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III.—Fortuné et Silvia.

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Parmi les nombreux papiers dont s'étaient emparés Salvador et Roman, après l'assassinat du marquis, se trouvait une volumineuse correspondance entre la victime et la dame Moulin de Genève, qui avait été chargée d'élever l'enfant naturel d'Alexis et de Jazatta, toutes les lettres de cette femme portaient seulement pour suscription ces deux initiales A de P., et étaient toutes adressées, poste restante, dans les différentes villes où le marquis avait séjourné.

La lettre la plus récente remontait déjà à un peu plus d'un an lors de la mort de celui à qui elle était adressée, et accusait réception d'une somme de quatre mille deux cents francs qui devaient servir au payement, pendant trois ans, de la pension allouée par son père au jeune Fortuné.

Salvador habitait le château depuis environ deux années et il se disposait à faire un voyage à Lyon, lorsqu'il se rappela qu'il était temps qu'il envoyât une nouvelle somme à Genève.

—Dans quelques années, dit-il à Roman, en pliant la lettre qu'il venait d'écrire et dans laquelle il avait placé trois billets de banque de mille francs, dans quelques années cet adolescent qui est âgé de dix-sept ans sera tout à fait un homme, que ferons-nous alors?

—Nous lui donnerons une petite somme et nous l'enverrons dans une de ces colonies d'où l'on ne revient pas.

—Mais voudra-t-il partir?

—Nous le verrons bien. Au reste nous avons encore trois ans au moins devant nous, et j'ai pour habitude de ne m'occuper d'une affaire qu'au moment de la terminer.

Peu de jours après, Salvador reçut, au lieu de la réponse de la femme Moulin, une lettre du premier magistrat municipal de la ville de Genève, lettre à peu près conçue en ces termes:

«La femme Moulin ayant quitté notre ville depuis déjà plus de trois ans sans laisser d'indication du lieu qu'elle a choisi pour y fixer sa résidence, la lettre que vous lui avez écrite nous a été remise; espérant y trouver des renseignements de nature à nous mettre sur les traces de cette femme qui a trompé plusieurs personnes recommandables de notre ville, nous avons cru devoir la décacheter.

»Nous avons vu avec peine que vous aussi vous aviez été trompé par cette intrigante, et nous regrettons bien sincèrement d'être forcé de vous apprendre des faits qui doivent nécessairement vous causer un grand chagrin.

»La femme Moulin habitait Genève depuis environ cinq ans, lorsque vous fûtes forcé de lui confier votre fils; et les personnes qui vous ont donné sur son compte les plus favorables renseignements étaient de bonne foi: elle jouissait à cette époque de la meilleure réputation.

»Cette malheureuse fit croire à tout le monde que votre fils appartenait à une de ses nièces qui venait de mourir sans laisser de fortune, et qu'elle s'était chargée d'élever cet enfant afin d'éviter qu'il ne fût placé dans un hospice. Cette intrigante qui recevait de vous plus d'argent qu'il n'en fallait pour élever et faire instruire convenablement le jeune Fortuné, gardait, à ce qu'il paraît, pour elle l'argent destiné à l'éducation de votre fils; car elle se contenta de l'envoyer à l'école primaire, de sorte qu'à plus de neuf ans il n'était pas plus instruit que celui d'un ouvrier de notre ville, et puisque d'après la lettre que nous avons sous les yeux, vous paraissez satisfait de ses progrès, il faut croire que les lettres qui vous ont été adressées comme provenant de lui ont été fabriquées dans le seul but de vous tromper.

»Le jeune Fortuné était doux, complaisant; il paraissait doué d'une certaine intelligence, aussi était-il très-aimé de tous les voisins de sa prétendue tante, et l'on regrettait généralement que la fortune de madame Moulin ne lui permît pas de faire donner à son neveu une éducation plus complète que celle qu'il recevait.

»Votre fils venait d'atteindre sa quinzième année, lorsqu'un jour la femme Moulin le chargea d'aller à Versoix, village situé à deux lieues de Genève, remettre au sieur G. Piachaut, entrepreneur de roulage, une lettre dont il devait rapporter la réponse. Lorsqu'il arriva, M. G. Piachaut était absent; il fut donc forcé d'attendre, de sorte qu'il ne fut de retour à Genève que vers sept heures du soir. La porte de la maison habitée par la femme Moulin était fermée, il attendit jusqu'à neuf heures celle qu'il nommait sa tante, elle ne revint pas; enfin il s'en alla tout en larmes trouver le père Humbert, brave homme qui occupait depuis plus de vingt-cinq ans la place de commissionnaire à l'hôtel de l'Ecu de Genève. Cet homme lui apprit que sa tante était venue le chercher afin de lui faire porter ses malles chez Vissel, entrepreneur de voitures, et qu'elle était partie pour Paris.—Comme je m'étonnais de ne pas te voir avec elle, continua le père Humbert, en s'adressant à Fortuné, elle me dit que tu devais l'attendre hors de la ville avec un de tes parents.—Les pleurs de Fortuné redoublèrent lorsqu'il eut entendu le père Humbert. Le bonhomme, touché de ses larmes, l'accompagna à la demeure de la femme Moulin, espérant qu'il pourrait y recueillir quelques renseignements utiles. Les voisins lui apprirent que la femme Moulin avait vendu tous ses meubles quelques heures seulement avant celle de son départ, qu'elle n'avait du reste annoncé à personne. Il devenait donc évident que c'était de son plein gré qu'elle avait abandonné son neveu, que la commission dont elle l'avait chargé n'était qu'un prétexte pour se débarrasser de lui, et que le pauvre enfant ne devait plus compter sur elle.

»Nous n'essayerons pas de vous dépeindre la douleur de ce malheureux enfant qui venait de perdre son unique parente, et qui se trouvait, tout à coup et à un âge aussi tendre, sans asile et sans pain. Le père Humbert eut pitié de lui. Ecoute, lui dit-il, reste avec moi, il y a de l'ouvrage et du pain pour deux, à l'hôtel de l'Ecu de Genève; tu seras logé, nourri et habillé comme moi, et quand je serai trop vieux pour travailler, tu me succéderas. Fortuné accepta avec empressement et reconnaissance l'offre qui lui était faite, et, dès le lendemain, le pauvre jeune homme était en fonctions.

»Le père Humbert, pour obliger son jeune protégé, fit toutes les démarches possibles pour arriver à découvrir la retraite de la femme Moulin; mais elles demeurèrent sans résultats satisfaisants; on sut, seulement, que cette femme était d'origine française et qu'elle avait quitté notre ville, probablement, pour se soustraire aux poursuites qu'allaient exercer contre elle plusieurs négociants auxquels elle avait escroqué des sommes assez considérables.

»Votre fils, monsieur le marquis, dut se résigner; il était laborieux, attentif; il secondait, autant que ses forces le lui permettaient, le généreux vieillard qui l'avait accueilli et qui lui témoignait beaucoup d'intérêt.

»Une année se passa ainsi, et Fortuné, qui se faisait toujours remarquer par sa bonne conduite, avait déjà mis quelques centaines de francs en réserve, et sa petite garde-robe était assez bien montée. Enfin, il était à peu près heureux, et aujourd'hui il aurait trouvé son père, si un événement, que nous vous rapporterons sans l'accompagner de commentaires, n'était pas venu tout à coup le précipiter dans un abîme sans fond et jeter l'épouvante dans notre cité, ordinairement si paisible.

»Fortuné, arrivait toujours le premier à l'hôtel de l'Ecu de Genève, le père Humbert ne se rendait à son poste que plus tard. Le 20 mai de l'année dernière, jour de la naissance de son père adoptif, Fortuné, après lui avoir fait agréer ses hommages à cette occasion, sortit à l'heure ordinaire.

»A dix heures et demie, Humbert, qui devait venir le prendre pour l'emmener déjeuner à Carouges, n'était pas encore arrivé.

»A onze heures, le jeune homme, impatient d'attendre, envoya un de ses camarades chez le vieillard, afin de l'inviter à se presser.

»Quelques minutes après, le messager revenait, pâle et hors de lui, annoncer aux habitants de l'hôtel de l'Ecu, que le père Humbert venait d'être assassiné.

»Fortuné ne voulut pas d'abord croire à un aussi effroyable malheur; mais lorsqu'il ne lui fut plus permis de douter, il tomba dans un abattement voisin de la folie; la justice informa sur-le-champ et Fortuné, amené sur le théâtre du crime, ne put supporter la vue du cadavre; il s'évanouit et demeura longtemps privé de l'usage de ses sens.

»On savait que deux jours auparavant, le père Humbert avait retiré de chez M. Lombard Odier, banquier, une somme de dix-sept mille cinq cents francs, qu'il devait remettre à M. Fazy Pasteur, président du tribunal de commerce et propriétaire d'une petite ferme qu'il venait d'acquérir.

»Cette somme avait été enlevée d'un mauvais meuble dans lequel elle avait été déposée. Ce meuble cependant était beaucoup moins remarquable que plusieurs autres qui garnissaient l'appartement et qui avaient été respectés. Cette circonstance dut faire croire que l'assassin connaissait parfaitement les lieux, et les habitudes de la victime. Les voisins entendus déclarèrent tous qu'aucune personne étrangère n'était sortie de la maison.

»On retrouva l'instrument qui avait servi à commettre le crime. C'était un couteau qui fut reconnu pour appartenir à Fortuné. On trouva encore, dans le modeste logement, une paire de gros souliers à l'usage de ce dernier. Ces objets étaient couverts de sang. Les semelles des souliers en étaient imprégnées et elles avaient laissé des empreintes très-visibles sur la mare de sang coagulé qui entourait le cadavre. Toutes ces circonstances firent planer sur Fortuné les plus graves soupçons. Tout semblait se réunir pour accuser ce jeune homme. Il fut arrêté et mis en secret le plus absolu.

»Une maladie très-grave dont il fut subitement attaqué et qui dura trois mois, retarda l'instruction de son affaire; mais grâce au soins qui lui furent prodigués par notre estimable M. Prunier, médecin en chef des hôpitaux de cette ville, il recouvra la santé.

»Il possédait toute sa raison, qu'il avait été sur le point de perdre à la suite de la maladie à laquelle il venait d'échapper, lorsque l'instruction de son affaire fut reprise.

»Il fut interrogé avec la plus grande sévérité. On lui représenta le couteau et les souliers. On lui fit observer qu'il était au moins extraordinaire que ce couteau, qu'il portait habituellement attaché à sa veste par une lanière en cuir de Hongrie, eût servi à la perpétration du crime. Sa réponse, à toutes les questions qui lui furent adressées, fut constamment la même. «Tout semble, disait-il, prouver que je suis coupable; cependant, je suis innocent; et plus affligé que qui que ce soit, de la mort de celui qui me servait de père.

»Fortuné, après une longue détention préventive, fut traduit devant le tribunal criminel extraordinaire; il aurait infailliblement été condamné, si l'avocat chargé d'office de présenter sa défense, n'eût pas invoqué en sa faveur un alibi qui fut prouvé jusqu'à l'évidence. Il fut donc acquitté; mais à sa sortie de prison, il se trouva sans pain, sans asile, et presque nu; et malheureusement par suite du sentiment de répulsion qu'inspirent aux personnes honnêtes tous ceux qui à tort ou à raison ont eu quelque démêlé avec la justice, toutes les portes se fermèrent devant lui. Il prit alors le parti de quitter notre ville, et depuis lors, nous n'en avons plus entendu parler.

»Nous sommes d'autant plus fâché, M. le marquis, de ce qui est arrivé à votre infortuné fils, que depuis son départ, nous avons acquis la preuve convaincante de son innocence, puisque nous tenons sous les verroux de la prison de notre ville, le véritable auteur de l'assassinat commis sur la personne du bon père Humbert.»

—Eh bien! dit Roman, lorsque Salvador eût achevé la lecture de la lettre qu'il venait de recevoir, un seul individu dans le monde pouvait nous demander compte de la fortune que nous avons acquise, et le ciel, ou plutôt le diable nous en débarrasse; nous sommes vraiment des coquins bien heureux.

—Dis-moi, Roman, te souviens-tu de l'histoire de ce roi de l'Asie Mineure, nommé, je crois, Crésus?

—Sais-tu, ce qu'un plaisant du parterre cria à une jeune actrice qui venait de manquer de mémoire au moment où son interlocuteur lui adressait cette question:

Les vrais mystères de Paris

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