Читать книгу Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq - Страница 18
ОглавлениеEn maçonnant les remparts de son âme,
Songea bien plus au fourreau qu'à la lame.
Cependant, monsieur l'abbé, vous pouvez le voir, affecte un maintien grave et vénérable, ce n'est pourtant qu'un de ces prêtres hautains, qui se croient le droit de primer partout où l'on veut bien les admettre, un de ces prêtres sans esprit et sans usage qui ne voient que le mauvais côté des choses, et qui, soit bêtise, soit orgueil, prétendent tout assujettir au ton de leurs hypocrites momeries, de ces prêtres enfin qui s'insinuent partout, dans la seule vue de tout blâmer, et qui deviennent le fléau de tous ceux qui sont assez bons ou assez faibles pour tolérer leurs révoltantes impertinences, quant à la religion, ce personnage l'exploite en véritable disciple d'Escobar; aussi ceux qui le connaissent bien assurent qu'il ne récite jamais d'autre prière que celle-ci:
Pulchra Laverna Da mihi fallere, da justem sanctum que videri, Noctem peccatis, et fraudibus objicere nubem[216]. HORACE.
Notez que cet homme s'est lancé dans de grandes entreprises, qu'il est criblé de dettes, et que, pour faire diversion à ses embarras, il rend un culte assidu à la dive bouteille.
Lorsqu'il était curé de *** il devait des sommes considérables au banquier P***, il fallait les payer ou du moins donner au banquier des signatures qui le rassurassent sur le sort de sa créance. Payer n'était pas chose facile, l'élément principal manquait: donner de bonnes signatures, autre difficulté; car, qui aurait consenti à cautionner un ecclésiastique qui n'avait d'autre fortune que le produit de sa cure? il fallait donc, pour que monsieur le curé pût arriver à son but, qu'il recourût à un de ces tours inédits, à un de ces tours que maître Lucifer inspire à ses amés et féaux pour les sortir momentanément d'affaires, sauf à les leur faire expier plus tard. Voici donc celui que monsieur le curé joua au plus honnête de ses paroissiens, nommé je crois M. François.
C'était entre Oculi et Latere de l'année 18...[217]. Le digne M. François présidait, avec toute la grâce dont il était capable, à l'enlèvement du fimum de sa basse-cour.
Cependant son éducation et sa fortune le mettaient au-dessus des soins si vulgaires; mais encouragé par l'exemple d'Hercule, qui jadis n'avait pas dédaigné de nettoyer les étables d'Augias, il croyait que tout ce qui se rattache à l'agriculture était chose respectable.
Au reste, le digne M. François n'était pas un de ces paysans incultes et grossiers dont le vocabulaire est à l'unisson des bêtes qu'ils conduisent. M. François avait fait des études dans sa jeunesse, le rudiment ne lui était pas étranger, et si la révolution n'était pas survenue, il serait aujourd'hui curé d'une paroisse ou chanoine de quelque gros chapitre; mais arrêté dans sa vocation par ce grand cataclysme, il n'avait jamais pu aller au delà des ordres mineurs, aussi en mémoire du petit collet et du rabat, qu'il avait portés jadis, l'appelle-t-on encore dans le pays l'abbé François, bien qu'il soit marié depuis longtems et père d'une assez nombreuse famille. Il justifie du reste ce titre d'abbé par la manie qu'il a de faire à propos ou hors de propos toutes les citations latines qui se sont incrustées dans sa mémoire, ce qui fait dire qu'il est aussi savant que monsieur le curé. Les ouvriers de sa ferme lui accordent la priorité.
Pour en revenir à ce que je vous disais en commençant, M. François, suivant un de ses domestiques qui conduisait aux champs une voiture du fimum susdit, rencontra au détour d'une rue fort étroite l'abbé en question, curé de la commune, celui-ci profitait du soleil printanier pour faire sa promenade dans le village, il avait tricorne en tête et le bréviaire à la main, enfin le costume rigoureusement exigé par les saints canons.
M. François était, au dire de M. le curé, une de ses brebis les plus chères, mais la chronique ajoute que la susdite brebis s'était quelque peu égarée; aussi M. le curé avait-il fait de nombreuses tentatives pour la ramener au bercail. En ce moment, et bien qu'il eût d'autres vues sur son honnête paroissien, il ne manqua pas de le prendre par son faible; élevant donc sa dextre avec solennité, il lui donna sa sainte bénédiction en l'accompagnant de ces mots:
Domine sit in animâ tuâ.
M. François, qui possédait comme je vous l'ai dit une véritable érudition, s'empressa de répondre en se découvrant et en se signant:
Ave Domine, gratias ago. Amen!
Les préliminaires ainsi terminés entre le curé et son ouaille, et tous deux satisfaits sans doute d'avoir montré le fruit de leurs études, le curé continua en ces termes:
—Il y a bien longtemps, mon bon M. François, que je n'ai eu le plaisir de vous voir au presbytère: aurais-je eu le malheur d'encourir votre disgrâce?
—Pas le moins du monde, M. le curé, répondit M. François, je n'ai jamais eu qu'à me louer de vos procédés envers moi, vous avez l'estime de tous vos paroissiens et la mienne; mais vous l'avouerai-je? plus le temps de Pâques approche, et plus je fuis le presbytère; il me semble que je ne saurais y aller sans régler certains comptes fort arriérés... vous savez...
—Allons donc, mon bon M. François, croyez-vous que je fasse de la religion dans la rue, et que je sois assez intolérant pour vous relancer jusque dans vos travaux? Combien c'est mal me connaître; si je me plains de la rareté de vos visites, mon bon M. François, c'est parce que vous êtes un aimable convive, et que depuis longtemps je n'ai eu le plaisir de me trouver avec vous; il faut pour m'en dédommager, que vous veniez sans cérémonie un de ces matins me demander à déjeuner; je vous ferai goûter d'un certain vin vieux de derrière les fagots, dont vous me direz votre sentiment, surtout ayez soin de ne pas venir un jour maigre, vous savez que le carême n'a déjà que trop de rigueurs, il faut donc que nous nous indemnisions ensemble.
M. François, flatté d'une invitation aussi polie, et certain d'ailleurs que M. le curé ne voulait pas l'entreprendre sur le chapitre de la confession générale, s'empressa d'accepter le déjeuner offert: on prit jour pour le jeudi suivant.
Le jour indiqué étant venu, le bon M. François fait un pouce de toilette et se rend au presbytère, les signes précurseurs sont du plus favorable augure. En effet, l'atmosphère environnante est agréablement parfumée de l'odeur des viandes que l'on prépare pour les estomacs pieux de nos deux personnages.
On s'assied, la table est mise avec propreté et même avec élégance, deux couverts seulement y figurent, mais les bouteilles y sont en bien plus grand nombre. Le curé qui sait le moyen de mettre son convive de bonne humeur, ne manque pas de lui dire en montrant les bouteilles: Album an atrum pota?
Aut interlibet, aut alternis vicibus, réplique M. François; là-dessus, nos gens satisfaits d'eux-mêmes, engagent la partie à fond: les morceaux se succèdent avec rapidité, on mouille d'autant, les gais propos viennent à la suite; bref, Rabelais n'a rien de mieux dans son chapitre des propos de table.
Le second service a disparu: monsieur François paraît légèrement absorbé par la digestion, son œil indécis n'a plus la même netteté, monsieur le curé, pour le remercier, le salue d'un Nunc est bibendum, pulsanda tellus pede libero?
—Dulce est desipere in loco, riposte bravement monsieur François.
Nos gens ayant ainsi prouvé qu'ils n'avaient pas oublié leur Horace, se mettent à trinquer de plus belle; les couleurs se confondent, on verse alternativement le blanc et le rouge, puis le rouge et le blanc, puis vient le café avec ses éternels accompagnements; le vieux cognac, le kirsch de la Forêt-Noire et l'anisette de Bordeaux; mais depuis longtemps monsieur le curé s'était aperçu que les yeux de son convive papillotaient, que ses jambes étaient titubantes, enfin que sa raison était ensevelie au fond des bouteilles, c'était l'état où il voulait l'amener; quant à lui, plus jeune, plus fort, plus aguerri et surtout plus maître de lui, c'était à peine si les nombreuses rasades qu'il avait absorbées lui faisaient impression. D'ailleurs, il lui fallait toute sa présence d'esprit pour arriver à ses fins.
S'étant assuré de nouveau que la langue de monsieur François, épaississait de plus en plus, que sa vue était presque à l'état d'éclipse, et sa raison dans les limbes....
—Monsieur François, dit-il, avant de nous séparer, j'espère que vous voudrez bien me rendre un petit service.
—Comment donc, monsieur le curé, mais tout ce que vous voudrez, disposez de moi, ne suis-je pas votre ami?
—Oh! je le sais, mais il s'agit de peu de chose. Vous saurez donc que monseigneur l'évêque m'a demandé quelques renseignements sur l'état moral de la paroisse, sur l'instruction primaire, etc.; ces renseignements sont rédigés, mais il faut, outre mon témoignage, qu'ils soient revêtus de la signature d'un des plus notables de la commune; or, qui est plus compétent que vous en pareille matière, vous qui venez de me parler latin comme feu Cicéron, et que tout le monde cite comme le plus érudit du pays, voici les papiers, veuillez les signer.
En achevant ce petit discours, monsieur le curé place divers papiers sur la table, monsieur François encore sous l'influence des paroles flatteuses qu'il vient d'entendre, et des nombreuses rasades qui lui ont été versées, s'arme d'une plume, et par cinq fois entoure son nom de son plus beau parafe.
Le tour était joué.
—Il faut que je dise mes offices et que j'aille visiter mes malades, dit alors monsieur le curé: adieu, mon bon monsieur François, excusez-moi si je vous quitte si vite, mais vous connaissez l'exigence de nos devoirs, principalement en ce saint temps de carême; mes civilités respectueuses à votre digne épouse et à toute votre respectable famille.
On se quitte les meilleurs amis du monde.
A six mois de là, le digne monsieur François entouré de sa famille et de ses domestiques, dînait patriarcalement, heureux du bonheur de tous ceux qui l'entouraient, lorsqu'un homme à mine rébarbative se présente, c'était une de ces figures sinistres connues de tout un arrondissement, comme l'épouvantail des grands et des petits; à cet aspect de funeste présage, toutes les mâchoires cessent de fonctionner, la foudre tombant au milieu de la famille réunie, ne l'aurait pas autant impressionnée, terrifiée!
Cependant monsieur François se lève:
—Qu'y a-t-il, maître Tenantbon? (c'était le nom du personnage, honnête huissier de son état), dit-il.
—Une misère, mon bon monsieur François, c'est une petite visite intéressée que je viens vous rendre, pour et à cette fin de recevoir de vous une somme de dix mille francs, plus les frais montant de cinq effets créés par monsieur le curé de votre commune, endossés par vous et protestés faute de payement.
—Comment? quoi? qu'est-ce? que dites-vous?
—Mais! dit maître Tenantbon, de sa voix la plus mielleuse; ceux qui m'envoient ne sont pas des fous. Tenez, voyez, n'est-ce pas là votre signature.
—Ah! mon Dieu! qu'ai-je fait? s'écria monsieur François, moi qui ai cru signer des papiers pour l'évêché... malédiction! Oui, dit-il enfin à maître Tenantbon, c'est bien ma signature; mais il y a des juges à Berlin et je serai vengé!
A un mois de là, l'abbé en question, était condamné à un an de prison comme coupable d'escroquerie et d'abus de confiance; mais la Belgique est une terre hospitalière, où l'on fait collection d'hommes de bien, l'abbé alla pendant quelque temps en augmenter le nombre[218].
Deux hommes se sont retirés dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer plus à leur aise; l'un est grand, maigre, son teint est bilieux, ses yeux d'un gris douteux sont surmontés d'épais sourcils noirs qui se joignent à la naissance du nez; c'est un de messieurs les avoués de première instance de la bonne ville de Paris; l'autre est un gros et court, aux yeux à fleur de tête, au nez couvert de légers bourgeons, c'est un des membres de la corporation des avocats. Ces deux hommes mitonnent, sans doute, quelques sales affaires, ils n'en font pas d'un autre genre.
Maître Ruinard, ainsi se nomme l'avoué, vivait, lorsqu'il était encore étudiant en droit avec une jeune femme qui devint enceinte de ses œuvres; cette malheureuse, de concert avec son amant, se fit avorter.
Lorsque l'étudiant en droit prit femme, il quitta sa maîtresse, qui s'empressa de former d'autres liens.
Devenue enceinte de nouveau, elle voulut mettre à profit les leçons qu'elle avait reçues de son premier amant; en conséquence, elle se fit avorter; mais cette fois le crime fut découvert, et elle fut traduite devant la cour d'assises de la Seine.
Par un hasard singulier, son ancien amant, celui qui avait été son complice lorsqu'elle avait commis son premier crime, faisait partie du jury qui devait décider de son sort. La femme, vous devez bien le penser, se garda bien d'user de son droit de récusation contre un homme sur l'indulgence duquel elle croyait pouvoir compter.
Lorsqu'après les débats, les jurés étaient réunis dans la chambre des délibération, l'avoué se trouva appelé le dernier à émettre son vote; cinq voix déjà étaient favorables à l'accusée; vous croyez sans doute que celle de son amant va partager les votes et qu'elle sera acquittée? eh bien! vous vous trompez; il se réunit aux jurés qui avaient voté contre l'accusée, qui fut condamnée à six ans de réclusion.
—Oh! quel homme abominable! s'écrièrent en même temps Salvador et Roman.
Après le prononcé du jugement, continua de Pourrières, l'avoué qui sortait de la cour d'assises, fut accosté par un avocat très-connu et très-recommandable, qui savait tout ce qui s'était passé jadis, entre lui et la femme qui venait d'être condamnée.
—Vous avez dû bien souffrir pendant tout le temps qu'ont duré les débats et la délibération du jury? lui dit-il.
—Que voulez-vous, mon ami, répondit l'avoué avec le plus grand calme; elle était coupable.
—Vraiment j'admire votre sang-froid, il ne vous manquerait plus que d'avoir voté contre elle.
—Mais c'est ce que j'ai fait.
—Comment, vous avez voté contre celle qui a été votre maîtresse, et après ce qui s'est passé entre elle et vous?
—Que voulez-vous, mon ami, j'étais d'autant plus convaincu de sa culpabilité, qu'elle s'est fait avorter pendant le temps qu'elle était ma maîtresse; au reste, mon cher ami, j'ai obéi à ma conscience.
L'avocat indigné, tourna le dos sans répondre un seul mot à ce Brutus d'un nouveau genre, qui se console en faisant fortune du mépris que les honnêtes gens lui témoignent[219].
Celui qui cause avec l'avoué, dont je viens de vous parler, n'est pas encore arrivé aussi haut que le député patriote. Il existe entre celui-ci et celui-là la même distance qu'entre le vicomte de Lussan et de Préval; cet avocat entretient dans les prisons, des courtiers qui sont chargés de lui procurer des affaires. On lui proposa, il y a peu de temps, de défendre un jeune voleur, accusé d'avoir soustrait une somme d'argent considérable; le jeune fripon pouvait espérer qu'il serait acquitté, s'il était habilement défendu; car aucun fait positif ne venait justifier l'accusation. L'avocat vit l'accusé, et, après l'avoir écouté, il lui donna bon espoir et lui demanda le solde de ses honoraires; l'accusé lui dit qu'il ne pourrait le payer qu'après sa mise en liberté; l'avocat crut devoir lui faire observer qu'il ne serait pas plus riche lorsqu'il serait libre, qu'il ne l'était en prison.
—Oh! que si, répondit le détenu qui connaissait de réputation le particulier auquel il avait affaire; lorsque je serai libre, je pourrai vous payer généreusement.
L'avocat qui avait dressé l'oreille au coup d'œil significatif du voleur, pressa son client, qui enfin lui avoua qu'il était réellement l'auteur du vol dont il était accusé, et que le sac qui contenait les espèces, était enterré sous le lit de sa mère. L'avocat feignit de ne pas croire le voleur; celui-ci, voulant lui donner une preuve de sa bonne foi, l'invite à retirer le sac du lieu où il se trouve caché. Prenez le magot, lui dit-il, et gardez le quart de ce qu'il contient, vous me remettrez le reste lorsque je serai libre. L'avocat se rendit à Charentonneau, petit hameau de Maisons-Alfort. Comme la mère ignorait la culpabilité de son fils, et le lieu où était caché le sac volé, il fallait pour que notre héros pût procéder à son aise, qu'il se débarrassât de la présence de cette honnête femme, ce qu'il fît en l'envoyant à Maisons-Alfort, chercher une feuille de papier timbré. Pendant son absence, la cachette fut aisément découverte, et le sac en fut tiré. L'avocat défendit le jeune voleur qui fut acquitté. Mais lorsqu'il réclama les trois quarts de la somme volée, l'avocat lui réclama ses honoraires. Le voleur aussi honteux qu'un renard qui se serait laissé prendre par une poule, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus[220].
—Si jamais je suis accusé, dit Roman, je ne confierai pas à ce monsieur, le soin de me défendre.
—Vous ferez bien, répondit de Pourrières; mais si, pour des raisons à vous connues, vous désirez vendre ou louer la jolie petite maison ornée de pampres verts que vous possédez à Trets, ne vous adressez pas non plus à l'individu, porteur d'un nez pyramidal, qui se dandine sur ce sofa. Les ruses du métier qu'il exerce sont nombreuses, et vous pourriez bien vous y laisser prendre. Mais comme cet individu ne dépense pas en folies l'argent qu'il escroque, il aura bientôt acquis une brillante fortune; il achètera alors des propriétés, il sera capitaine de la milice citoyenne, chevalier de la Légion d'honneur, électeur, juré, et il condamnera impitoyablement tous ceux qui comparaîtront devant lui.
Trouvant un jour que son commerce ne lui rapportait pas d'assez beaux bénéfices, un marchand de bas et de bonnets de coton, fit annoncer dans tous les journaux qu'il livrerait moyennant la modique somme de un franc, une graine qui, plantée dans un bon terrain, devait donner naissance à un chou d'une dimension merveilleuse; malheureusement pour les horticulteurs, l'usage leur prouva que la graine du chou colossal n'était que de la graine de niais.
La physionomie colorée, les cheveux du plus beau rouge carotte qu'il soit possible de rencontrer, et l'habit noir à queue de morue de l'individu qui cause en ce moment avec l'inventeur du chou colossal, vous annonce un naturel des îles Britanniques. Celui-ci vend aux bons Parisiens un spécifique unique, propre à guérir les maux passés, présents et à venir. La panacée de cet honnête insulaire est tout simplement de la farine de lentilles que l'on achète parce qu'il la vend sous son nom scientifique, d'Ervelenta.
Voici deux hommes, que je suis très-étonné de rencontrer ensemble, quoiqu'ils soient compatriotes. Le midi de la France les a vus naître. Le premier est âgé d'environ cinquante-cinq ans; il est corpulent et de belle taille; il est doué d'une physionomie agréable, bien qu'elle soit légèrement marquée de petite vérole; ses manières sont nobles et gracieuses; on dit tout bas, bien bas, qu'il a achevé ses études au bagne, où ses camarades l'avaient surnommé le philosophe et l'avocat, et qu'il porte, sur l'épaule droite, le témoignage de ses anciens services. Depuis sa libération, trois décorations, qu'il n'avait pas au bagne, brillent sur sa poitrine.
La mise de cet homme est toujours recherchée; il joue l'aristocrate à ravir; ou peut dire sans craindre d'être démenti, que c'est un coquin de bonne compagnie.
Le second est aussi bel homme que son compatriote, mais il n'est pas comme lui, doué d'une physionomie propre au métier qu'ils exercent tous deux. La petite vérole qui n'a laissé que de légères traces sur le visage de son ami, a fait sur le sien de notables ravages. Sa barbe est blonde et épaisse; il la fait couper après une première affaire, et il la laisse croître lorsqu'il vient d'en terminer une seconde. Il dit dans les tripots, dont il est le plus fidèle habitué, qu'il est de noble origine, ancien officier de cavalerie, comte palatin du saint-empire romain; prétentions démenties par l'expression commune de son visage et sa tournure assez semblable à celle d'un souteneur de filles; il n'est en réalité, que chevalier de l'ordre énigmatique de l'Eperon d'or, dont il a acheté le brevet cinquante écus à Sartorius Corté; il donnerait, à ce qu'il assure, son brevet pour quatre cigares; je le crois; lorsqu'il acheta ce malencontreux brevet, il croyait qu'il lui donnait le droit d'attacher à sa boutonnière, le ruban de l'ordre qui est de la même couleur que celui de la Légion d'honneur, hélas! il n'en est rien.
Ces deux individus qui ne marchent jamais l'un sans l'autre, se trouvèrent un jour très-sanglés (c'est l'expression dont ils se servent), tous les deux, c'est-à-dire qu'ils avaient un très-pressant besoin d'argent. Le plus âgé dit alors au plus jeune:
—Ecoute j'ai trouvé cette nuit une mine d'or, ou plutôt, ce qui vaut mieux, une mine de billets de banque.
—Comment, lui répondit son ami, tu veux fabriquer de faux billets de banque? Cela ne me va pas. Je me moque de la police correctionnelle, mais je respecte beaucoup la cour d'Assises.
—Et qui diable te parle de fabriquer quoi que ce soit? n'est-il donc plus possible de se procurer de bons véritables billets de banque?
—Pour s'en procurer un nombre raisonnable, je ne connais que deux moyens: les faire soi-même ou voler la banque de France; et je te l'avoue, l'une ou l'autre de ces deux actions m'épouvante; tu sais que je suis honnête homme, et que l'idée seule de commettre une mauvaise action me donne des crispations.
—Mais il ne s'agit, je te l'assure, ni de voler ni de rien de semblable; il ne faut que savoir saisir adroitement un portefeuille bien plein de cet agréable et soyeux papier.
—S'il ne s'agit que de s'emparer avec adresse d'un portefeuille, je consens à t'aider; mais avant tout je désire que tu m'expliques ton plan.
—Mon plan est simple, et si demain il fait aussi beau temps qu'aujourd'hui, je suis certain du succès.
—Tu me fais mourir d'impatience avec tes réticences! dis-moi de suite de quoi il s'agit, je suis tout oreilles: parle!
—Tu as remarqué l'autre jour l'embonpoint du portefeuille de mon banquier?
—Oui, je l'ai vu et convoité. Mais ce portefeuille est comme l'arche sainte, personne ne peut y toucher.
—Cependant si demain le soleil se lève radieux, et si tu veux me seconder, demain nous en serons propriétaires.
—Je crois, mon cher, que tu es devenu fou. Il nous serait plus facile de prendre la lune avec nos dents que de nous approprier le portefeuille de ce brave usurier.
—Demain, s'il fait beau (c'est la condition sine quâ non), tu te promèneras sous les fenêtres de l'usurier en question, et si le portefeuille tombe à tes pieds, tu le ramasseras et tu disparaîtras: voilà tout ce que j'exige de toi, entends-tu?
—Oui, j'entends, mais je ne comprends pas.
—Consens-tu, oui ou non, à faire ce que j'exige de toi?
—Eh bien! oui!
—C'est bien. Alors prie Dieu que la journée de demain soit belle, et s'il exauce tes prières, avant qu'il soit midi nous serons tous deux de la fête.
—En ce cas nous nous retrouverons demain matin à sept heures au Palais-Royal, vis-à-vis de la Rotonde.
Le lendemain les deux amis se rencontrèrent au lieu et à l'heure indiqués. Le ciel était pur, le soleil brillait, tout annonçait un jour exempt d'orage. L'empressement était égal de part et d'autre, ils se dirigèrent ensemble vers le domicile de l'usurier, et le plus âgé dit à son ami:
—Avant d'entrer dans la maison, sois attentif et la fortune te tombera sur la tête.
Le comte palatin du saint-empire romain, se promenait sur le trottoir, attendant avec impatience le bienheureux aérolithe qui devait lui tomber dessus. Enfin, après une heure d'attente qui lui parut aussi longue qu'une journée passée au violon, sans argent, le portefeuille qu'il attendait tomba; il le ramassa et disparut: personne n'avait remarqué ce qui venait de se passer.
Voici ce qui était arrivé dans le cabinet de l'usurier dont, ainsi que l'avait prévu notre escroc, une des fenêtres était ouverte à cause du beau temps. Le plus âgé des deux, qui lui faisait escompter souvent certains billets qui étaient toujours bien payés à leur échéance, lui en avait présenté deux de mille francs chaque, à quatre mois de date. Le compte fait, il revenait à notre homme quinze cent et soixante francs: le brave usurier ne donnait pas ses coquilles. Le portefeuille fut retiré de la caisse, et trois billets de cinq cents francs en furent extraits, tournés et retournés dix fois et remis enfin, accompagnés d'un long soupir; cela fait, l'usurier comme il en avait l'habitude, plaça le portefeuille à côté de lui enfin de puiser dans sa caisse les soixante francs qui devaient compléter la somme qu'il devait remettre à son client, à ce moment l'escroc saisit le portefeuille qu'il jeta par la fenêtre, qui fut fermée aussitôt.
L'usurier avait été si surpris, qu'il resta au moins une minute sans pouvoir dire un mot; enfin il reprit ses sens et poussa des cris perçants, on accourut; l'escroc était assis dans un des coins de la pièce, son bordereau d'escompte et les trois billets de banque qu'il avait reçus, à la main. «Je crois, dit-il aux personnes accourues aux cris de l'usurier, que ce respectable monsieur est subitement devenu fou». Le commissaire de police, mandé d'après les ordres du banquier, arriva enfin; notre héros est fouillé, on ne trouve rien sur lui, il explique par A plus B sa présence chez l'usurier, qui, seulement alors, se rappelle que le portefeuille a été jeté par la fenêtre; tout le monde remarque qu'elle est hermétiquement fermée et que celui qu'on accuse, est placé à une extrémité opposée; de son côté, il assure qu'elle était dans cet état lorsqu'il est entré. Le malheureux usurier qui devine que son argent, ce qu'il a de plus cher au monde, est à jamais, perdu pour lui, se livre à tous les transports du plus furieux désespoir; ses excès font croire qu'il a perdu l'esprit. Cependant, on interroge celui qu'il inculpe. Son air patelin, la vue de ses décorations convainquirent tout le monde de son innocence. On fut chez lui, où il obtint d'excellents renseignements, il fut enfin relaxé.
Comme vous le pensez bien, il craignait d'être suivi, aussi il prit des précautions pour aller rejoindre son ami, enfin, vers six heures du soir, ils se rencontrèrent au café qui fait le coin du boulevard et de la rue Montmartre; ils se saluèrent comme des connaissances qui ont été quelque temps sans se voir, puis ils allèrent dîner chez Véfour.
Entre la poire et le fromage; le plus vieux dit à son ami:
—Eh bien! combien as-tu trouvé? l'usurier prétend qu'il contenait 50,000 francs.
—Que dis-tu? 50,000 francs, comment, où?
—Mais dans le portefeuille de ce matin.
—De quoi me parles-tu, ma parole d'honneur je ne te comprends pas.
—C'est assez plaisanter, combien y avait-il, voilà le principal?
—Mais tu es donc devenu imbécile?
—Tu es un brave camarade, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Eh bien, ne me tiens pas plus longtemps dans l'incertitude, partageons et que tout soit dit.
—Eh! de par tous les diables, est-ce pour me faire tourner en bourrique que tu me payes à dîner, explique-toi, de grâce.
Il s'expliqua. Lorsqu'il eut achevé son discours, le comte palatin, après de nombreux éclats de rire, lui répondit qu'il ne savait ce qu'il voulait dire, alors, mais alors seulement, le plus âgé des deux larrons vit que son camarade voulait s'approprier le contenu du portefeuille, il se leva et lui dit d'une voix solennelle: J'avais cru jusqu'à ce jour que tu étais un honnête homme, je me suis trompé. Adieu; Dieu te punira[221].
Une petite actrice assez gentille d'un petit théâtre du boulevard du Temple, avait un amant. Il n'y a rien là qui doive vous étonner; mais ce qu'il y a d'extraordinaire c'est que cette jeune actrice aimait son amant. Un beau matin l'actrice et son amant furent arrêtés au saut du lit. Le jeune homme était accusé d'un crime assez grave et l'on était assez peu galant pour accuser la jeune prêtresse de Thalie d'être sa complice; mais dame Thémis ayant reconnu son erreur, elle fut rendue aux habitués de son théâtre. La jeune actrice n'était pas de ces gens qui oublient leurs amis lorsqu'ils sont dans l'infortune. Son amant était resté sous les verroux, il fallait essayer de le tirer d'embarras; elle alla trouver l'homme qui est assis à côté des deux larrons dont je viens de vous parler. Cet homme, qui fut longtemps l'une des colonnes du parti légitimiste, exerçait en province la profession d'avocat lorsqu'il fut envoyé à la chambre élective. Il tranquillisa la jeune beauté qui venait de s'adresser à lui, et empocha une somme de 1,500 francs; cela fait, l'avocat député ne s'occupa pas plus de son client que s'il n'avait jamais existé; il avait vraiment bien d'autres choses à faire en ce moment; mais la jeune femme, qui ne voulait pas supporter plus longtemps les cruels tourments de l'absence, se plaignit à la chambre des avocats; des explications furent demandées par le bâtonnier de l'ordre. Le député légitimiste, ne pouvant pas, à ce qu'il faut croire, les donner satisfaisantes, pria ses collègues de l'une et de l'autre chambre de vouloir bien accepter sa démission pure et simple.
Il cause en ce moment avec un de ces littérateurs auxquels on peut appliquer les vers de Voltaire contre l'abbé Desfontaines:
Au peu d'esprit que le bonhomme avait,
L'esprit d'autrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
Voulez-vous l'histoire de n'importe quelle nation ou de n'importe quel grand homme; voulez-vous un roman de mœurs, un roman maritime ou un roman intime, des contes bruns, roses, noirs, de toutes les couleurs; la physiologie de n'importe quoi, la biographie de n'importe qui, un traité de physique, d'histoire naturelle ou de métaphysique, demandez et vous serez servis, cet illustre inconnu s'armera des grands ciseaux qui sont en permanence sur son bureau, et au jour et à l'heure indiqués, il vous livrera ce que vous lui aurez commandé, à moins cependant que vous ne l'ayez payé d'avance.
—Je vois que nous allons dîner avec tout ce que Paris renferme d'hommes tarés, ajouta Salvador.
—Détrompez-vous, mon cher compatriote; à part quelques rares exceptions, tous les hommes qui sont ici sont des personnages très-recommandables; les uns sont riches ou paraissent l'être, les autres exercent des professions honorables, quelques-uns occupent des places qui ne sont ordinairement accordées qu'à des hommes vertueux, ce n'est que tout bas que l'on dit ce que je viens de raconter et lorsque l'on rencontre ces gens-là dans un salon, on leur fait bon visage.
—Eh! bonjour donc, monsieur de Courtivon, dit un beau jeune homme qui tendait à de Pourrières une main parfaitement gantée que celui-ci serra dans la sienne. Le jeune homme, après avoir échangé quelques paroles avec l'Amphytrion, alla se mêler aux groupes déjà nombreux qui se formaient dans la salle.
—Est-il possible de refuser la main qui vous est tendue lorsqu'elle est aussi bien gantée que celle de ce beau jeune homme? dit de Pourrières en souriant.
—Cela serait en effet difficile, lui répondit Salvador, si surtout cet individu est un peu moins coquin que tous ceux dont vous venez de nous raconter l'histoire.
—Ce jeune homme est un assez habile médecin, mais quelle que soit la science qu'il ait acquise sur les bancs de l'école, son savoir sera toujours au-dessous de son savoir-faire, aussi sa clientèle est-elle une des plus distinguées et des plus lucratives.
Une femme dont le mari est absent, et qui redoute les suites d'une conversation quelque peu criminelle avec le neveu, le caissier ou l'intendant de son mari, fait venir le docteur Delamarre, qui se charge de dissiper ses craintes. Les jeunes personnes de nobles familles qui ne veulent pas que leur écusson soit taché; les lorettes, qui veulent esquiver les conséquences d'un souper à la Maison-d'Or, les grisettes qui ne veulent pas laisser de traces d'une soirée orageuse à l'Ile d'Amour, trouvent chez lui assistance et délivrance lorsqu'elles ont de l'argent.
Voulez-vous un héritier, cet habile docteur saura vous en procurer un; si vous en avez un de trop il vous en débarrassera; en un mot ce galant homme est la providence de toutes les vertus douteuses et de toutes les ambitions. Pour achever de vous faire connaître ce personnage, je vais vous raconter un des traits les moins saillants de sa vie.
Un septuagénaire de ses amis, qui voulait mystifier ses neveux et qui probablement avait oublié le refrain de la romance populaire,
Jeunes femmes et vieux maris,
Feront toujours mauvais ménage.
se leva un matin avec l'idée de prendre femme. Il jeta alors les yeux sur une jeune fille aussi belle qu'elle était innocente, et ce n'est pas peu dire, car elle est bien belle; jugez-en, sa taille est svelte et bien prise, ses yeux bleus fendus en amande et ombragés de longs cils promettaient de lancer des éclairs, ses cheveux, du plus beau blond cendré et légèrement ondulés, rappellent les vierges de Léonard de Vinci; sa peau, légèrement rosée, est d'une blancheur éblouissante; sa bouche est peut-être un peu grande, mais lorsqu'elle s'ouvre pour sourire, elle laisse apercevoir trente-deux petites dents bien rangées, qui font naître l'envie de se laisser mordre par elles.
Cette jeune fille avait été élevée par des religieuses, et depuis six mois elle avait quitté le village pour venir habiter près d'une tante qui cachait sous les apparences d'une sévérité exagérée, l'espérance qu'elle avait conçue depuis longtemps d'exploiter à son profit les attraits de sa nièce; aussi lorsque le vieux podagre demanda la main de la jeune houri en question, elle lui répondit que sa recherche lui faisait beaucoup d'honneur, et que sa nièce serait charmée d'épouser un aussi galant homme.
Le mariage fut conclu, mais il ne fut pas consommé. Le lendemain des noces, le malheureux septuagénaire vint trouver son ami; sa mine allongée et son regard terne annonçaient un homme dont les espérances ont été déçues.
—Eh bien? lui dit le docteur.
—Impossible! mon cher, impossible!
—Diable! mais je ne puis augmenter la dose sans risquer de vous envoyer dans l'autre monde.
—Mais je ne veux pas laisser ma fortune à mes neveux, s'écria le vieillard.
—Il y a bien un moyen, répondit le complaisant docteur.
Il dit quelques mots à l'oreille du vieillard.
—Cela me va, et vous aurez les 5,000 fr. que vous me demandez si la chose réussit, mais vous m'assurez qu'après ce sera plus facile.
—Sans doute.
—Eh bien, mon cher, essayez.
—Donnez-moi carte blanche et tout ira bien, je vous réponds du succès.
Le médecin communiqua son plan à la vieille tante, qui, moyennant finance, voulut bien prêter les mains à la plus infâme de toutes les immoralités; elle fit croire à sa nièce que dans le cas où elle se trouvait, le médecin avait mission de consommer le mariage par procuration.
La jeune fille, il est permis de le croire, trouva le fondé de pouvoir plus agréable que son mari, le docteur, de son côté, était charmé d'avoir rencontré une aussi bonne aubaine; enfin il est né de ce joli commerce deux beaux enfants, qui font la joie du bonhomme en question et le désespoir de ses neveux.
L'air respectable et les manières distinguées quoique sans prétentions de ce monsieur, vous l'ont sans doute fait prendre pour un négociant de premier ordre, c'est un faiseur. Savez-vous ce que c'est qu'un faiseur?
—Non, répondirent en même temps Salvador et Roman.
Eh bien! les faiseurs sont des individus qui se donnent la qualité de banquiers, de négociants ou de commissionnaires en marchandises, pour usurper la confiance des véritables commerçants.
Les faiseurs peuvent être divisés en deux classes: la première n'est composée que des hommes capables de la corporation, de ceux qui opèrent en grand; ces pauvres diables que vous pourrez voir dans l'allée du Palais-Royal qui fait face au café de Foi composent la seconde. A chaque renouvellement d'année, on les voit reparaître sur l'horizon, pâles et décharnés, les yeux mornes et vitreux; cassés quoique jeunes encore, toujours vêtus du même costume, toujours tristes et soucieux, ils ne font que peu ou point d'affaires; leur unique métier est de vendre leur signature à leurs confrères du grand genre.
Ceux-là, et monsieur Roulin est un des plus distingués de la corporation, procèdent à peu près de cette manière:
Ils louent dans un beau quartier un vaste local qu'ils ont soin de meubler avec un luxe propre à inspirer de la confiance aux plus défiants; leur caissier porte souvent un ruban rouge à sa boutonnière, et les allants et venants peuvent remarquer dans leurs bureaux des commis qui paraissent ne pas manquer de besogne, et des ballots de marchandises qui semblent prêts à être expédiés dans toutes les villes du monde.
Après quelques jours d'établissement, la maison adresse des lettres et des circulaires à tous ceux avec lesquels elle désire se mettre en relation. Jamais le nombre de ces lettres n'épouvante un de ces prétendus négociants. M. Roulin, notamment, mit le même jour six cents lettres à la poste.
En réponse aux offres de service du faiseur, on lui adresse des valeurs à recouvrer; à son tour aussi, il en envoie sur de bonnes maisons parmi lesquelles il glisse quelques billets de bricole, les bons font passer les mauvais, et comme ces derniers aussi bien que les premiers sont payés à l'échéance par des confrères, apostés ad hoc, des noms inconnus acquièrent bientôt une certaine valeur dans le monde commercial.
Le faiseur qui ne veut point paraître avoir besoin d'argent, ne demande point ses fonds de suite, il les laisse quelque temps entre les mains de ses correspondants.
Lorsque le faiseur a reçu une certaine quantité de valeurs, il les encaisse ou les négocie, et, en échange, il retourne des lettres de change tirées souvent sur des êtres imaginaires, des individus qui jamais n'ont entendu parler de lui, et des billets sans valeur.
L'unique industrie d'autres faiseurs qui ne sont pas encore arrivés à la hauteur de M. Roulin, est d'acheter des marchandises qu'ils ne payeront jamais, ceux-là s'associent trois ou quatre, placent quelques fonds chez un banquier, et fondent plusieurs maisons de commerce sous diverses raison sociales. L'une sera la maison Pierre et compagnie; l'autre, la maison Jacques et compagnie, et ainsi de suite; de sorte qu'il en existe bientôt sur la place quatre ou cinq qui agissent de concert, et se renseignent l'une et l'autre.
Lorsqu'ils ne peuvent plus marcher, les plus adroits déposent leur bilan et s'arrangent avec leurs créanciers, qui souvent s'estiment très-heureux de recevoir dix ou quinze pour cent; les autres disparaissent en laissant la clé sur la porte d'un appartement vide.
Vous nommer toutes les sociétés en commandites qui sont mortes entre les mains de cet individu, continua de Pourrières en montrant à Salvador et à Roman un homme gros et court, à la physionomie joyeuse, qui cachait sous des besicles d'or, des petits yeux clignotants, et qu'il était facile de reconnaître pour un enfant d'Israël, ce serait vouloir faire une chose impossible; cet homme aurait inventé la commandite si elle n'avait pas existé; entre ses mains l'actionnaire devient une pâte molle qu'il pétrit à son gré, à laquelle il fait prendre toutes les formes et toutes les couleurs; cet homme est un grand génie, il a inventé les intérêts garantis, les primes mirobolantes et les dividendes prélevés sur le capital. Il a tout exploité, mines de houille, mines de fer, d'or et d'argent, bitumes de toutes les espèces et de toutes les couleurs; chemins de fer et bateaux remorqueurs; journaux catholiques, politiques, commerciaux, artistiques, littéraires, des femmes et de la jeunesse: la caisse de chacune des entreprises n'est que rarement ouverte pour payer les intérêts et les dividendes échus; mais en revanche, le caissier est toujours à son poste lorsqu'il s'agit de recevoir les fonds des nouveaux actionnaires; les bénéfices d'une affaire servent à réparer les pertes de l'autre; lorsque toutes les caisses sont vides, ce qui arrive plus souvent que ne le voudrait cet honnête industriel; des annonces, et qu'elles annonces! sont lancées dans tous les journaux, et de tous les coins de la France surgissent de nouveaux actionnaires empressés de prendre leur place au banquet de la commandite; somme toute, cet homme est un très-grand homme.
Tout ceux qui devaient prendre part au festin étaient arrivés; de Pourrières allait faire connaître à ses amis un petit vieillard assez pauvrement vêtu, que tout le monde saluait avec les marques du plus profond respect; lorsque le vicomte de Lussan s'approcha de lui:
—Je crois, dit-il, après avoir salué Salvador et Roman, que tous vos convives sont arrivés; ne ferions-nous pas bien en attendant les dames, qui sans doute ne se feront pas attendre longtemps, de passer dans un petit salon dans lequel nous trouverons, à ce que vient de m'assurer Lemardelay, toutes les liqueurs apéritives possibles.
—C'est une excellente idée que vous avez là, monsieur le vicomte, répondit le marquis.
Toute la compagnie, conduite par de Pourrières, entra dans un petit salon, voisin de celui où avait été dressé le couvert. Sur une table ronde d'acajou, on avait placé plusieurs flacons et des verres à pattes en cristal taillé; l'absinthe aux reflets d'émeraude, le vermout, le stougthon-madère, furent servis aux convives avec une généreuse profusion.
Les femmes arrivèrent.
La première se nommait Mina, c'était une belle et forte femme, ses cheveux noirs et luisants, se déroulaient en longs anneaux sur des épaules d'une blancheur éblouissante, ses grands yeux noirs brillaient d'un vif éclat, ses lèvres un peu épaisses peut-être, mais d'un rouge aussi vif que celui d'une grenade, laissaient apercevoir des dents blanches et bien rangées; bien que cette femme fût douée d'une taille élevée, tous ses mouvements étaient souples et harmonieux et elle avait adopté des ajustements qui ajoutaient de nouveaux charmes à sa merveilleuse beauté. Un robe de pou-de-soie cerise garnie de dentelles en points d'Angleterre, emprisonnait des formes aussi pures que celles de la Diane chasseresse, ses cheveux étaient tenus par un cercle d'or, et un collier formé d'une magnifique opale et d'un triple rang de perles de moyenne grosseur, ornait son cou dont les muscles saillants annonçaient une grande force.
Elle était accompagnée d'une femme qui formait avec elle le plus parfait contraste, celle-ci qui se faisait appeler Félicité Beaupertuis, était aussi frêle, aussi mignonne que son amie était forte et puissante; envisagés séparément, ses traits n'étaient pas irréprochables; mais ils composaient un ensemble qui plaisait au premier coup d'œil. L'expression sereine de sa physionomie, la placidité de ses regards indiquaient un excellent naturel, ses mains et ses pieds étaient d'une élégance et d'une petitesse vraiment remarquables; son costume était simple, mais élégant; Mina était admirable, Félicité était jolie; laissons à nos lectrices le soin de décider de la valeur respective de ces deux éminentes qualités.
L'entrée de ces deux femmes dans le petit salon où se trouvaient réunis les convives de Pourrières, fut saluée par d'unanimes acclamations. Tous, jeunes et vieux, s'empressaient autour d'elles, et elles recevaient les hommages avec autant d'aisance qu'une belle reine reçoit ceux de ses plus dévoués courtisans; cependant une légère rougeur venait animer les joues un peu pâles de Félicité. Lorsque l'admiration qu'on lui témoignait s'exprimait en termes trop énergiques.
—Voilà, dit Salvador à de Pourrières, une petite personne très-séduisante.
—N'est-ce pas? répondit-il, eh bien, cette jeune fille est aussi bonne quelle est jolie, et peut-être que si elle s'était trouvée placée dans d'autres circonstances, elle serait l'ornement des salons du meilleur monde..... Mais quelle est la nouvelle divinité qui nous arrive? eh! parbleu, c'est la danseuse de monsieur le vicomte de Lussan.
Le vicomte en effet était allé au-devant d'une jeune femme d'une parfaite beauté; ses traits fatigués, le léger cercle noir qui entourait ses yeux bruns, la nonchalance des habitudes de son corps, la faisaient ressembler à un beau lis qui s'incline vers la terre après avoir supporté longtemps les efforts de l'orage.
D'autre femmes suivirent, toutes jeunes, jolies et richement parées; chacune en entrant, était abordée par ceux de convives qu'elle connaissait. Une seule demeurait solitaire dans le coin le plus obscur du salon sans que personne songeât à s'occuper d'elle; cette femme, il est vrai, était vieille, laide, et plus que modestement vêtue; l'isolement dans lequel on la laissait, paraissait contrarier beaucoup le petit vieillard dont de Pourrières allait parler à ses deux amis lorsque de Lussan l'avait abordé; il se remuait en tous sens, il ôtait et remettait le tricorne qui se balançait sur son chef dénudé.
Une si bonne femme! disait-il entre ses dents, ils n'ont des yeux que pour ces poupées bien habillées, enfin il alla prendre par la main dans le coin qu'elle occupait, la vieille femme dont nous venons de parler, et il l'amena au milieu du cercle:
—Messieurs et mesdames, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter mon épouse, madame Juste.
Salvador et Roman croyaient que l'aspect hétéroclite de ce couple allait exciter des éclats de rire universels; leur attente fut trompée, à leur grand surprise, la plupart de ceux qui s'empressaient autour des femmes jeunes et jolies dont nous venons de parler, les quittèrent pour venir offrir leurs hommages à la vieille madame Juste.
—Il ne faut pas que cela vous étonne, leur dit de Pourrières, monsieur Juste est un très-riche usurier, et il prête de l'argent à la plupart des jeunes gens de famille qui sont ici.
—Nous avons donc ici des jeunes gens de famille?
—Sans doute, croyez-vous par hasard que c'est par moi qu'ont été invités les fripons dont je viens de vous parler?
—S'il n'en est pas ainsi, comment donc se trouvent-ils ici?
—Tous ces gens-là tripotent des affaires, aussi ils cherchent à se lier avec tous les jeunes gens qui débutent dans la vie, et ils réussissent souvent; car on n'est pas ordinairement très-difficile sur le choix de ses liaisons, lorsque l'on ne possède pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années; je suis moi-même une preuve vivante de la vérité de ce que j'avance, ne vous ai-je pas dit que durant les premières années de ma vie, je m'étais lié avec Ronquetti?
Huit heures sonnèrent à la magnifique pendule de bronze doré qui ornait la cheminée du salon.
—A table! s'écrièrent tout d'une voix les convives... à table!...
De Pourrières prit la main de Félicité Beaupertuis, l'avocat député franco-russe offrit la sienne à madame Juste, et l'on passa dans la salle du festin.
Lemardelay avait mis à contribution toutes les contrées de la France et de l'étranger. L'air, la mer, les fleuves, les forêts, et les jardins avaient fourni tout ce qu'ils produisent de plus beau et de plus recherché, le pluvier, au plumage doré, le noble faisan, les cailles en caisse, le rouget de la Méditerranée, le saumon de la Loire, l'éperlan délicat, l'esturgeon, le sterlet du Volga, le chevreuil, le lièvre, la hure du sanglier des Ardennes, les pattes de l'ours blanc du Groenland, devaient figurer sur la table.
FIN DU PREMIER VOLUME.