Читать книгу Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq - Страница 22
II.—Deux meurtres.
ОглавлениеLe surlendemain Salvador et Roman se rendirent chez leur Amphytrion. Bien qu'il fut déjà tard, de Pourrières qui avait fêté l'avant-veille Bacchus et Comus avec beaucoup d'ardeur, était encore couché, et se plaignait d'avoir la tête lourde et l'estomac embarrassé.
—Je suis tellement malade, dit-il à ses nouveaux amis, que je crois bien qu'il me sera impossible de me mettre en route demain, ainsi que j'en avais l'intention.
—C'est que vous nous avez donné un véritable festin de Balthazar, répondit Roman, et vous avez un peu prêché d'exemple pour encourager les convives.
—Je suis étonné, dit Salvador, de n'avoir pas vu apparaître sur les murs de la salle du festin, les trois mots qui annoncèrent aux convives de Balthazar la ruine de Babylone.
—Ce qui n'est pas arrivé hier, arrivera peut-être demain, ajouta Roman; mais occupons-nous d'autre chose: le ciel est serein, le soleil brille, si vous le voulez, monsieur le marquis, nous irons tous ensemble déjeuner à la provençale chez un de nos compatriotes qui habite Villemomble, un joli petit village à deux lieues de Paris.
De Pourrières qui était véritablement indisposé, ne voulait pas d'abord accepter l'invitation qui lui était faite, mais Salvador et Roman ayant redoublé leurs instances, et lui ayant fait observer qu'une promenade à la campagne dissiperait les nuages qui obscurcissaient son cerveau et lui rendrait toute sa vigueur, il se détermina à les suivre.
Salvador et Roman, depuis qu'ils avaient fait la rencontre du marquis de Pourrières, n'avaient pas laissé se passer un seul jour sans aller lui rendre visite, et de simples connaissances ils étaient devenus ses plus intimes amis; Roman surtout que sa qualité de compatriote rendait cher au jeune homme, avait conquis toute sa confiance, et ce dernier avait pris l'habitude de le consulter sur tout ce qu'il voulait faire.
Il lui avait fait lire toute sa correspondance avec le juif Josué et la femme de Genève qui était chargée d'élever son fils, ainsi que la copie du testament de son père, et les divers codicilles qui l'accompagnaient. La lecture de ces pièces avait prouvé à Roman que l'idée de substituer Salvador au marquis de Pourrières, en faisant disparaître ce dernier, était très-réalisable. En effet, le choléra avait enlevé les plus proches parents du marquis et tous les vieux serviteurs de la famille, à l'exception d'un seul que son grand âge devait rendre facile à tromper.
Roman et Salvador avaient amené avec eux un cabriolet de louage, qu'un commissionnaire avait été chargé de garder pendant le temps qu'ils avaient passé chez leur ami.
—Nous serons peut-être un peu gênés, dit Roman à de Pourrières avant de monter en voiture, mais à la guerre comme à la guerre, le cabriolet nous mènera bien jusqu'à Bondy où nous le laisserons, et nous traverserons à pied le parc du Raincy. Cette course nous donnera de l'appétit, en même temps qu'elle vous fera connaître une des plus agréables promenades des environs de Paris, un beau château et une superbe avenue.
Salvador, le marquis et Roman prirent place dans le cabriolet qui se trouva assez grand pour les recevoir tous trois sans qu'ils éprouvassent trop de gêne. Salvador qui s'était placé au milieu, prit les rênes et l'on partit.
Le cheval qui paraissait assez vigoureux pour fournir une course beaucoup plus longue que celle que l'on exigeait de lui, trottait à ravir, et l'espace qui sépare la rue Joubert du joli village de Bondy, fut franchi avec rapidité.
Après avoir traversé ce village, les voyageurs, ainsi que cela avait été convenu, descendirent de voiture, et après avoir pris chacun un verre de genièvre chez l'aubergiste du Cheval rouge, auquel ils confièrent le cheval et le cabriolet, ils se mirent en route pour Villemomble.
C'était par une belle matinée de juillet, le ciel était bleu et semé de petits nuages argentés, le soleil qui s'était levé radieux dorait la cime des arbres sur lesquels tremblotaient encore les perles étincelantes de la rosée du matin; les pinsons, les linots gazouillaient sous la feuillée en voltigeant de branche en branche, et chaque bouffée de vent apportait avec elle les senteurs parfumées des fleurs des champs.
Lorsque l'on vient de quitter une ville aussi tumultueuse que Paris, l'aspect de la campagne quand elle est revêtue de sa belle parure et que tout semble sourire dans la nature, impressionne toujours vivement: on se sent plus léger qu'on ne l'était un instant auparavant, on hume l'air de toute la force de ses poumons, et l'on est tout disposé à croire que l'on vient de faire un nouveau bail avec la vie.
Telle était la disposition d'esprit d'Alexis de Pourrières qui marchait devant Salvador et Roman, en fumant un cigare de la Havane.
Il s'arrêta tout à coup.
—Vraiment, dit-il, je vous suis obligé d'être venus me chercher ce matin, et surtout d'avoir insisté pour m'emmener; si je ne vous avais pas suivi, je serais encore dans mon lit, aussi malade qu'il est possible de l'être après une forte débauche, tandis que maintenant je suis gai, dispos, et tout prêt à trouver excellents les mets simples que notre compatriote va nous servir.
—J'aimerais mieux être forcé de combattre seul dix gendarmes pour reconquérir ma liberté, dit Salvador à voix basse, que d'assassiner cet homme aussi lâchement que nous l'allons faire.
—Des scrupules! lui répondit Roman sur le même ton; vraiment, le moment est bien choisi; as-tu donc oublié que nous n'avons plus d'argent, et qu'il faut absolument que nous nous tenions tranquilles pendant quelque temps si nous ne voulons pas retourner là-bas.
—Notre position est embarrassante, c'est vrai; mais cet homme nous témoigne tant de confiance...
—Eh! qui diable te prie de mettre la main à la pâte. Lorsque arrivera le moment d'agir, tu tourneras la tête, ce sera absolument comme si tu n'étais pas là.
—De quoi parlez-vous donc, dit de Pourrières qui marchait toujours en avant.
—Oh! de choses très-peu intéressantes, répondit Roman, de la pluie et du beau temps. Tu peux, si tu le veux, rester en arrière, continua-t-il en s'adressant à son compagnon, dans cinq minutes l'affaire sera faite.
Ils étaient arrivés dans la partie la plus obscure et la moins fréquentée du parc.
—Par ici, monsieur le marquis, dit Roman à de Pourrières qui avait traversé la route pour courir après un papillon dont les ailes diaprées étincelaient au soleil comme une mosaïque de pierres précieuses, par ici, en suivant ce sentier, nous arrivons un quart d'heure plus tôt à Villemomble.
De Pourrières revint sur ses pas, et Roman le laissa passer le premier dans l'étroit sentier qu'il lui désignait.
—J'ai une faim de diable, dit-il après avoir fait quelques pas.
Roman avait promené ses regards autour de lui. Tout était calme, le ciel était serein; la fauvette et le chardonneret chantaient leurs amours sous le feuillage des vieux chênes.
Sa main caressait, dans une des poches de son paletot, un instrument de mort de dix à onze pouces de long, formé de cinq à six brins de baleine réunies ensemble, et terminé aux extrémités par deux boules de plomb de la grosseur d'un œuf, pesant chacune une livre et recouvertes ainsi que la branche qui les unissait l'une à l'autre par un tissu de cuir tressé avec art.
Il s'était rapproché du marquis.
—Va déjeuner chez Satan, dit-il.
De Pourrières tomba comme s'il avait été frappé de la foudre.
A ce moment, le cri d'un oiseau de proie, qui fendait les airs pour s'abattre sur deux innocents ramiers, retentit aux oreilles de l'assassin; et par un de ces changements de temps si communs pendant les jours caniculaires, le ciel devint sombre et gris, l'éclair sillonna la nue, le tonnerre gronda dans le lointain, et une pluie battante et continue eut bientôt changé en une scène de désolation le paysage, il n'y a qu'un instant si riant et si animé.
Salvador s'était rapproché de Roman et regardait avec des yeux effrayés le cadavre du marquis de Pourrières étendu sur le sol.
—Cet orage si subit ne nous présage rien de bon, dit-il après quelques minutes de silence.
—Cet orage est au contraire un événement très-heureux pour nous, répondit Roman qui avait repris tout son sang-froid; il nous donne la certitude que nous ne serons pas interrompus; mais hâtons-nous, il ne nous reste pas trop de temps pour tout ce que nous avons à faire.
Roman tira de dessous un amas de branches mortes et de feuilles sèches amoncelées au pied d'un vieil orme, une de ces grosses cruches de grès, auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; et lorsque Salvador eut pris le portefeuille et tout ce qui se trouvait dans les poches du marquis de Pourrières, il en vida le contenu sur le cadavre, en ayant soin d'en bien imbiber tous les vêtements.
—C'est de l'essence de térébenthine, dit-il. Cinq minutes après que nous y aurons mis le feu, il ne restera plus de ce cadavre que des lambeaux informes, auxquels il sera impossible de donner un nom.
Que l'on ne nous accuse pas de broyer du noir dans le seul but d'effrayer nos lecteurs; nous l'avons déjà dit et nous le répétons, la plupart des événements que nous rapportons dans ce livre sont vrais, rigoureusement vrais, et si nous n'avions pas la crainte d'augmenter les notes déjà si nombreuses de notre ouvrage, nous pourrions presque toujours citer une autorité à l'appui de ce que nous avançons[225].
Salvador et Roman, après que ce dernier eut mis le feu au tas de ramées qu'il avait réunies autour et au-dessus du cadavre se hâtèrent de quitter le théâtre du crime qu'ils venaient de commettre et regagnèrent à pas pressés l'auberge de Bondy dans laquelle ils avaient laissé leur voiture.
Salvador était toujours extrêmement pâle, Roman le laissa sur le seuil de l'auberge et alla seul reprendre le cabriolet auquel, suivant l'ordre qu'il avait donné, le cheval était encore attelé.
—Vous avez été surpris par l'orage, et cela a dérangé votre promenade, lui dit l'hôtelier du Cheval rouge.
—C'est un malheur dont nous nous consolerons facilement, répondit Roman.—Il avait amené la voiture devant la porte charretière sous laquelle Salvador s'était tenu.—Allons, messieurs, dit-il de manière à être entendu, montez. Adieu, notre hôte.
—Bon voyage, messieurs, répondit l'aubergiste sans seulement tourner la tête.
—Si nous devons un jour rendre compte aux hommes de la mort du marquis de Pourrières, dit-il à son complice, celui-là ne pourra pas déposer contre nous, il n'a pas remarqué que nous sommes arrivés trois, et que nous ne sommes que deux au départ.
La maison dans laquelle se trouvait l'appartement habité par de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait; l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge était à l'entre-sol du deuxième; il était donc très-facile de s'introduire, sans être vu, dans cet appartement.
Salvador et Roman qui, ainsi que nous l'avons dit, avaient pris dans les poches du marquis son portefeuille et ses clés, s'introduisirent chez lui à la tombée de la nuit, après avoir ramené la voiture chez le loueur de carrosse de la rue Basse-du-Rempart où ils l'avaient prise.
Ils s'emparèrent de tout l'argent et des billets de banque, des divers bijoux, et de tous les papiers, lettres et passe-ports qu'ils trouvèrent, et ils furent assez heureux pour ne rencontrer personne lorsqu'ils se retirèrent.
Après cette expédition, les deux complices qui étaient brisés de fatigue, se hâtèrent de rentrer chez eux. Salvador était aussi pâle qu'un cadavre, et des mouvements convulsifs qu'il ne pouvait comprimer, annonçaient qu'il était en proie à une fièvre ardente, Roman, au contraire, était aussi tranquille et aussi gai que de coutume.
—Mon cher élève, dit-il à Salvador lorsqu'ils furent rentrés dans leur petite chambre, il faut tâcher de changer de physionomie; si les sergents de ville devant lesquels nous sommes passés pour nous rendre ici avaient remarqué ta figure, ils auraient sans doute deviné que tu venais de faire un mauvais coup.
—Oh! répondit Salvador, j'aurais toujours devant les yeux l'image de ce malheureux.
—Si c'était ton premier coup d'escarpe[226], je comprendrais que tu ne fus pas très à ton aise, ces sortes d'affaires chiffonnent toujours un peu la première fois; mais il n'en est pas ainsi. As-tu donc oublié le domestique du banquier Carmagnola, et le brigadier de la gendarmerie du Beausset?
—Oh! ce n'est pas la même chose! ceux-là, si je les ai frappés c'était pour me défendre; mais cet homme, Roman, cet homme que nous avons tué lorsqu'il nous croyait ses amis!...
—N'en parlons plus, ce sera beaucoup plus sage, et occupons-nous de nos petites affaires. Te voilà maintenant, à peu près certain d'hériter du nom et de la fortune du marquis de Pourrières, auras-tu assez de courage et de présence d'esprit pour marcher en avant.
—J'espère que tu n'en doutes pas?
—Tu es plus jeune que le défunt, mais cela n'y fait rien: tu as toujours paru un peu plus âgé que tu ne l'étais; tu ne lui ressembles pas positivement, mais tes traits et ta taille, ont de l'analogie avec les siens: tu es blond, mais grâce aux prodiges récents de la chimie, il sera facile de faire de toi le plus beau brun du monde. Tes yeux sont bleus et les siens étaient noirs; mais cette différence échappera d'autant plus facilement à tous les regards, que personne ne songera à contester ton identité.
—Mais il reste à ce qu'il paraît un vieux domestique de la famille.
—C'est vrai, mais l'âge doit avoir affaibli toutes les facultés de cet homme que nous ferons disparaître, si cela devient absolument nécessaire.
—Nous serons aussi forcés de voir le juif Josué.
—Je me présenterai chez lui comme ton fondé de pouvoirs, je ne me montrerai pas trop sévère lorsqu'il s'agira de régler le chapitre des intérêts et ce juif n'en demandera pas davantage; l'enfant du défunt et de Jazetta n'est pas un obstacle sérieux, il devient ton fils à dater d'aujourd'hui; nous verrons plus tard ce que nous pourrons en faire.
—Allons, allons, tout est pour le mieux, me voilà marquis de Pourrières et possesseur d'au moins soixante mille francs de rente, s'écria Salvador qui avait repris toute sa gaieté.
—Tu veux dire, reprit Roman, que nous voilà marquis de Pourrières et possesseurs de soixante mille francs de rente.
—Cela coule de source; nous ne pouvons plus nous séparer maintenant.
Le premier soin de Roman et de Salvador, fut de quitter, pour se loger plus convenablement, l'hôtel qu'ils habitaient sous des noms d'emprunt depuis leur arrivée à Paris. Ils ne craignaient pas du reste le résultat des recherches provoquées par la découverte que l'on avait faite du cadavre de leur victime, certains qu'ils étaient qu'on ne pourrait appliquer un nom à ces restes informes.
Ils étaient retournés souvent au café dans lequel ils avaient rencontré pour la première fois l'infortuné de Pourrières, personne ne s'enquit auprès d'eux de celui qui n'était connu que sous le nom de Courtivon, et qui du reste avait annoncé son prochain départ à tous ceux qui le connaissaient.
Après avoir bien étudié leur rôle et lorsque Salvador, qui possédait un très-grand talent de faussaire, fut parvenu à imiter parfaitement l'écriture du défunt, ils partirent pour Aix.
Ils avaient pris la poste pour arriver dans cette ville, Salvador avait tous les papiers du marquis de Pourrières qui étaient parfaitement en règle, il avait fait teindre ses cheveux avec le plus grand soin, et cette opération avait tout à fait changé l'expression de sa physionomie; Roman avait pris le nom de Lebrun et se faisait passer pour son intendant.
Il fut décidé que Salvador resterait à Aix, et que Roman, chargé d'une lettre dont l'écriture imitait à s'y méprendre celle du marquis, se rendrait seul chez le notaire dépositaire du testament, afin de prendre connaissance des affaires de la succession; il devait trouver bien et donner son approbation à tout ce qui avait été fait, tout en ayant soin de se montrer défenseur soigneux des intérêts de son maître.
Le notaire qui du reste était un très-honnête homme, le reçut très-bien, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'il avait accordé toute son estime à M. Lebrun; il était en effet difficile de rencontrer un intendant à la fois plus honnête homme et moins méticuleux.
Le notaire, oncle et tuteur de Roman, était mort depuis longtemps, et comme le compagnon de Salvador n'était venu quinze ans auparavant que deux ou trois fois au village de Pourrières, il ne craignait pas d'être reconnu, il était donc parfaitement tranquille et il employait tous les instants qu'il ne passait pas avec le notaire, à recueillir à Pourrières et dans les environs, tous les renseignements de nature à faciliter l'entrée de son compagnon sur la scène; il apprit avec plaisir que le choléra avait fait dans cette partie de la Provence de tels ravages, que la moitié au moins de la population était descendue dans la tombe.
Lors de sa première visite au château de Pourrières, il était accompagné du notaire; c'était en quelque sorte une démarche officielle, mais voulant, à ce qu'il disait, faire plus ample connaissance avec ceux qui allaient devenir ses camarades; il y revint seul plusieurs fois. Les domestiques, tous nouveaux serviteurs, craignaient que le jeune marquis ne les gardât pas à son service, encouragés par l'air bonhomme et la jovialité de M. l'intendant, ils osèrent lui faire part de leurs craintes; Roman les rassura: son maître, disait-il, ne voulait causer de peine à personne, il saurait au contraire récompenser les services de ceux que le défunt marquis aurait oubliés dans son testament; quant à vous, disait-il souvent au vieil Ambroise, vous n'aurez pas à vous plaindre; M. le marquis m'a fait part de ses intentions à votre égard, et comme vous n'êtes pas de ce pays, si vous désirez vous retirer dans votre village, il ajoutera douze cents francs de rente à ce que vous a laissé feu monsieur son père.
—Mon jeune maître est bien bon, M. Lebrun, répondait toujours Ambroise à cette insinuation qu'il ne considérait cependant que comme un témoignage d'intérêt, mais j'habite la Provence depuis mon enfance et j'ai l'intention d'y terminer mes jours; à mon âge, voyez-vous, on a besoin de soleil.
—S'il t'arrive malheur, c'est que tu l'auras voulu, vieux belître, se disait alors Roman.
Roman puisait dans les longs entretiens qu'il avait souvent avec Ambroise, une foule de renseignements utiles qu'il transmettait journellement à Salvador, afin de lui donner le temps de les graver dans sa mémoire; Ambroise qui avait voué à la maison de Pourrières un attachement semblable à celui qu'éprouvait le vieux Caleb pour la maison des Rawensvood, aimait beaucoup à raconter; aussi était-il charmé lorsque M. l'intendant l'ayant fait demander dans sa chambre, dans laquelle il était toujours sûr de trouver une vieille bouteille de vin cuit, le mettait sur le chapitre de la famille; c'était en éprouvant le plus vif plaisir qu'il racontait les prouesses de son vieux maître à l'armée des princes et les premières fredaines du jeune marquis, et ses yeux étaient humides lorsqu'il parlait des chagrins qu'avait causé au vieux gentilhomme qu'il avait servi si longtemps l'absence prolongée de son fils.
Ambroise, tout vieux qu'il était, paraissait avoir une excellente mémoire; il se rappelait très-bien son jeune maître, qu'il avait, disait-il souvent, fait sauter plus d'une fois sur ses genoux.
—Je crois bien que je le reconnaîtrai; cependant il doit être bien changé: cette phrase terminait ordinairement ses discours.
Ambroise était un obstacle sans doute, mais cet obstacle n'était pas de nature à faire renoncer à leur entreprise des hommes aussi audacieux que l'étaient Salvador et Roman; il fut donc décidé que le premier qui avait eu le temps de bien étudier le rôle qu'il devait jouer, ne ferait pas attendre plus longtemps à ses vassaux, le marquis Alexis de Pourrières.
Salvador partit d'Aix, assez tard pour n'arriver à Pourrières qu'à la naissance de la nuit. Il se rendit de suite chez le notaire, et lorsqu'il se fut nommé, l'officier ministériel qui cependant avait vu souvent Alexis de Pourrières lorsqu'il était déjà âgé de plus de dix ans, s'empressa de le reconnaître, afin de faire preuve de perspicacité.
Rassuré par l'heureux résultat de cette première démarche, Salvador, qui d'abord avait été quelque peu embarrassé, se sentit assez d'aplomb pour ne plus rien craindre. Après avoir approuvé à son tour tout ce que Roman avait trouvé bien, il parla au notaire de ses voyages, des égarements de sa jeunesse, et des regrets que lui inspirait la mort de son père, dont il aurait voulu fermer les yeux; puis il lui demanda des nouvelles d'Ambroise, de ce vieux et loyal serviteur de la famille, qu'il espérait, disait-il, retrouver encore plein de verdeur malgré son âge avancé.
Le notaire, pour faire sa cour au nouveau seigneur de Pourrières, lui proposa d'envoyer chercher ce vieux domestique, et comme Salvador s'était empressé d'acquiescer à la proposition qui lui était faite, un clerc fut dépêché à l'instant même, après avoir reçu l'ordre de ne point revenir sans amener Ambroise avec lui.
Le premier soin de ce jeune homme, qui avait entendu tout ce que venaient de dire le notaire et Salvador, fut de rapporter au vieux domestique, que son patron qui n'avait vu le marquis de Pourrières que lorsqu'il était âgé de dix ans, l'avait cependant reconnu de suite et que cela avait paru singulièrement flatter monsieur le marquis.
Ambroise parut charmé du retour de son jeune maître.
—Si votre patron l'a reconnu de suite, dit-il au jeune clerc, je suis bien sûr de le reconnaître aussi.
Ambroise, aussitôt son arrivée, fut introduit dans le cabinet du notaire.
—Te voilà donc, mon vieil ami? lui dit Salvador; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus; allons, viens m'embrasser!...
Salvador qui était vêtu d'un costume complet de deuil, paraissait vivement ému. Ambroise à qui sa présence rappelait une foule de vieux souvenirs, se jeta dans les bras de son jeune maître, qui le tint longtemps serré contre sa poitrine.
A ce moment on annonça M. Lebrun. Roman, après avoir salué son maître avec beaucoup de respect, prit part à la conversation et fit un éloge pompeux du vieux domestique, qui paraissait charmé de l'accueil qui lui était fait, et dont la satisfaction fut portée è son comble, lorsque le notaire ayant prié le marquis de partager le souper impromptu qu'il venait de faire servir: il accepta, à la condition qu'Ambroise prendrait à table sa part de ce repas.
Pendant tout le temps que dura le souper, Salvador ne cessa de prodiguer à Ambroise les témoignages de son attachement, et lorsque l'heure de la retraite étant arrivée, il se retira avec Roman, le vieux domestique était aussi satisfait qu'il est possible de l'être.
Les affaires de la succession n'étaient pas difficiles à régler; on devait au juif à peu près six cent mille francs; mais le vieux marquis qui dépensait au plus la moitié de son revenu, avait laissé, en argent comptant une somme très-considérable. Roman se chargea d'aller régler avec ce juif, qu'il trouva dans sa masure du quartier Saint-Jean, occupé, comme toujours, à compter l'or qu'il avait extorqué à quelques malheureuses dupes, de sorte que Josué désintéressé, il devait rester au marquis de Pourrières, environ cinquante mille francs de rentes en biens-fonds.
Je croyais, dit Josué, lorsque Roman eut décliné son nom et sa qualité, que j'aurais l'honneur de voir M. le marquis de Pourrières; au reste, puisque vous êtes son intendant, nous pourrons probablement nous entendre, ajouta-t-il en souriant.
Les prévisions du juif ne furent pas trompées; monsieur l'intendant se montra si coulant en affaires, que Josué, qui ne pouvait deviner le motif qui le faisait agir, en conclut qu'il ne savait pas son métier.
—Dites bien à M. de Pourrières que je suis tout à son service, dit le juif lorsqu'il reçut la somme qui lui était due; mon plus vif plaisir est celui d'obliger les jeunes gens de noble famille.
—Je vous crois, répondit Roman en prenant congé de lui, si vous obligez toujours au même prix, vous ne devez pas laisser échapper les occasions qui se présentent de vous procurer ce plaisir.
Salvador qui, après sa visite au notaire, était retourné à Aix pour y terminer, à ce qu'il disait, quelques affaires importantes, vint habiter le château de Pourrières, aussitôt que son ami lui eut fait savoir qu'il avait terminé avec Josué.
—Ce vieux coquin, disait Roman dans la lettre qu'il envoyait à son compagnon, nous a tiré une fameuse plume de l'aile, mais il n'a pas conçu le plus léger soupçon.
Le vieux manoir habité par un jeune et brillant cavalier prit tout à coup un aspect plus riant et plus animé, les vieilles tapisseries furent remplacées par des tentures à la mode; des meubles du plus nouveau goût vinrent prendre la place des lourdes chaises et des gothiques bahuts qui furent relégués au grenier, de beaux chevaux, une calèche et des livrées élégantes complétèrent un ensemble tout à fait confortable.
Des gentilshommes du voisinage avaient invité plusieurs fois Salvador à des parties de chasse et à des réunions qu'il s'était empressé de rendre, et toujours il avait obtenu les succès les plus flatteurs.
On a naturellement beaucoup d'indulgence pour les gens chez lesquels on s'amuse; aussi les voisins du château de Pourrières, qui était devenu le centre de tous les plaisirs de la contrée, ressentaient beaucoup d'amitié pour son propriétaire: les hommes trouvaient que c'était un joyeux compagnon, les femmes admiraient la grâce aristocratique et la parfaite élégance de ses manières.
Quelques-uns des petits-cousins qu'Alexis de Pourrières n'avait fait qu'entrevoir lors du séjour qu'il avait fait à Marseille avant de commencer ses voyages en Europe, vinrent le visiter. Salvador les reçut si gracieusement, il leur fit avec tant de politesse les honneurs de sa demeure, qu'il parvint à leur faire oublier qu'ils avaient espéré se partager la fortune qu'il possédait.
Salvador et Roman auraient été parfaitement tranquilles s'ils n'avaient pas remarqué que depuis quelque temps le caractère d'Ambroise était totalement changé; le vieux domestique, d'ordinaire dispos et toujours prêt à rire, était devenu sombre et taciturne, il paraissait dominé par quelques pensées importunes, et souvent on l'avait surpris hochant la tête négativement après avoir regardé son maître.
Roman, qui possédait toute la confiance d'Ambroise, l'avait plusieurs fois interrogé avec adresse: Faites-moi connaître, lui disait-il, les causes de la tristesse qui vous accable, et si cela est possible, monsieur le marquis fera tout pour les faire cesser. Ambroise avait longtemps évité de répondre à ces questions, mais un jour Roman ayant été beaucoup plus pressant que de coutume, Ambroise se détermina à le prendre pour confident.
«Je suis peut-être fou, mon cher monsieur Lebrun, mais je souffre tant, que vous aurez pitié de moi. Figurez-vous qu'il y a un mois j'ai fait un rêve dont je ne puis chasser le souvenir de ma mémoire. Je rêvais que je m'étais assis au pied du vieux mûrier que défunt monsieur le marquis a fait planter dans le parc le jour de la naissance de son fils. J'étais là depuis quelques instants, lorsque tout à coup j'entendis des cris de détresse; je me levai précipitamment et je vis mon jeune maître tel qu'il était lorsqu'il quitta le château pour commencer ses voyages, étendu sur le sol; le sang sortait à gros bouillons d'une profonde blessure qu'il avait à la poitrine. J'allais courir à lui pour le secourir, mais je fus arrêté par un homme qui me dit en posant sa main sur mon épaule: arrête, c'est moi qui suis ton maître. Les traits de cet homme sont sortis de ma mémoire; je me rappelle seulement qu'il avait de grands yeux bleus.»
J'aurais certainement oublié ce songe, si je n'avais pas remarqué par hasard, que les yeux de M. le marquis sont bleus, tandis que je me rappelle fort bien qu'il les avait du plus beau noir lorsqu'il a quitté le château. Je suis bien malheureux, M. Lebrun; ce songe me poursuit partout, et quelquefois il fait naître dans mon esprit de singulières pensées.
Ambroise se pencha vers Roman et lui dit à voix basse:
—Etes-vous bien sûr que notre maître est réellement le marquis Alexis de Pourrières?
—Vous me faites là une singulière question, répondit Roman. Depuis cinq ans que je suis au service de M. le marquis, je l'ai toujours entendu nommer ainsi par les personnes recommandables avec lesquelles il était en relation, et je dois croire que le nom qu'il porte lui appartient, puisque vous-même, ainsi que le notaire, vous l'avez reconnu lors de son arrivée ici.
—C'est vrai, c'est vrai, répondit Ambroise en secouant tristement la tête; je suis fou; il ne faut pas croire aux songes; quelquefois, cependant, les songes sont des avertissements donnés par la Providence.
Roman employa toute sa rhétorique pour rassurer Ambroise, qu'il ne quitta pour aller trouver Salvador que lorsqu'il le vit un peu plus calmé.
—Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous défaire de cet homme, dit Salvador, lorsque Roman lui eut rapporté la conversation qu'il venait d'avoir avec Ambroise.
—Ah! si Mathéo n'avait pas envoyé dans l'autre monde nos amis de la forêt de Cuges...
—Nous ne nous servirions pas d'eux, répondit Salvador, pourquoi laisser faire par d'autres l'ouvrage que l'on peut faire soi-même?
—Sans doute; mais il faut, pour éviter de donner naissance à des soupçons, dont les résultats pourraient être désagréables, que la mort d'Ambroise paraisse naturelle.
—Le poison!
—Le poison laisse des traces.
Les deux amis cherchèrent longtemps un moyen d'arriver au but qu'ils voulaient atteindre, sans pouvoir rien trouver qui leur parût convenable.
—Mais il faut absolument que cet homme périsse, dit Salvador; s'il ne meurt pas, nous sommes perdus.
Roman, depuis quelques instants, paraissait réfléchir.
—C'est cela, s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front, c'est cela. Mon ami, dans trois ou quatre jours au plus tard, nous n'aurons plus rien à redouter.
—Quel est ton projet?
—Tu le connaîtras lorsqu'il sera réalisé.
—Mais encore faut-il que je sache?
—Eh bon Dieu! monsieur le marquis, laissez, je vous en prie, agir à sa guise, votre dévoué serviteur; vous savez qu'il est homme de ressources et qu'il n'a pas froid aux yeux.
Roman, à quelques jours de là, invitait au nom de son maître, les châtelains les plus voisins et le notaire que nous connaissons déjà, à passer la journée au manoir de Pourrières. Tous les invités se montrèrent exacts; on savait que le marquis savait faire les honneurs de sa table.
—Je vous ai réunis, messieurs, dit Salvador à ses convives au moment où l'on allait se mettre à table, pour déguster quelques flacons d'excellent Tokay, et quelques nouveautés gastronomiques que je viens de recevoir de Paris.
Le déjeuner fut servi avec ce luxe et ce confort qui ajoutent une nouvelle saveur à la délicatesse des mets et à l'excellence des vins. Comme toujours, Salvador se montra aimable et gracieux. Cependant un examen attentif eût permis de saisir sur sa physionomie l'expression d'une vive préoccupation. On resta longtemps à table, Salvador après avoir fait servir à ses convives le café et les liqueurs, leur proposa une partie de boules; on joue beaucoup aux boules dans les contrées méridionales de la France, et particulièrement en Provence. La proposition fut acceptée avec enthousiasme, et les convives s'empressèrent de se rendre sur une pelouse située devant l'entrée principale du château.
On allait engager les parties, lorsque Ambroise botté et éperonné, et conduisant une jument par la bride, s'approcha de Salvador et lui demanda s'il avait quelques commissions pour Aix. Celui-ci qui avait reçu de Roman les instructions nécessaires, lui remit un bon de cent francs qu'il le chargea de remettre au libraire Aubin, qui faisait ses abonnements aux journaux et aux Revues de la capitale.
—Le père Ambroise est encore fort et vigoureux, dit le marquis en s'adressant à ses convives, et malgré son grand âge, il est aussi bon cavalier que le premier postillon du pays. Mais c'est égal, je défendrai à Lebrun de vous faire faire d'aussi longues courses.
—Monsieur le marquis est bien bon, répondit Ambroise; mais comme j'ai encore bon pied, bon œil, il faut que je me rende utile.
—C'est bien, Ambroise, c'est bien, partez, mon ami, et que Dieu vous conduise.
Ambroise était en selle, il piqua légèrement sa bête et partit au petit trot.
—Il est bien bon pour moi, se disait-il en laissant flotter les rênes sur le col de sa monture, tout le monde le reconnaît: le notaire; qui causait avec lui tout à l'heure; les neveux de feu madame la marquise; mais ses yeux sont bleus, dit-il à haute voix, et j'en suis bien sûr, ceux d'Alexis étaient noirs... Oh! mon songe, mon songe!...
Tandis que la monture d'Ambroise trottait dans un petit sentier qui conduisait à la route d'Aix, les parties de boules continuaient devant l'entrée du château.
Elles se prolongèrent jusqu'à l'heure du dîner, auquel assistèrent toutes les personnes qui avaient pris part au repas du matin. Vers huit heures du soir, Salvador ayant demandé une clé dont il prétendait avoir besoin, Roman lui répondit devant ses convives qu'Ambroise avait emporté cette clé et qu'il n'était pas encore rentré. On pensa naturellement que le vieillard s'étant trouvé fatigué, s'était déterminé à coucher à Aix, et qu'il ne reviendrait que le lendemain.
Le château de Pourrières était entouré de vastes dépendances en terres labourées, bois, vignes, plantations de mûriers et d'oliviers, qu'il fallait traverser pour gagner le village où se trouvait un embranchement qui conduisait à la route d'Aix; ce chemin était celui que prenaient toutes les personnes qui venaient de la ville; mais les habitants du château que leurs affaires appelaient à Aix, en avaient adopté un autre qui diminuait le trajet d'au moins une demi-lieue.
Le parc du château de Pourrières, d'une très-vaste étendue et planté d'arbres de haute futaie, est traversé à son extrémité par un ruisseau qui prend sa source dans les montagnes qui couronnent la vallée où est bâti ce château. Ce ruisseau coule lentement entre deux rochers d'une hauteur d'environ trente-cinq mètres, au sommet desquels on arrive par deux pentes douces ménagées exprès des deux côtés du parc; ces deux rochers et le ruisseau qu'ils enserrent dans leur sein forment à la partie du parc qui avoisine le manoir une ceinture naturelle qui deviendrait impossible de franchir si un pont n'avait pas été établi sur les deux crêtes les moins élevées des rochers.
La largeur du ruisseau n'étant pas très-considérable, on a tout simplement, pour établir ce pont, jeté de forts madriers sur les rochers, et sur ces madriers qui sont tenus en place par de forts crampons en fer, on a fixé des planches assez épaisses. Lorsqu'on a traversé ce pont primitif, on suit un petit sentier qui conduit, après quelques détours, sur la grand'route d'Aix à Marseille.
Salvador et ses convives allaient se lever de table, lorsqu'un domestique, dont la physionomie renversée et les yeux hagards annonçaient qu'il était porteur d'une mauvaise nouvelle, entra dans la salle à manger.
—Oh! monsieur le marquis! s'écria-t-il, quel malheur! quel affreux malheur!... Ambroise! le pauvre Ambroise!
—Eh bien! dit Salvador, qu'est-il donc arrivé à Ambroise.
—Il est mort! monsieur le marquis; je viens de retrouver son corps dans le ruisseau du parc. Le pont s'est rompu, sans doute au moment où il passait dessus avec sa jument.
Et le domestique, sans attendre la réponse de son maître, le quitta pour aller apprendre la triste nouvelle aux autres habitants du château.
Tous les convives s'étaient levés de table lorsque le domestique était venu annoncer le fatal événement qui avait causé la mort du pauvre Ambroise, et Salvador s'était élancé sur ses traces en affectant tous les signes d'une profonde douleur. Les convives avaient suivi ses pas, et lorsqu'on arriva au lieu où gisait le cadavre, Roman, qui s'était mêlé parmi les amis de son maître, affichait une douleur que tout le monde s'empressa de consoler.
Le cadavre du vieux serviteur fut relevé avec toutes les marques du plus profond respect et transporté au château. Les convives de Salvador, respectant la douleur qu'il paraissait éprouver, se retirèrent après lui avoir témoigné toute la part qu'ils prenaient au triste événement qui venait d'arriver.
Le lendemain matin, Salvador et Roman se promenaient dans la partie réservée du parc. Roman, qui paraissait très-satisfait, se frottait joyeusement les mains.
Le hasard nous a servis, dit Salvador, que Roman n'avait pas tout à fait mis dans la confidence de son projet, et qui depuis la veille n'avait pas trouvé un instant pour interroger son digne ami.
—Oui, dit Roman, mais c'est moi qui ai fait naître ce hasard.
—Comment cela?
—Je savais que chaque fois qu'Ambroise se rendait à Aix, il prenait la route du parc qui abrége beaucoup le chemin. Hier, je lui ordonnai de se rendre dans la ville, et je l'envoyai te demander tes commissions devant tes convives qui avaient été invités à dessein, afin qu'il fût bien établi qu'il partait de son plein gré.
—Mais cela ne me dit pas comment il se fait que le pont se soit rompu, justement au moment où il passait dessus.
—Eh! mon cher, rien de plus simple. Depuis quelques jours, je versais chaque matin de l'acide sulfurique sur les parties des madriers qui avaient le plus souffert des outrages du temps, de sorte qu'ils devaient nécessairement se rompre et emporter avec eux tout l'édifice au moment où ils auraient à supporter le poids d'un homme et d'un cheval; et les parties de rochers sur lesquelles était établi ce pont formant l'entonnoir, il était certain qu'Ambroise serait mort avant d'être arrivé au fond du précipice.
—Roman, je suis content de vous, dit Salvador en tendant la main à son digne compagnon; vous vous êtes acquis des droits éternels à ma reconnaissance et à la moitié de la fortune de la famille de Pourrières. A propos, quand partageons-nous?
—A quoi bon partager? tu le sais, j'ai de l'amitié pour toi; aussi, je désire que nous ne nous séparions jamais. Je suis ennemi du faste et des grandeurs, la position que j'occupe ici ne me déplaît pas; je ne parais être, il est vrai, que le premier de tes domestiques, mais cela ne me fait rien; cette comédie perpétuelle m'amuse.
Roman, en sa qualité d'intendant, fit faire des funérailles magnifiques à Ambroise. Salvador assista au service funèbre et au convoi, et tous les habitants du village de Pourrières remarquèrent son air affligé lorsque l'on couvrit de terre la dépouille mortelle du vieux serviteur. Par ses soins, un modeste monument, surmonté d'une croix de fer, fut élevé à sa mémoire, près du caveau destiné à servir de sépulture aux membres de la famille de Pourrières.
Roman recevait le prix des fermages et tous les autres revenus. Lorsque Salvador avait besoin d'argent, il en demandait à son compagnon qui lui en donnait sans compter. Un jour, désirant envoyer à Paris une somme assez forte à son carrossier, il la demanda comme de coutume à Roman.
—Je suis bien fâché de ne pouvoir te satisfaire, mais il faut que tu attendes les prochaines rentrées; ma caisse est vide.
Salvador, qui savait que Roman avait touché, deux jours auparavant, environ quinze mille francs de divers fermiers en retard, lui en fit l'observation.
—Les quinze mille francs? s'écria Roman, ils sont loin s'ils courent toujours. J'ai joué au baccarat, et je les ai perdus; mais je les regagnerai.
—Tu ferais beaucoup mieux de ne plus jouer, lui répondit Salvador, que ce contre-temps paraissait vivement contrarier.
—Eh! pourquoi me priverais-je de jouer, si j'y trouve du plaisir? est-ce que je trouve mauvais que tu achètes des chevaux et des équipages?
—On se ruine vite lorsque l'on a la passion du jeu.
—Lorsque nous serons ruinés, nous reprendrons notre ancien métier; nous sommes encore trop jeunes pour nous retirer des affaires.
Cette petite altercation n'eut pas de suite; la chaîne qui attachait ces deux hommes l'un à l'autre était beaucoup trop forte pour se rompre au premier choc.
Le récit des faits qui précèdent l'époque à laquelle nous sommes arrivés n'a pas dû donner à nos lecteurs une opinion exacte du caractère de Salvador. En effet, ils ne l'ont vu jusqu'à présent agir qu'à la suite de Roman; ils ont donc pu croire que c'était une de ces natures sans individualité, bonnes tout au plus à suivre l'impulsion qui leur est donnée: il n'en était rien cependant. Salvador, au contraire, possédait autant si ce n'est plus de résolution que son compagnon, il savait examiner les choses de haut, qualité qui manquait à Roman; et il n'eût pas été impossible à un habile phrénologiste de trouver sur son crâne les bosses de l'organisation et de la prévision. Nous avons déjà dit quels étaient les agréments extérieurs de sa personne et de son esprit. Roman, qui avait guidé les premiers pas de Salvador dans la carrière du crime, devait exercer et exerçait en effet une certaine influence sur son esprit; mais son pouvoir devait cesser le jour où son élève s'apercevrait qu'il était assez fort pour voler de ses propres ailes.
Salvador se dit un jour que, porteur d'un beau nom, possesseur d'une belle fortune, et doué d'assez de capacités pour occuper une place importante dans la société, il devait tout faire pour conquérir cette place. Le voleur voulait voir le signe de l'honneur briller sur sa poitrine; l'assassin ne se serait pas trouvé déplacé sur le siége du législateur: l'ambition venait de le mordre au cœur.
—Tu veux devenir quelque chose, lui disait souvent Roman, auquel il avait confié ses rêves d'avenir; à ton aise, chacun prend son plaisir où il le trouve; mais, prends garde, c'est en voulant monter trop haut que l'on tombe.
—Tomber de haut ou de bas, répondait Salvador, lorsque la mort doit être le résultat de la chute, qu'importe!
—Que tu sois député ou pair de France, ou que tu restes tout simplement le marquis de Pourrières, cela m'est égal, pourvu que nous puissions avoir bonne table, bons vins et de quoi jouer au baccarat.
—Sois raisonnable, ne perds pas plus de la moitié de notre revenu.
—Sois tranquille, je suis en veine maintenant.
Le marquis de Pourrières, qui, jusqu'à ce jour avait fréquenté seulement les gentilshommes de son bord, rendit des visites aux fonctionnaires publics de son arrondissement. Ces avances furent accueillies avec le plus vif empressement, on était flatté de voir se rallier au nouvel ordre de choses un gentilhomme du nom le plus ancien et le plus vénéré de la province. Salvador fit entendre qu'il ne serait pas fâché d'obtenir un emploi en harmonie avec son nom et sa fortune; on lui répondit que le désir qu'il éprouvait de servir l'Etat était trop digne de louange pour qu'on ne s'empressât pas de le satisfaire à la première occasion.
Sur ces entrefaites, l'époque de l'élection des officiers de la garde nationale étant arrivée, monsieur le marquis de Pourrières se mit sur les rangs. Il fut nommé sans opposition commandant du bataillon de son canton. Roman, pour faire plaisir à son ami, avait bien voulu accepter le modeste grade de sergent.
Bientôt on remarqua dans les rangs de la garde nationale de l'arrondissement de Brignoles, la bonne tenue du bataillon commandé par monsieur le marquis de Pourrières, les hommes qui le composaient étaient tous vêtus uniformément, leurs armes étaient en bon état, il savaient même emboîter le pas. Monsieur le marquis avait fait habiller à ses frais les plus nécessiteux, et il avait doté son bataillon d'une musique dont l'harmonie aurait pu paraître satisfaisante à des oreilles plus difficiles que celles des bons habitants du village de Pourrières et des lieux circonvoisins.
Lorsque arriva l'époque des élections, monsieur le marquis qui avait trop de tact pour se mettre lui-même sur les rangs, intrigua tant et si bien qu'il fit nommer d'emblée le candidat du gouvernement.
De semblables services devaient être récompensés, aussi le premier jour de mai, après les élections, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.