Читать книгу Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq - Страница 21
I.—Histoire de Felicité Beaupertuis.
ОглавлениеLe premier service d'un grand repas est habituellement très-silencieux, les convives charmés de pouvoir enfin satisfaire un vigoureux appétit, sont trop agréablement occupés pour perdre le temps en discours inutiles; c'est à peine si quelques paroles sont échangées pour louer la saveur d'un excellent potage aux bisques d'écrevisses ou à la Crécy, ou le fumet odorant d'un délicieux rosbif. Au second service, comme ce n'est plus tout à fait pour satisfaire le plus impérieux des besoins de la nature que l'on mange, chacun alors commence à s'occuper de son voisin, et des digressions politiques et littéraires, des lamentations sur le dernier cours des fonds publics, l'éloge de la danseuse à la mode, viennent se mêler aux acclamations admiratives arrachées aux convives par l'apparition inattendue d'une respectable poularde du Mans, raisonnablement bourrée de ces précieux tubercules récoltés dans le Périgord, ou d'une succulente carpe du Rhin. Mais au dessert, lorsque les vins généreux de la Bourgogne et du Bordelais n'ont pas été épargnés pendant les deux premiers services, la conversation devient générale, alors si les convives sont des gens de joyeuse humeur et pas trop collets montés, c'est un feu roulant d'épigrammes et de gais propos, d'éclats de rire et de refrains recommencés sans cesse et jamais achevés, auquel se mêle la détonation des bouchons qui vont frapper le plafond et le pétillement dans ces verres de cristal de si gracieuse forme de la divine liqueur champenoise.
Le banquet offert par de Pourrières devait se passer comme toutes les fêtes de semblable nature. Le premier et le second services se passèrent très-convenablement, et si durant le temps que l'on mit à les faire disparaître, un étranger était entré dans le salon, la physionomie respectable de quelques-uns des convives, l'air de bonne compagnie et la tenue parfaite de tous, auraient pu lui faire croire qu'il se trouvait au milieu d'une réunion de pairs de France ou de députés. Faisons cependant observer en passant que quelques physionomies, notamment celle de l'usurier, de sa femme et du comte palatin du saint empire romain, faisaient ombre au tableau.
L'apport sur la table du plus beau dessert qui se puisse imaginer, excita de la part des convives des cris unanimes d'admiration. En effet, Lemardelay s'était surpassé, et ce n'est pas peu dire, il avait voulu satisfaire à la fois presque tous les sens des convives; l'odeur parfumée des limons de Barbarie, des oranges de Sétubal et de l'ananas des tropiques, saisissait agréablement l'odorat; les vives couleurs de la cerise de Montmorency, et de la fraise des bois, flattaient les regards. On devait certainement éprouver un bien vif plaisir à enlever aux magnifiques pêches de Montreuil et aux chasselas de Fontainebleau, le duvet velouté qu'ils n'avaient pas encore perdu. Des pâtisseries, petits chefs-d'œuvre de l'illustre Félix, des conserves et des fruits secs de toutes les espèces, des confitures de Bar, des fromages de tous les pays, parmi lesquels le vénérable fromage de Brie, qui, grâce à monsieur de Talleyrand, fit triompher la France au congrès de Vienne, occupait la place d'honneur; des pièces montées, si brillantes d'aspect, si élégantes de formes, que ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de regret que l'on se détermine à les détruire, furent en même temps déposés sur la table.
Des flacons couverts d'une vénérable poussière; les uns, assez allongés, au col légèrement renflé, d'un verre mince, de teinte presque jaune, annonçaient le Joannisberg venu directement du clos de monsieur de Metternich, accompagné de son certificat d'origine; d'autres, délicatement enveloppés de petits joncs tressés avec art qui devaient, lorsque l'on aurait brisé le cachet de cire verte sur lequel on pouvait lire en caractères persans une sentence de l'Alcoran, laisser s'échapper cette liqueur si chère aux sectateurs du prophète, connue sous le nom de vin de Schiras, accompagnaient ce mirifique dessert.
—Messieurs, dit de Préval, je propose la santé de notre Amphytrion, à monsieur de Courtivon!
—A monsieur de Courtivon! s'écrièrent tous les convives en levant leurs verres; à monsieur de Courtivon!
—Nous ne serons pas assez injustes pour oublier l'habile traducteur de ses intentions, ajouta le vicomte de Lussan. Messieurs, je bois à Lemardelay!
Ce toast comme le premier, fut accueilli par d'unanimes acclamations, et l'estimable artiste fut forcé de venir dans le salon recevoir les hommages de ces chaleureux admirateurs de ses talents culinaires.
Jusque-là, tout s'était passé très-convenablement; mais à ce moment, le fumet des vins capiteux servis avec profusion aux convives, leur étant monté à la tête, et le café et les liqueurs françaises et des îles ayant achevé une besogne si bien commencée, la conversation prit tout à coup des allures très-décolletées. Ainsi que cela arrive presque toujours, ce furent les femmes qui donnèrent le signal des propos hasardés et des épigrammes licencieuses.
—Eh bien! M. de Courtivon, dit la danseuse, vous êtes donc déterminé à quitter le monde?
—Hélas! oui, madame, répondit de Pourrières, je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
—C'est très-édifiant, reprit Mina.
—Et tout à fait pastoral, ajouta la danseuse.
—Tiendrez-vous à la main, lorsque vous serez aux champs, une houlette enjolivée de petits rubans roses?
—Mais certainement, j'aurai une houlette, une pannetière, un troupeau de jolis moutons, et peut-être bien une Philis, si j'en puis trouver une.
—Oh! M. de Courtivon, emmenez-moi, je vous prie, dit une femme qui n'avait pas encore parlé; je vous assure que je vous serai fidèle, et que je ne me laisserai pas séduire par les bergers d'alentour.
—Je ne veux pas priver le quartier Notre-Dame-de-Lorette de son plus bel ornement.
—Vous n'êtes pas très-galant, mon cher.
—Assez de phébus comme cela, dit le docteur Delamarre... A boire!
—A boire! s'écrièrent tous les convives, et que l'on nous apporte d'autres verres que ceux-ci.
Des verres d'une capacité monstrueuse furent apportés, remplis jusqu'aux bords de vin de Champagne, et religieusement vidés. Le docteur remplit son verre une seconde fois, et avala d'un trait, sans en laisser une seule goutte, la liqueur qu'il contenait; sa face était horriblement injectée, ses yeux paraissaient hagards, il ne sortait plus de sa poitrine que des sons rauques et inarticulés.
—Ce pauvre Delamarre est déjà ivre, dit le vicomte de Lussan, il n'en fait jamais d'autres. Delamarre, lui cria-t-il aux oreilles, est-ce parce que les fantômes de tous ceux que tu as envoyés dans les limbes viennent de t'apparaître, que tu es si triste et si morose?
—A boire, répondit le docteur qui tomba la tête sur la table.
—Cela commence bien, dit Salvador à de Pourrières.
—Ce n'est rien, répondit celui-ci; puis il fit un signe aux garçons de service qui quittèrent discrètement le salon.
L'ivresse prématurée du docteur avait produit sur les convives un effet à peu près semblable à celui que produisait sur les jeunes Lacédémoniens, la vue des malheureux Ilotes, que l'on exposait à leurs yeux après leur avoir fait boire outre mesure; du vin de Syracuse; personne ne paraissait disposé à achever dignement une fête si bien commencée.
—Est-ce parce que ce pauvre diable qui ne sait pas ménager le peu de force qu'il possède, est tombé avant d'avoir combattu, que nous paraissons redouter le combat? dit le vicomte de Lussan. De Préval, viens m'aider à transporter dans un coin ce malappris dont la vue nous attriste.
De Préval s'empressa de faire ce que désirait le vicomte de Lussan; le docteur fut transporté dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'on laissa retomber sur lui les draperies de lampas rouge dont elle était ornée.
—Maintenant que nous sommes chez nous, dit l'abbé, et que monsieur le vicomte a bien voulu nous débarrasser de la vue de cet ivrogne, j'aurai l'honneur, messieurs, de vous proposer la santé des dames.
—Vive monsieur l'abbé! et buvons à ces dames, répondit le député patriote; je vois avec plaisir, mon cher monsieur, que votre dévotion n'est pas intolérante.
—Monsieur l'abbé est un très-aimable homme, reprit la danseuse, et ce n'est jamais à lui, je vous l'assure, que l'on chantera la fameuse chanson:
Où allez-vous, monsieur l'abbé,
Vous allez vous casser le nez.
—Monsieur l'abbé est très-indulgent.
—Il est tolérant.
—Il excuse, parce qu'il les pratique, toutes les faiblesses de la pauvre humanité.
—L'esprit est prompt et la chair est faible.
—Hé l'abbé! quand serez-vous nommé curé de l'une des paroisses de Paris? dit le député patriote.
—Quand vous reprendrez votre place à la chambre élective, répondit l'abbé, qui venait de s'apercevoir que l'on se moquait de lui.
—Bien répondu, s'écrièrent tous les convives, bien répondu; à boire!
De nouvelles rasades furent versées et vidées à la ronde.
—Pas de personnalités, messieurs, ou notre festin finira aussi tristement que celui des Lapithes, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Monsieur le comte a raison; ne nous cherchons pas des poux à la tête.
—Ah! quelle ignoble comparaison, s'écria la majestueuse Mina. On voit bien, mon cher, que vous êtes devenu tout à fait limonadier! Ne pouviez-vous employer une expression plus convenable!
—Garçon, une demi-tasse.
—Une bouteille de bière.
—Un petit verre.
Le limonadier à moustaches grises qui se trouvait au nombre des convives, paraissait en proie à une violente colère; son visage ordinairement très-pâle, était successivement passé du blanc au rouge, du rouge au bleu, et du bleu au vert.
—Eh! eh! monsieur, si vous vous mettez en colère, je vais raconter à ces messieurs l'anecdote du lingot, dit le vicomte de Lussan.
—C'est ça, racontez-nous l'anecdote du lingot; cela nous aidera à passer le temps.
—Faut-il? demanda Lussan au malheureux limonadier.
Celui-ci fit un signe négatif.
—Prions plutôt ces dames de nous raconter leur histoire, dit un jeune homme dont les regards langoureux, les longs cheveux blonds, toutes les allures annonçaient un poëte incompris.
—Ce monsieur a besoin d'un sujet de vaudeville, répondit la lorette.
—De roman, ajouta la danseuse.
—Vous brûlez toutes du désir de nous raconter votre histoire, dit l'avocat; et de notre coté, nous brûlons du désir de vous entendre; n'est-il pas vrai, messieurs.
—Sans doute, répondirent en même temps de Pourrières, Salvador et Roman.
—Qu'entendrons-nous d'abord, continua l'avocat, le vaudeville ou le roman?
—Le vaudeville, dit l'abbé.
—Le roman, dit Salvador.
—Les avis sont partagés, ajouta Mina; si, pour mettre tout le monde d'accord, nous écoutions un drame?
—Va pour le drame; mais qui nous le racontera? dit Roman.
—Eh parbleu! Félicité Beaupertuis, répondit Mina; son histoire, j'en suis sûre, est très-attendrissante.
—Voyons! Félicité, exécute-toi, ma chère, ajouta la danseuse.
Félicité hésita quelques minutes avant de se déterminer à prendre la parole; mais Salvador lui ayant versé un verre de vin de Champagne qu'elle but lentement:
—C'est une bien bonne chose que le vin de Champagne, dit-elle; lorsque l'on a bu quelques rasades de ce vin généreux, tous les événements de la vie nous apparaissent couleur de rose.
—Vide encore un verre et commence ton histoire, dit la danseuse.
Félicité repoussa de la main le verre qu'on lui présentait.
—Je n'ai plus soif, dit-elle.
Puis s'étant affermie sur son siége, elle commença ainsi:
—Vous voulez que je vous raconte mon histoire, je vais vous satisfaire; ne faut-il pas que je paye le dîner que vous venez de me donner?
—Félicité, vous êtes méchante ce soir, dit le vicomte de Lussan.
—C'est vrai, j'ai tort.
—On te pardonne, ma fille; mais l'histoire, l'histoire.
—Je suis née à Dijon...
—Ville renommée pour son excellente moutarde, dit un jeune homme qui paraissait très-fier de ses joues colorées, de ses belles dents, de ses deux gros yeux bêtes à fleur de tête, et qui parut très-étonné de ne pas voir ce qu'il regardait comme une excellente plaisanterie exciter des éclats de rire universels.
Félicité, tout interdite, s'était arrêtée:
—Continue, lui dit Mina; si ce jeune monsieur recommence ses facéties, nous le prierons d'aller jouer au loto.
«Je suis née à Dijon, reprit Félicité, sur la place de l'hôtel de ville, en face de l'ancien palais des ducs de Bourgogne; il y a une jolie petite maison, dont les contrevents sont peints en vert et dont les murailles sont cachées par des touffes épaisses de capucines, et de pois de senteur qui courent sur un treillage de fil d'archal; cette maison est celle de ma famille; j'ai passé là les plus belles années de ma vie. A quinze ans j'étais aussi heureuse que peut l'être une innocente jeune fille, que les événements de la vie ne sont pas encore venus désillusionner; lorsque j'allais me coucher, après une journée bien employée et que mon père avait déposé sur mon front un bon gros baiser, presque toujours des songes couleur de rose venaient caresser mon sommeil.
»J'avais atteint ma seizième année, lorsqu'un jour mon bon père, après m'avoir embrassée encore plus tendrement que de coutume, me demanda si je serais bien aise de me marier.
»Ce mot de mariage, qui cause ordinairement tant et de si douces émotions aux jeunes filles, je dois vous l'avouer, ne me causa que de l'épouvante. La première pensée qui me vint à l'esprit fut, que lorsque je serais mariée, je serais forcée de quitter mon père que j'aimais tant, les jolis oiseaux de ma volière dont les chants joyeux m'éveillaient chaque matin, et les belles fleurs de mon petit parterre que je cultivais avec tant de plaisir. Aussi je fondis en larmes et je me jetai sur le sein de mon père, en le priant de me garder auprès de lui.
»Le bon vieillard m'embrassa en souriant:
—»Il ne faut pas, me dit-il, que ce que je te dis te cause le plus léger chagrin, tu ne seras peut-être pas forcée de me quitter, et ce n'est que de ton plein gré que tu épouseras celui que je te destine. Je voulais que mon père me promît de ne plus me parler de mariage; mais il me fit observer qu'il était déjà vieux, que les blessures qu'il avait reçues et ses nombreuses infirmités, ne lui permettaient pas d'espérer une bien longue existence; que mon frère (j'avais un frère alors), forcé de suivre partout le régiment auquel il appartenait, en qualité de lieutenant, ne pouvait pas me servir de protecteur, et que lui, ne mourrait pas tranquille s'il devait quitter la vie en me laissant seule au monde.
»Celui qui avait demandé ma main, me fut enfin présenté par mon père; c'était le chirurgien-major d'un régiment, alors en garnison dans notre ville; c'était un beau jeune homme, de trente ans environ, les manières et le langage d'un homme de bonne compagnie; son père avait été l'ami du mien; quoique jeune il avait déjà fait plusieurs campagnes, et le signe de l'honneur brillait sur sa poitrine. Après qu'il m'eût parlé trois ou quatre fois, je commençai à croire que je l'épouserais sans peine. Un mois ne s'était pas écoulé que je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, toutes ses paroles trouvaient un écho dans mon cœur, lorsqu'il n'était pas auprès de moi je désirais son retour, lorsque j'entendais le bruit de ses pas retentir sur le seuil de notre porte, une sueur froide inondait tout mon corps et mon front devenait brûlant. Eh bien! savez-vous ce qui arriva? cet homme, que ses camarades estimaient, car il est brave, à ce qu'ils assurent; cet homme, auquel mon père avait accordé une place à son foyer, parce qu'il avait cru, le pauvre vieux soldat, que la croix qu'il portait sur sa poitrine était la meilleure garantie de probité qu'il pût exiger; cet homme dont il serrait chaque matin la main dans les siennes, eh bien! cet homme employa tout ce qu'il possédait de facultés pour égarer le cœur et les sens d'une pauvre jeune fille; il l'entraîna loin du foyer paternel, et lorsqu'il en eut obtenu tout ce qu'elle pouvait lui donner, il la quitta sans s'inquiéter de ce qu'elle allait devenir.
»J'avais donc suivi mon amant, et je dois l'avouer, ce ne fut que lorsqu'il m'eût quittée, que je pensai à mon père, que la disparition de sa fille chérie, devait avoir plongé dans le désespoir.
»Mon amant m'avait abandonnée dans un hôtel garni, au moment où j'allais devenir mère. A partir de cette époque, huit jours, pendant lesquels je ne sais ce qui m'arriva, doivent être retranchés de ma vie. Lorsque je repris mes sens j'étais couchée dans une des salles de l'hospice de la maternité; les faits qui venaient de se passer étaient confus dans ma mémoire. Je voulus absolument qu'on me les rappelât. Ce fut alors seulement que j'appris qu'après avoir lu la lettre de mon amant, par laquelle il m'annonçait son départ et m'engageait à former, pour me distraire, disait-il, une autre liaison, j'étais tombée sur le carreau, froide et inanimée; pendant deux jours on m'avait gardée à l'hôtel que j'habitais; mais le médecin qui me soignait, voyant que je ne reprenais pas mes sens et que je manquais de tout, avait voulu qu'on me transportât à l'hospice. Tout à coup un souvenir me revint à l'esprit... «Et mon enfant?» m'écriai-je. Je compris au silence que l'on garda, et aux tristes regards que l'on jeta sur moi qu'il était mort avant d'avoir vu le jour.»
—Pauvre fille! dit la lorette.
—Oh! ce n'est rien, reprit Félicité; donnez-moi à boire, ajouta-t-elle en tendant son verre au vicomte de Lussan.
«La jeunesse et une excellente constitution furent plus forts que le mal; je guéris; et avec la santé je recouvrai la paix de l'âme. Je ne regrettais plus, je n'aimais plus celui qui m'avait séduite; je n'éprouvais plus pour lui que le mépris que devait inspirer son indigne conduite.
»Lorsque l'on me mit à la porte de l'hospice, j'étais encore un peu pâle, je n'avais pas recouvré toutes mes forces, et je fus contrainte de m'arrêter plus d'une fois pour me reposer avant d'arriver à l'hôtel garni que j'habitais avant mon entrée à l'hôpital. La maîtresse de cette maison parut charmée de me voir rétablie. Je la priai de me conduire à la petite chambre qui avait été la mienne, elle me demanda de l'argent, et me fit clairement comprendre qu'elle ne me remettrait le peu de hardes que j'avais laissées chez elle que lorsque je lui aurais payé la petite somme qu'elle me réclamait. Comme je versais des larmes amères, elle me fit observer que j'avais tort de me désoler, et qu'à Paris une jeune et jolie fille ne devait pas être embarrassée de sa personne.
»Je sortis de chez mon hôtesse sans savoir où j'allais porter mes pas; j'errai toute la journée dans les rues de Paris; la nuit vint. Il faisait froid, mes dents claquaient les unes contre les autres, je n'avais rien pris depuis la veille. Je m'arrêtai près d'une borne, dans une rue que je ne connaissais pas, et je pleurai; la pluie tombait sur moi sans que j'y fisse attention. Une vieille femme, abritée sous un mauvais parapluie vert, s'approcha de moi.
»Elle me demanda le sujet qui faisait couler mes larmes, et pourquoi je restais exposée à la pluie. Je ne sais ce que je lui répondis, mais elle m'emmena chez un marchand de vin et me fit asseoir près d'un poêle dans lequel brûlait un bon feu. Lorsque, grâce à une douce chaleur, le sang circula de nouveau dans mes veines, elle se fit apporter une tasse de vin chaud sucré et quelques biscuits. Un demi-verre de vin et un biscuit me ranimèrent un peu, et je pus raconter à la vieille tout ce qui m'était arrivé. Lorsque je lui eus dit que je ne savais où passer la nuit, elle me répondit de ne pas m'inquiéter, qu'elle allait me conduire dans son domicile, et que le lendemain elle me placerait comme ouvrière dans une maison où je me trouverais très-bien.
»Le lendemain en effet, elle me conduisit dans une maison d'assez belle apparence, et me présenta à une dame qui, après m'avoir examinée avec la plus scrupuleuse attention, lui dit qu'elle m'acceptait, puis elle donna quelques pièces d'argent à la vieille, qui me recommanda de faire tout ce que l'on exigerait, si je voulais que l'on continuât de s'intéresser à moi. Je lui promis tout ce qu'elle voulut. La vieille et la dame à laquelle elle venait de me présenter, parurent charmées de ma docilité, la vieille, avant de me quitter, voulut absolument m'embrasser.
—»Vous êtes bien jeune, me dit-elle, mais soyez tranquille, on vous formera: vous êtes ici à bonne école.
»Je ne comprenais pas alors l'horrible sens qu'elle attachait à ses paroles.
»J'étais en effet à bonne école. Cependant durant les quelques premiers jours que je passai dans la maison de madame Dinville, je me trouvais assez heureuse. Cette femme m'avait retiré les vêtements plus que simples que je portais lorsque j'étais entrée dans sa maison, et elle m'avait donné en place des ajustements qui me paraissaient au-dessus de la condition d'une pauvre ouvrière. Elle me faisait servir dans ma chambre les mets les plus délicats et les vins les plus exquis, et elle me prodiguait les soins les plus empressés.
»Presque toujours elle me tenait compagnie, lorsque je prenais mes repas; alors, elle m'excitait à boire, et lorsque les fumées du vin commençaient à me monter au cerveau, elle me tenait les discours les plus singuliers.
»J'étais depuis huit jours chez cette femme, lorsqu'un matin, elle me dit de m'habiller et de la suivre; je m'empressai de lui obéir.
»Une voiture nous attendait à la porte. Madame Dinville me conduisit dans plusieurs magasins où elle fit quelques acquisitions; elle n'achetait pas un bijou, on une pièce d'étoffe, sans me consulter; et elle me fit observer qu'elle me destinait plusieurs des objets qu'elle venait de choisir; et comme je me récriais, elle me dit en m'embrassant: taisez-vous, petite friponne, vous, êtes jolie comme un ange, vous me ferez regagner tout cela.
»La voiture nous déposa dans une petite rue sombre et étroite, devant une maison d'assez pauvre apparence, dans laquelle on entrait par une longue allée. Lorsque je m'y engageai, à la suite de ma conductrice, des hommes de mauvaise mine étaient arrêtés devant la porte d'un marchand de vin voisin; l'un d'eux dit à un de ses camarades:
—»Elle n'est pas mouche[222], la débutante. C'est ça qui ferait une chouette marmitte[223].
»Et cet homme me lança un regard qui me fit baisser les yeux.
»Quelques secondes après ce petit événement, j'étais avec madame Dinville dans une assez grande salle où se trouvaient déjà plusieurs femmes qui paraissaient attendre qu'on les introduisit dans une autre pièce, où elles restaient quelques instants; après quoi, elles se hâtaient de quitter celle dans laquelle nous faisions antichambre. Ces femmes étaient aussi différentes de physionomies que de costumes. Les unes étaient jeunes et jolies; les autres déjà sur le retour, étaient aussi laides qu'il est possible de l'être. Les unes étaient couvertes de soie et de velours, coiffées d'élégants chapeaux et drapées dans de magnifiques cachemires. Les autres étaient à peine vêtues de quelques mauvaises guenilles; cependant, elles paraissaient toutes se connaître, et causaient entre elles du ton le plus amical. Quelquefois, une de ces femmes, qui était entrée en riant dans la mystérieuse petite pièce, en sortait tout en larmes, accompagnée d'un garde municipal.
»Je n'étais pas à mon aise dans ce lieu; j'éprouvais de la crainte sans savoir pourquoi; je le dis à madame Dinville, qui me répondit que j'étais une enfant, et qu'il ne fallait pas que je m'épouvantasse de ce que je voyais.
»Un vieillard, assez ignoble d'aspect, auquel madame Dinville en entrant avait donné son nom et le mien, nous appela; introduites à notre tour, dans la petite pièce, nous y trouvâmes un homme, assis devant un bureau de bois noir, et courbé sur un gros registre; il ne leva pas seulement les yeux pour nous regarder. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance. Je lui répondis machinalement. J'étais tellement étonnée de tout ce que je voyais, que je n'avais plus la conscience de mes actions;
»Numéro 3797, murmura l'homme qui achevait de transcrire sur son gros registre, mes réponses à ses questions.
»Ce ne fut pas tout: on me conduisit dans un cabinet où je trouvai plusieurs hommes dont l'aspect et la physionomie annonçaient d'honnêtes gens, c'étaient des médecins. Comme je restais devant eux les yeux baissés et la contenance embarrassée, l'un d'eux fit observer à ma conductrice qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre mon bon plaisir. Lorsqu'elle m'eut expliqué ce que l'on exigeait, je m'évanouis, le voile qui couvrait mes yeux venait enfin de se déchirer.
»Lorsque je repris mes sens, j'étais dans la voiture qui nous avait amenées; madame Dinville était auprès de moi. Elle ne me dit pas un mot, elle comprenait, l'infâme mégère, qu'elle devait laisser à la douleur si vive que j'éprouvais le temps de se calmer. Lorsque nous fûmes arrivées chez elle, je voulais qu'elle me rendit mes pauvres vêtements et qu'elle me laissât sortir de la maison.
»Elle me dit que j'étais une folle, que je refusais mon bonheur; elle me fit une peinture effroyable de la misère qui allait me saisir aussitôt que j'aurais passé le seuil de sa porte. Comme je ne voulais absolument rien entendre, elle m'apprit enfin que je ne m'appartenais plus, que j'étais devenue, sous le numéro 3797, la propriété de la police, qu'il fallait, en un mot, mourir d'inanition ou rester attachée à la glèbe de la prostitution.
»Madame Dinville parut sensible aux reproches amers que je lui fis; elle me dit qu'elle n'aurait pas agi ainsi si la vieille qui m'avait amenée ne l'avait pas trompée. Enfin, elle me proposa de rester, mais seulement en qualité d'ouvrière. Que pouvais-je faire, quel parti pouvais-je prendre, si ce n'est celui de mourir? Et mourir lorsque l'on est aussi jeune que je l'étais alors, cela paraît bien dur, je restai.
»Les pensionnaires de madame Dinville n'étaient plus alors cachées à mes yeux, et ces femmes, sans doute pour plaire à leur maîtresse, ne cessaient de me vanter les charmes de leur métier. Madame Dinville, de son côté, n'avait pas cessé de m'accabler de petits soins.
»Elle m'avait mis entre les mains des livres infâmes que j'avais d'abord jetés loin de moi avec horreur, et qu'ensuite j'avais lus, poussée par cette irrésistible envie de tout savoir qui tourmente toutes les jeunes filles. Ces lectures, les propos de mes compagnes, le régime alimentaire auquel m'avait soumise madame Dinville, produisirent enfin l'effet qu'elle en attendait; un mois ne s'était pas écoulé, que je n'étais plus reconnaissable; je riais et je pleurais sans sujet, toutes mes nuits étaient remplies par des songes érotiques; j'étais à moitié folle. Enfin, un soir madame Dinville me fit boire je ne sais quelle infernale drogue, elle me couvrit de riches ajustements, et, au lieu de m'enfermer dans ma chambre, ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle me fit rester dans le salon, où se tenaient, tant que durait la soirée, celles qui étaient devenues mes compagnes. Des hommes vinrent, qui nous firent boire du vin de Champagne, et le lendemain j'étais tout à fait perdue.
»A partir de ce moment, ma vie ne fut plus qu'une suite continuelle de folles journées, suivies de nuits plus folles encore.
»Un soir madame Dinville introduisit plusieurs officiers dans le salon où nous nous tenions; il fut convenu que chacun de ces officiers passerait la nuit avec l'une de nous. Comme j'étais la plus jeune de toutes les pensionnaires de madame Dinville, je fus choisie par le plus jeune de ces officiers, c'était un capitaine des chasseurs d'Afrique. Il était doué de la plus aimable physionomie; ses grands yeux noirs, qui laissaient tomber sur moi des regards de commisération, étaient empreints d'une remarquable expression de mélancolie. Sans pouvoir me rendre compte du sentiment auquel j'obéissais, moi qui n'acceptais jamais sans me faire violence les amants du hasard auxquels j'étais condamnée, j'attendais avec une certaine impatience le moment où il me serait permis de me retirer avec ce jeune officier. Et cependant, j'en atteste le ciel, aucune des pensées que vous me supposez sans doute, ne m'étaient venues à l'esprit.
»Enfin, après avoir bu beaucoup de vin de Champagne et vidé une quantité raisonnable de bols de punch glacé, l'heure de la retraite arriva; toutes mes compagnes étaient plus ou moins émues, et ce n'était pas sans peine que leurs cavaliers pouvaient se tenir sur leurs jambes; contre mon habitude, je n'avais pas voulu prendre part à ces libations, j'avais remarqué que le jeune officier trempait seulement ses lèvres dans son verre chaque fois que ses camarades avalaient de copieuses rasades, et j'avais voulu l'imiter.
»Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, le jeune officier qui avait passé la nuit auprès de moi, l'était sans doute depuis longtemps, car le cigare qu'il fumait était plus d'à moitié consumé; il me regardait avec le même regard mélancolique que j'avais remarqué la veille, je ne sais comment cela se fit, mais je devinai ses pensées, je cachai mon visage sur sa poitrine et je versai des larmes amères.
»Il m'embrassa sur le front:—Pauvre, pauvre fille, dit-il.
»J'avais enfin trouvé quelqu'un qui me plaignait, j'appartenais donc encore à l'humanité. Cette pensée me fit du bien; je continuai de pleurer, mais les larmes que je répandais étaient douces, elles ne ressemblaient pas à celles que j'avais déjà répandues et qui me retombaient sur le cœur après avoir brûlé mes paupières.
»Le jeune officier qui n'avait pas cessé de me regarder, employait toutes ses forces pour se contenir; cependant une larme s'échappa de ses paupières, elle s'arrêta une seconde dans le profond sillon que le yatagan d'un arabe avait tracé sur son visage, puis elle glissa le long de sa joue et resta suspendue comme une brillante goutte de rosée à l'extrémité de ses moustaches. Oh! j'aurais bien voulu sécher, sous un chaste baiser, cette précieuse larme; je ne l'osai pas.
»Comment s'établit entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, cette mystérieuse communauté de sensations qui fait qu'ils se comprennent sans avoir besoin de se parler: c'est une énigme dont nous ne trouverons jamais le mot.
»J'éprouvais un irrésistible désir de raconter à cet homme les événements qui m'avaient amenée dans le lieu où je me trouvais; je ne voulais pas qu'il me quittât en emportant l'idée que je me plaisais chez madame Dinville, je lui dis tout ce que je viens de vous dire.
»A mesure que j'avançais dans mon récit, les traits de l'officier se couvraient d'une affreuse pâleur.
—»Où êtes-vous née? quel est votre nom? me dit-il lorsque j'eus terminé; et comme j'hésitais:
—»Répondez-moi, s'écria-t-il, il faut que vous me répondiez!
»Je lui dis le nom de mon père; un sourd gémissement sortit de sa poitrine, il se cacha le visage dans ses deux mains et il demeura quelques instants sans me répondre.
—»C'était mon frère!!...
»Elevé dans une école militaire, il avait quitté la maison paternelle lorsque je n'étais encore qu'une enfant, et depuis, les nécessités de sa profession l'en avaient toujours tenu éloigné; mais les lettres qu'il avait reçues de notre père, lui avaient appris les circonstances de ma fuite avec le chirurgien-major que je devais épouser, et c'était la similitude de faits qu'il avait remarquée entre ce qui était arrivé à sa sœur et à la fille publique qui lui racontait son histoire, qui l'avait engagé à me demander mon nom.
»Je n'essayerai pas de vous peindre l'affreux désespoir qui me saisit lorsque je fis cette horrible découverte; mes sanglots éclatèrent avec une telle force, qu'ils attirèrent dans ma chambre mes compagnes et les camarades de mon frère; nous fûmes alors forcés de jouer une ignoble comédie, il nous fallut supposer une brouille provoquée par une de ces vulgaires circonstances, de nature à être comprise de ceux qui nous interrogeaient.
»Ils nous laissèrent seuls afin que nous puissions faire la paix.»
Après quelques instants de silence, Félicité Beauperthuis continua le récit qu'elle avait commencé:
«Lorsque nous fûmes seuls, dit-elle, mon frère me fit observer que nous ne pouvions rien contre des faits accomplis, et que nous avions le droit d'espérer que Dieu nous pardonnerait le crime que nous venions de commettre, car nous étions, en réalité, plus malheureux que coupables. Il ne faut pas, ajouta-t-il, nous laisser abattre par le désespoir; il faut d'abord que vous puissiez quitter cette infâme maison, et je vais de suite m'occuper de vous en procurer les moyens.
»Mon frère sortit avec ses camarades après m'avoir promis de revenir avant la fin de la journée. J'eus beaucoup à souffrir pendant son absence; madame Dinville et ses pensionnaires, qui avaient remarqué sur mon visage les traces des larmes que j'avais versées, ne cessaient de m'interroger, et comme je refusais de leur répondre, elles se mirent à faire des conjectures à perte de vue sur ce qui s'était passé entre moi et le jeune capitaine. Chacune de leurs suppositions, chacune de leurs paroles me paraissait, je ne sais pourquoi, une sanglante insulte; et je devais tout entendre sans me plaindre!...
»Mon frère revint; enfin il manifesta à madame Dinville le désir de me conduire au théâtre; comme il offrait de lui payer très-généreusement le droit de m'emmener, elle ne crut pas devoir le refuser.
»Il me conduisit dans une petite chambre de l'hôtel qu'il habitait, et, à partir de ce moment, il employa toutes ses journées à chercher pour moi une honnête maison dans laquelle on voulût bien me recevoir; le sort qui n'était pas las de me poursuivre ne voulut pas que ses démarches fussent couronnées de succès.
»La permission qu'il avait obtenue était sur le point d'expirer, il allait donc être forcé de partir avant d'avoir pu assurer mon sort d'une manière convenable; cette pensée le désolait, et tous les jours son front devenait plus sombre.
»J'avais beaucoup réfléchi, depuis environ un mois, que je vivais presque seule, et j'avais pris une détermination que je voulus communiquer à mon frère. Je le fis donc un soir prier d'entrer chez moi (il n'y venait que lorsque la nécessité l'y forçait); je lui dis alors qu'après ce qui s'était passé, je ne devais plus vouloir rentrer dans le monde, et que le parti le plus sage que je pouvais prendre était celui d'aller achever ma vie dans un couvent. Mon frère n'essaya pas de me faire changer de résolution, il comprenait qu'elle ne m'était inspirée que par les nécessités de ma position; aussi sans perdre de temps, il fit toutes les démarches nécessaires, et la veille de son départ pour l'Afrique, il put me conduire au couvent des sœurs de Saint-Vincent de Paul.
»J'étais employée depuis environ huit mois dans un des hôpitaux de Paris, et je m'étais toujours acquittée de tous les devoirs qui m'étaient imposés avec assez de soin et d'exactitude pour mériter les éloges de mes supérieures. Les lettres que je recevais de mon frère me permettaient d'espérer qu'à une époque très-rapprochée, il me serait permis d'aller embrasser mon père; enfin, si je n'étais pas complétement heureuse, j'avais du moins recouvré la paix de l'âme.
»Toutes mes espérances furent détruites en un moment, et je me trouvai tout à coup replongée dans une plus affreuse position que celle où je me trouvais lorsque je fis la rencontre de la femme à laquelle je devais tous mes malheurs. Une des pensionnaires de la Dinville, qui était affligée d'une affreuse maladie, fut placée dans une des salles de mon service. Cette femme, malgré le costume que je portais et les changements qu'avait fait subir à ma physionomie une vie à la fois calme et active, me reconnut; je la suppliai de ne pas me trahir, elle me le promit; mais deux jours ne s'étaient pas écoulés que tout le monde savait qu'avant d'appartenir à Dieu j'avais appartenu à la police. Un matin, la mère supérieure me fit demander dans son cabinet, et lorsque nous fûmes seules, elle me dit qu'elle devait reconnaître que depuis que j'étais placée sous ses ordres, elle n'avait pas trouvé l'occasion de m'adresser un reproche, mais que mes antécédents s'opposaient à ce que je restasse plus longtemps parmi les saintes filles dont je portais l'habit.
»Je n'essayai pas d'attendrir cette religieuse; ses regards ternes et froids, sa parole brève et sèche, me disaient trop que toutes les supplications seraient inutiles, je me résignai.
»Je quittai mes habits de religieuse qui furent remplacés par des vêtements simples, mais propres, que me fit donner la mère supérieure.
»Comme je passais pour me retirer devant le lit occupé par la femme qui m'avait trahie: Au revoir, me dit-elle. Ces paroles et le sourire sardonique qui les accompagna m'affectèrent plus que l'affront que je venais de subir; elles venaient de m'apprendre que le malheur avait tracé autour de moi un cercle infranchissable, et qu'il n'existe pas ici-bas de voies ouvertes au repentir.
»Je pris à ce moment la résolution de faire mentir cet oracle.
»Au moment où j'allais franchir le seuil de l'hospice, le concierge me remit deux lettres; cet homme, auquel j'avais prodigué les soins les plus affectueux pendant tout le temps qu'avait duré une maladie qu'il venait de faire, trouva le moyen de rendre encore plus douloureuse la blessure qui me faisait souffrir. Donnez-moi votre adresse, ma sœur, me dit-il, j'irai peut-être vous voir. Et il accompagna ces ignobles paroles d'un sourire plus ignoble encore.
»Arrivée sur le quai, je m'arrêtai afin de lire les deux lettres que je venais de recevoir; alors seulement je remarquai qu'elles étaient toutes deux cachetées de noir. Je fus saisie d'un tremblement convulsif: l'une de ces lettres m'apprit que mon père était mort après une longue et douloureuse maladie, l'autre que mon frère avait été tué en Afrique en chargeant à la tête de sa compagnie un goum de Bédouins; je ne jetai pas un cri, je ne versai pas une larme, je regardai tristement la Seine, dont les eaux coulaient calmes et limpides, je me dis que j'avais assez souffert pour qu'il me fût permis de chercher un refuge dans la mort, et je restai longtemps appuyée sur le parapet.
»Je fus arrachée aux sombres réflexions qui m'accablaient par la voix d'une vieille femme qui me demandait ce que je faisais là. J'attends, répondis-je, que la nuit soit venue afin de me jeter dans la rivière; cette réponse était la continuation des pensées qui occupaient mon esprit.
»La vieille me saisit le bras, alors seulement je reconnus une femme de ménage que j'avais eue à mon service peu de temps auparavant.
—»Etes-vous folle, ma sœur, me dit-elle, et que vous est-il donc arrivé?
»En m'adressant cette question, elle me regardait d'un air affectueux. Toutes les glaces dont j'avais cuirassé mon cœur se fondirent devant les doux regards de cette pauvre femme. Je pleurai. Déjà les oisifs s'arrêtaient autour de nous:
—»Venez chez moi, me dit la vieille, nous serons plus à notre aise pour causer.
»Elle n'avait pas quitté mon bras qu'elle avait passé sous le sien, je la suivis sans opposer de résistance dans la plus pauvre mansarde d'une pauvre maison de la rue des Rats.
—»Restez là, me dit-elle, remettez-vous; j'ai besoin de sortir, mais je ne resterai pas longtemps dehors. Lorsque je serai de retour, vous me raconterez ce qui vous est arrivé, et peut-être que je pourrai vous être utile; je suis bien pauvre, c'est vrai, mais quand on a de la bonne volonté il est toujours possible de faire un peu de bien.
»La vieille rentra après une heure environ d'absence, elle prépara avec une activité au-dessus de son âge, un léger repas dont elle m'engagea à prendre ma part. J'avais le cœur trop gros pour essayer de la satisfaire, cependant pour ne pas la désobliger, j'acceptai une tasse de bouillon dont j'avalai quelques gorgées.
»La vieille avait achevé son modeste repas.
—»Eh bien? mon enfant, me dit-elle.
»Je lui dis tout ce qui m'était arrivé, et je lui fis lire les deux lettres que je venais de recevoir.
—»Vous êtes bien malheureuse, me dit-elle; vous avez déjà supporté de bien cruelles épreuves, et peut-être que l'avenir vous en réserve de plus cruelles encore; mais cela-ne vous donne pas le droit de disposer de votre vie; c'est de Dieu que vous tenez l'existence, mon enfant, et vous devez attendre pour mourir, l'instant où il lui plaira de vous reprendre ce qu'il vous a donné. En quittant la maison de votre père pour suivre votre amant, vous avez commis une grande faute, acceptez donc comme une expiation toutes les souffrances qui vous sont envoyées.
»Je regardais avec étonnement cette pauvre femme, qui appartenait évidemment aux dernières classes de la société, et qui trouvait, pour consoler une affligée, des paroles éloquentes.
—»Mais il faudra donc, m'écriai-je, que je retourne dans l'abominable maison de madame Dinville.
—»Non, mon enfant, me répondit la bonne vieille, vous ne retournerez pas dans la maison de cette femme; ce n'est pas en vain que Dieu m'a conduite sur votre chemin au moment où vous alliez commettre un crime. Je vous l'ai déjà dit, avec de la bonne volonté, on peut faire beaucoup de choses. Ainsi, ne vous désespérez pas, je chercherai, et il est probable que je trouverai ce qui vous convient; en attendant, restez ici, et priez Dieu de vous donner assez de courage pour supporter les peines de cette vie.
»Ainsi qu'elle me l'avait promis, ma respectable hôtesse se mit en campagne, et, après quelques jours, elle m'annonça qu'elle avait enfin trouvé une place pour moi, et elle me mena chez un vieillard et sa femme, qui voulurent bien, sur sa recommandation, me recevoir chez eux.
»J'étais depuis environ un mois dans cette maison, lorsqu'un jour je fus accostée dans la rue par deux individus d'assez mauvaise mine, qui m'abordèrent en me demandant si je ne me nommais pas Louise Durand. Comme ces noms ne m'appartenaient pas, je leur répondis qu'ils se trompaient; ils insistèrent. Impatientée à la fin, de ce qu'ils ne voulaient pas me laisser tranquille, je finis par leur dire mon véritable nom. Je ne m'étais donc pas trompé, dit l'un d'eux, en changeant subitement de ton et de langage; eh bien, puisque vous êtes la demoiselle ***, vous allez avoir la bonté de venir avec nous; vous pouvez, ma princesse, vous vanter de nous avoir joliment fait trimer. Ces deux hommes étaient deux agents de cette division de la police à laquelle on a donné le nom d'attribution des mœurs. Ils me conduisirent dans un corps de garde, où ils rédigèrent le procès-verbal de mon arrestation. Cela fait, ils me menèrent à la préfecture de police, et je fus jetée au milieu d'une cinquantaine de femmes qui ne paraissaient pas très affligées de leur sort.
»Les vêtements noirs que je portais, à cause de la mort de mon père et de mon frère, et que j'avais achetés avec le peu d'argent que la supérieure m'avait remis avant de me congédier, m'attirèrent d'abord quelques brocards; mais, voyant que je ne répondais rien à leurs sottes plaisanteries, et que je ne bougeais pas du coin dans lequel je m'étais réfugiée en entrant dans la salle, ces femmes finirent par me laisser tranquille.
»Le lendemain matin, mon nom retentit dans les couloirs de la prison et un geôlier me remit entre les mains du garde municipal chargé de me conduire devant mon juge. Je fus forcée de traverser toutes les cours de la préfecture, accompagnée de mon guide, pour arriver à la maison où j'étais déjà venue avec madame Dinville. Les passants s'arrêtaient pour me regarder, et ils paraissaient étonnés, de ce que je cachais mon visage sous mon mouchoir.
»Je fus introduite dans le cabinet d'un commissaire interrogateur; je n'essayai pas de l'apitoyer sur mon sort; je savais trop bien que cela serait inutile; je me bornai seulement à répondre, par oui, et par non, aux questions qu'il m'adressa, et je l'attendis, sans éprouver beaucoup d'émotion, me condamner à trois mois de prison.
»On me conduisit à la prison de Saint-Lazare. Je retrouvai dans cette maison, qui doit ressembler à toutes les autres prisons, plusieurs femmes que j'avais eu occasion de connaître pendant le temps que j'avais passé chez madame Dinville. Ces femmes me plaignirent, elles blâmèrent beaucoup celle qui, en me trahissant, m'avait fait perdre la position que j'occupais à l'hospice.
»—Si seulement, me dit l'une d'elles, tu n'avais été rencontrée par les agents qu'un mois plus tard, tu aurais pu rester chez les braves gens où t'avait placée cette bonne vieille femme! car après un an, tu aurais été rayée d'office.
»Cette femme disait vrai: un mois de plus, et la police à laquelle j'appartenais encore corps et âme, consentait à lâcher sa proie.
»—Que veux-tu ma pauvre amie? c'est comme cela, me disait souvent cette femme avec laquelle je m'étais liée parce qu'elle me paraissait un peu moins dévergondée que toutes mes autre compagnes de captivé, une fois que notre nom est inscrit sur le Livre rouge[224], il faut qu'il y reste, et le parti le plus sage que nous puissions prendre, c'est de bien employer notre jeunesse, et d'attendre, pour nous désoler, que nous soyons vieilles et laides.
»Je commençais à croire qu'elle pouvait bien avoir raison. J'avais en effet usé toutes mes forces dans la terrible lutte que je soutenais depuis si longtemps, et tous mes efforts avaient été inutiles; j'étais lasse de souffrir, et je ne voulais plus mourir: je jetai, comme on dit, le manche après la cognée, et comme je ne recevais de secours de personne, j'écrivis à madame Dinville de m'en envoyer, et je lui promis de rentrer chez elle aussitôt que serais en liberté. Sa réponse ne se fit pas attendre; elle était plus affectueuse que je ne l'espérais, et accompagnée d'argent et de toutes les bagatelles qui pouvaient adoucir ma captivité.
»Ma vie, à partir du jour où je fus mise en liberté, a été celle de toutes les femmes de ma sorte; mais je puis le dire parce que c'est la vérité, souvent, pendant les ignobles orgies au milieu desquelles je jouais quelquefois le rôle le plus actif, je regrettais les jours que j'avais passés à soigner les malades de l'hospice; mais lorsque cela m'arrivait, je cherchais des consolations au fond d'un verre de vin de Champagne.»
—Verse-moi à boire, superbe vicomte de Lussan! dit ici Félicité Beauperthuis, en interrompant son récit.
Le vicomte s'empressa d'obéir.
—C'est vraiment une chose curieuse, continua-t-elle en élevant son verre au-dessus de sa tête, que de voir le dernier rejeton, à ce qu'on dit, d'une des plus illustres familles de la Bretagne, servir d'échanson à une courtisane. Messieurs, je bois à votre santé, vous ne valez pas mieux que moi.
—Bravo! Félicité, s'écrièrent toutes les femmes, c'est très bien! Mais achève ton histoire.
Félicité chancelait sur sa chaise, ses yeux regardaient sans voir, la pauvre fille commençait à ressentir les premières atteintes de l'ivresse.
—Ah! oui, dit-elle, il faut que j'achève mon histoire. Eh bien! moi aussi j'ai eu du bonheur, comme toi, Mina, comme vous toutes, mesdames ou mesdemoiselles, j'ai trouvé un homme qui paye ma marchande de modes, mon bijoutier et mes laquais; mais cet homme qui est vieux et laid, il ne m'aime pas, il m'a achetée comme il aurait acheté un cheval ou un chien de prix; je suis pour lui un objet de luxe, et il me quitterait demain si je cessais d'être à la mode... mais je suis à la mode! aussi je suis bien parée, j'ai des diamants et des laquais, et je dors sur la plume. Cela durera tant que dureront ma jeunesse et mes attraits... tant que je serai drôle, comme dit monsieur chose,... après, l'hôpital; c'est ce qui nous attend toutes... Lorsque j'y serai pour y mourir, on ne m'en chassera peut-être pas...
Félicité Beauperthuis prit le verre placé à côté d'elle, et, bien qu'il fût vide, elle essaya de le porter à ses lèvres, mais elle n'eut pas la force de le soutenir, elle le laissa tomber, et il se brisa sur le parquet; puis elle promena autour d'elle des regards étonnés, sa tête tomba sur sa poitrine, et elle s'endormit profondément.
Le récit qu'elle venait de faire avait diversement impressionné les convives; de Pourrières, quelques jeunes gens et les femmes étaient tous disposés à la croire et à la plaindre, les autres pensaient qu'elle avait voulu seulement se rendre intéressante.
—Je n'aime ni les romans ni les drames, dit le limonadier à moustaches grises, et si ces dames ne peuvent nous raconter que des histoires à peu près semblables à celle que nous venons d'écouter, elles feront mieux de se taire; c'était très-ennuyeux.
—Vous vous exprimez avec bien de la rudesse, mon cher, lui répondit la danseuse.
—Ce n'est pas de la rudesse mais de la bonne franchise militaire.
—Allons, allons, vous calomniez les militaires, ils sont en général très-polis, même ceux qui servent dans la grosse cavalerie.
—De Lussan, l'histoire du lingot, dit Mina?
—Je crains de mettre notre ami en colère, répondit le vicomte.
—Allons donc, il n'est pas aussi méchant que l'animal dont parle la chanson, quand on l'attaque, il ne se défend pas.
Le limonadier à moustaches grises quitta sans dire un mot le siége qu'il occupait, et sortit du salon en se glissant le long des murs, afin de ne pas être aperçu.
—Un individu d'une probité plus que douteuse, dit de Lussan lorsqu'il fut dehors, se dit un jour, que ce serait faire quelque chose de très-drôle, et qui ferait bien rire messire Satan, que de trouver les moyens de mettre dedans notre estimable ami; après avoir longtemps réfléchi, voici comment il s'y prit pour arriver à son but.
Il alla trouver cet honorable négociant, qu'il pria de lui accorder un entretien secret, et auquel, lorsqu'ils furent seuls, il tint à peu près ce langage:
—J'exerçais en province la profession de marchand bijoutier; par suite d'affaires malheureuses, j'ai été forcé de quitter le commerce; et il ne me reste plus de tout ce que j'ai possédé, qu'un lingot d'or qui peut valoir environ dix mille francs; la position dans laquelle je me trouve m'interdit la faculté de vendre ouvertement ce lingot, formé de bijoux que j'ai trouvé le moyen de soustraire à mes créanciers à l'époque de ma faillite; si vous voulez me l'acheter, je serai assez raisonnable pour vous laisser la possibilité de réaliser un joli bénéfice.»
Une semblable proposition devait être accueillie par notre ami, on prit jour pour conclure le marché.
Le propriétaire du lingot fit observer au limonadier à moustaches grises, qu'ils ne devaient pas traiter coram populo une affaire aussi délicate; notre ami comprit la justesse de cette observation et il s'empressa de louer une petite mansarde au sixième étage d'un très-modeste hôtel garni, dans laquelle il se trouva au moment indiqué.
—Avez-vous apporté tout ce qu'il faut pour essayer le titre de l'or, lui dit le possesseur du lingot.
—Ma foi, non.
—Comment faire, alors.
—C'est très-embarrassant.
—Eh! mais j'y pense, j'ai justement sur moi une petite scie, nous allons en détacher un morceau que vous irez faire essayer chez le premier bijoutier.
Le lingot fut tiré de son enveloppe et posé sur une table; notre ami se chargea de le tenir pendant que l'autre sciait, un morceau enlevé en quelques traits de scie, tomba à terre; le fripon se baissa, le ramassa, et le remit à notre digne ami qui l'examina quelques instants avant de sortir pour le faire essayer.
—C'est de l'or, et du meilleur, lui dit le bijoutier auquel il s'adressa.
Rien ne s'opposant plus à la conclusion du marché, notre ami compta six beaux billets de mille francs au fripon en question, qui se retira, aussi satisfait qu'un juif qui vient de tromper un chrétien.
Quelques jours après, le lingot était devenu la propriété d'un honnête banquier qui l'avait acheté de confiance; mais lorsqu'on voulut en faire usage, on s'aperçut que ce n'était que du cuivre première qualité; de là, procès: avoués et huissiers d'entrer en campagne, de sorte qu'en définitive notre ami fut forcé de restituer au banquier la somme qu'il en avait reçue et qu'il se trouva avoir payé six mille francs un morceau de cuivre pesant quelques livres.
Le malheureux marchand d'eau chaude ne s'était pas aperçu que le fripon, lorsqu'il s'était baissé, avait adroitement substitué un morceau de l'or le plus pur à celui qui avait été détaché du lingot.
—Ce limonadier se plaignit sans doute, et le voleur fut puni, dit le jeune poëte incompris.
Vous êtes dans l'erreur, mon cher monsieur, lui répondit de Préval, il ne se plaignit pas et le voleur ne fut pas puni; des gens qui se respectent ne mettent jamais la justice dans la confidence de leurs affaires. Si chaque fois que l'on a sujet de se plaindre d'un ami, on allait trouver le procureur du roi, nous ne verrions pas aujourd'hui Oreste et Pylade assis à la même table, l'un à côté de l'autre; Préval désignait le comte palatin du saint-empire romain et son inséparable ami.
—Le passé est un songe, répondit ce dernier.
—C'est vrai! dit Mina; occupons-nous seulement du présent, et prions cet ex-légitimiste de nous raconter l'histoire de sa conversion.
—Il est défendu de parler politique dans une réunion de plus de vingt personnes; répondit celui auquel Mina s'était adressée.
—Dites donc, mon honorable ami, reprit le député patriote, ne serez-vous pas un peu embarrassé, lorsqu'il faudra que vous rendiez vos comptes à vos commettants?
—Pas plus que vous, mon très-cher; car on dit dans le monde que depuis que l'on ne voit, chez vous, que des boiteux et des louches, tout y va de travers.
—Vous êtes un paltoquet.
—Vous en êtes un autre.
—La! la! messieurs! avez-vous oublié que ce n'est qu'en famille qu'il faut laver son linge sale? dit Roman.
—Vous nous devez une histoire, ajouta de Préval, en s'adressant à la danseuse; vous exécuterez-vous avec autant de bonne grâce que notre amie Félicité?
—Certainement, je suis toute prête à vous obéir, mais si vous le vouliez, monsieur de Préval, vous pourriez nous raconter une histoire beaucoup plus intéressante que tout ce que je pourrais vous dire.
—Et laquelle, bon Dieu?
—Mais la vôtre, parbleu! Croyez-vous, par hasard, que nous ne savons pas ce qui s'est passé aux îles d'Hyères, entre vous et cette jeune fille de la Légion d'honneur?
—Dis donc, de Préval, il paraît que c'était une maîtresse femme? dit de Lussan.
—Souffrez-vous encore du coup de couteau qu'elle vous a fait donner par un pêcheur provençal? reprit la danseuse.
—Non, je suis maintenant tout à fait guéri; mais ne parlons plus de cela, je vous prie.
—Est-il vrai que cette petite fille est devenue une admirable cantatrice, et que, sous le nom de Silvia, elle a obtenu à Marseille un succès colossal?
—Est-il vrai qu'elle soit la fille d'une femme nommée ou surnommée la mère Sans-Refus, qui tient une maison suspecte dans la rue de la Tannerie?
Ces nombreuses questions contrariaient infiniment le pauvre de Préval, qui essaya plusieurs fois, sans pouvoir y parvenir, de changer le sujet de cette conversation: cependant, lorsqu'on fut las de le taquiner, on rappela à la danseuse la promesse qu'elle venait de faire.
—Quels sont ceux d'entre vous qui se rappellent le bal de la Grande chaumière? dit-elle.
—Moi, moi, s'écrièrent tous ceux de la compagnie, qui appartenaient au barreau ou à la médecine.
—Eh bien! leur répondit la danseuse, convenez avec moi que c'est un lieu charmant. La Grande chaumière! A l'audition de ces mots, semblables au vieux coursier qui vient de sentir l'aiguillon, le grave magistrat qui allait s'endormir sur son siége, l'avocat, studieux qui lisait attentivement les pièces poudreuses d'un volumineux dossier, le docteur émérite qui cherchait la solution d'un problème médical, lèvent la tête et un sourire vient éclairer leurs physionomies si soucieuses il n'y a qu'un instant, et tous les événements de leur vie passée se déroulent devant eux; ce sont les luttes orageuses du parterre de l'Odéon, les rencontres sous les vieux marronniers du Luxembourg, les pipes culottées et la mansarde où l'on se trouvait si bien avec une jolie grisette.
«Nous avons le bonheur de posséder parmi nous deux des célébrités du barreau moderne et un honnête médecin dont le sommeil paraît très-agité. Eh bien! je suis certaine que ces graves personnages donneraient beaucoup de choses pour qu'il leur fût permis de boire encore quelques gouttes à la coupe qu'ils ont vidée tant de fois.
»La Grande chaumière, voyez-vous, c'est l'Eldorado des disciple de Cujas, de Barthole et d'Hippocrate, et de ces jolis oiseaux du quartier latin dont le nid est partout où il y a du vin de Chablis, des huîtres, des filets sautés et des cigarettes de Maryland. Chacun trouve là ce qui lui convient; les étudiants de jolies grisettes qui ne sont pas des Lucrèces, les grisettes des soins empressés, de la bière mousseuse et des échaudés tous les jours; des glaces et des soupers fins durant les premiers jours de chaque mois.
»J'étais une modeste petite ouvrière lorsque je fus conduite dans ce lieu de délices par une de mes compagnes d'atelier; je n'avais jamais rien vu de si beau, les sons mélodieux du flageolet et du cornet à piston, les soins empressés d'un beau jeune homme, qui me dit entre une valse et une contredanse qu'il mourrait si je ne consentais à prendre pitié de ses peines, me firent oublier l'heure à laquelle je devais rentrer chez nous. Mon père était un pauvre ouvrier dont l'éducation n'avait pas corrigé les défauts qu'il avait reçus de dame nature; aussi était-il rude, brutal même. Au lieu de me faire des observations que j'aurais écoutées avec respect, il me maltraita d'une manière horrible et me mit à la porte de la maison paternelle, en me disant de retourner d'où je venais. Ma mère, qui trop souvent déjà avait éprouvé les cruels effets des colères de mon père, pleurait dans un coin, sans oser me défendre.
»Outrée du châtiment que je venais de recevoir pour une faute en réalité assez légère, je quittai notre maison sans éprouver de bien vifs regrets, et j'allai passer la nuit chez l'amie qui m'avait menée à la Grande chaumière; elle me reçut bien et me dit que je pouvais demeurer avec elle tant que cela me ferait plaisir.
»L'amant de cette jeune fille était le plus intime ami de celui qui m'avait si vivement courtisée à la Grande chaumière; je revis ce jeune homme, il recommença ses poursuites; j'étais jeune, inexpérimentée, il ne me déplaisait pas: vous avez déjà deviné qu'il devint mon amant.
»J'apportai dans cette liaison une délicatesse de cœur et une pureté de sentiments que mon amant n'était pas capable de comprendre; aussi trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsqu'il me quitta pour s'atteler au char d'un nouvel astre qui venait de se lever sur l'horizon du quartier latin.
Cet abandon que rien ne justifiait me blessa, mais comme je suis, Dieu merci, douée d'une dose de philosophie assez raisonnable, je ne pensai pas un seul instant à mourir; je jetai un coup d'œil en arrière afin d'examiner toute ma vie jusqu'au moment où j'étais arrivée, et voici ce que je me dis: Jusqu'à l'âge de dix-huit ans ma conduite a été irréprochable; j'étais douce, modeste, je travaillais avec ardeur et j'apportais religieusement mon salaire à la maison paternelle; cependant mes parents au lieu de m'aider à suivre la voie dans laquelle je paraissais vouloir m'engager, semblaient chercher tous les moyens possibles de m'ôter l'envie de bien faire, et parce qu'un jour j'ai passé quelques heures de plus que je ne le devais dans un bal public, mon père, au lieu des sages remontrances et des conseils affectueux que j'avais le droit d'attendre, m'a frappée et jetée hors de sa maison, au milieu de la nuit, sans s'inquiéter de ce que j'allais devenir. Il n'avait cependant pas le droit de se montrer aussi sévère, lui qui passe au cabaret la plus grande partie de ses journées et qui ne répond que par des mauvais traitements aux justes reproches que lui adresse sa compagne; un homme est venu, et m'a dit qu'il m'aimait, je l'ai cru, et cette homme, après avoir obtenu de moi tout ce que je pouvais lui donner, m'a quittée avec autant d'indifférence que l'on se débarrasse d'un vêtement dont on ne veut plus se servir. Serais-je toujours la dupe de mes bonnes qualités? non! je suis pauvre, il n'existe pas une personne au monde sur l'amitié de laquelle je puisse compter, mais je suis jeune, je suis belle, très-belle même, l'avenir est à moi; je ferai comme font toutes ces femmes qui, parce que je suis modestement vêtue, me regardent d'un air si dédaigneux lorsque je passe près d'elles; tant que dureront ma jeunesse et ma beauté, je mènerai bonne et joyeuse vie: lorsque mes beaux cheveux noirs seront devenus blancs, lorsque ma taille, à l'heure qu'il est si svelte si bien prise sera courbée, par l'âge, lorsque les trente-deux perles qui garnissent ma bouche seront devenues de misérables petits os jaunes tremblotants dans leurs alvéoles, je ne serai pas malheureuse, car je veux avoir le soin de faire chaque jour la part de l'avenir.
»Cette résolution prise au moment où je venais d'être lâchement abandonnée par celui que j'aimais, a été depuis lors la règle constante de toutes les actions de ma vie; j'ai senti que si je voulais réussir dans la carrière que j'ai choisie, je devais me laisser aimer par tous ceux à qui cela pourrait faire plaisir, et ne jamais aimer personne; je me suis rappelée les courtisanes célèbres qui sont mortes à l'hôpital après s'être roulée sur des monceaux d'or; aussi je n'ai jamais aimé personne, pas même vous, monsieur le vicomte de Lussan, qui êtes en ce moment l'heureux possesseur de mes charmes, et j'ai converti en bonnes inscriptions sur le trésor la plus grande partie de ce que m'ont rapporté mes sourires, mes œillades et mes douces paroles.
»Vous allez peut-être trouver que je suis une créature bien ignoble, bien égoïste; qu'est-ce que cela me fait? n'avez-vous pas dit tous avec je ne sais plus quel poëte, que la vertu sans argent était un meuble inutile, et toutes vos actions ne sont elles pas la conséquence de cette maxime; pourquoi donc ne me serait-il pas permis de faire ce que vous faites.
«On dit que des ministres vendent leur pays, que des députés vendent leur conscience, que les électeurs vendent leurs votes, que des généraux vendent leurs armées à l'ennemi; le pape, à ce que l'on assure, vend des indulgences, des dispenses et la croix de l'Eperon d'or; monsieur l'abbé vendait l'absolution à ses ouailles; on dit que des juges vénals, vendent des acquittements et des condamnations, que des hommes influents vendent les places, les grades et les priviléges dont ils peuvent disposer; des avocats, des avoués et des huissiers vendent leurs clients; les portiers et les domestiques vendent leurs maîtres, j'ai acheté des éloges à cet illustre littérateur; j'achèterais des sonnets à ce jeune poëte chevelu si ses vers valaient quelque chose; le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt ou tard devant la cour d'assises, cet Anglais, qui tout à l'heure va tomber sous la table, et cet ex-marchand de bonnets de coton, vendent de la graine de niais aux badauds; cet honnête gérant de commandite, vend à ses actionnaires la poudre qu'il leur jette aux yeux; des maris vendent leurs femmes, des mères vendent leurs filles; monsieur Juste vend au poids de l'or de l'argent aux jeunes gens de famille; il paraît enfin que dans notre moderne Babylone, la moitié du monde vend l'autre moité. Je vends des sourires, des œillades et des doux propos, que ceux d'entre vous qui ne trouvent pas la marchandise de bonne qualité le disent, et on leur rendra leur argent.»
—Bravo! Coralie, s'écria M. Roulin lorsque la danseuse eut achevé cette longue tirade, bravo! à chacun son compte, le diable n'y perdra rien.
—Vous êtes bien prompt à m'applaudir, est-ce parce que je vous ai oublié?...
—M. Roulin ne vend rien, il achète au contraire tout ce qui se présente, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Excepté votre croix de chevalier de l'Eperon d'or.
—Messieurs, dit Salvador, qu'elle est la conclusion qu'il faut tirer de tout ce que nous venons d'entendre.
—Voulez-vous que je vous réponde avec franchise? dit le député franco-russe.
—Vous me ferez plaisir.
—Eh bien! celui qui a dit que les sots étaient ici-bas pour nous menus plaisirs, celui-là a mis au jour une vérité qui est de tous les temps et de tous les pays.
—Amen, dit l'ex-curé.
Il était tard, et les convives éprouvaient tous le besoin d'aller prendre quelques instants de repos. De Pourrières fit apporter un énorme bol de punch; chacun en prit sa part, et l'on se sépara.
—Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, dirent en même temps Mina et la lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis.