix basse, avait deviné qu'elle venait d'être découverte, craignant d'avoir été reconnue et ne voulant pas laisser supposer à son amant qu'elle n'était venue que pour l'épier dans cette partie du parc, elle quitta la place qu'elle occupait et se dirigea vers lui.

Hé quoi! c'est vous, monsieur le marquis? dit-elle en l'abordant, je n'espérais pas, je vous l'assure, avoir le bonheur de vous rencontrer dans cette partie déserte du parc.

—Ah! vipère, pensa Salvador, en se mordant les lèvres, tu nous épiais! Croyez, madame la marquise, dit-il en offrant son bras à Silvia, que le bonheur est tout de mon côté. C'est bien, continua-t-il d'un ton bref et impératif en s'adressant à Roman qui, ignorant encore la liaison qui existait entre son complice et la femme qu'il avait devant les yeux, était redevenu le plus humble et le plus poli des intendants, c'est bien, vous pouvez vous retirer.

Roman s'inclina et laissa seuls Silvia et Salvador.

—Vous nous écoutiez! dit ce dernier à sa maîtresse.

—Je crois que vous vous trompez, répondit-elle.

—Pourquoi dissimuler? Je vous ai vue, vous étiez là.

Et Salvador montrait à Silvia l'arbre derrière lequel elle s'était tenue cachée.

—Et, quand cela serait! répondit-elle, quels reproches auriez-vous le droit de me faire? Grâce à l'emploi de je ne sais quels moyens, vous êtes parvenu à savoir plus de choses qui me concernent que je n'en sais moi-même. Pourquoi ne me serait-il pas permis de faire, pour savoir ce qui vous regarde, l'équivalent de ce que vous avez fait vous-même? Du reste ne soyez pas inquiet, je ne sais rien, je n'ai rien entendu.

Salvador regarda fixement Silvia; il voulait deviner sa pensée dans ses yeux: elle soutint sans changer de visage les regards qu'il attachait sur elle, puis elle lui dit en souriant avec grâce:

—Et quand bien même je saurais quelque chose! Quel mal pourrait-il en résulter pour vous? n'avons-nous pas fait ensemble une espèce de pacte? observez-en les conditions avec autant de fidélité que moi, et quoiqu'il arrive je ne vous trahirai pas.

—C'est bien! répondit Salvador; mais rejoignons la compagnie, notre absence pourrait être remarquée.

L'heure à laquelle le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, devait être donné, était arrivée, et les invités attendaient leur hôte avec une certaine impatience, lorsque Salvador rejoignit la compagnie. Après s'être excusé du petit retard dont il s'était rendu coupable, et lorsque tout le monde se fut placé commodément, Silvia donna le signal et tout à coup mille gerbes de feu, de toutes les couleurs, s'élancèrent dans les airs et éclairèrent les parties les plus sombres du parc, et lorsque les dernières étincelles de la dernière fusée se furent éteintes sur le fond brun du ciel, on se rendit dans la salle à manger, où un magnifique ambigu attendait tous ceux que les plaisirs de la soirée avaient disposé à y faire honneur.

Après avoir témoigné au marquis de Pourrières, la reconnaissance que leur inspirait sa généreuse hospitalité, et l'avoir prié d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour son prochain retour, les convives se séparèrent au moment où les premiers feux du jour commençaient à dorer l'horizon.

Silvia avait été forcée de se retirer avec la noble dame chez laquelle elle avait été reçue.

Salvador, en rentrant dans son appartement y trouva Roman, ainsi que cela avait été convenu; ce dernier était réellement fâché d'avoir perdu des sommes aussi considérables; il regrettait surtout d'avoir pu, par sa conduite, exciter quelques soupçons; il tendit la main à son ami qui la serra dans la sienne.

La paix étant faite, Salvador raconta à son complice ce qui lui était arrivé avec Silvia, et lui apprit que la marquise de Roselly et la cantatrice, dont leur compagnon d'évasion, Servigny, leur avait parlé au bagne de Toulon, étaient une seule et même femme, et que cette femme était devenue sa maîtresse. Roman engagea son ami à apporter la plus grande prudence dans ses relations avec cette syrène, et il ajouta, qu'il craignait que l'amour ne fît du tort à l'amitié; Salvador rassura son complice, et ils se séparèrent pour aller prendre quelques heures de repos.

Les démarches que Salvador fut obligé de faire pour se procurer la somme nécessaire à ses frais de voyage et d'installation à Paris, furent couronnées de succès, mais elles le retinrent à Pourrières quelques jours de plus qu'il ne l'avait pensé. Enfin, il se mit en route, accompagné de son ami, et après qu'il eût rejoint Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, l'attendait à Valence, à l'hôtel de la Poste; une bonne berline attelée de quatre vigoureux chevaux, les conduisit rapidement à Paris.

Les vrais mystères de Paris

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