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IV.—La comtesse de Neuville

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Table des matières

Madame de Neuville et Laure de Beaumont, son amie, habitaient rue Saint-Lazare, près celle Larochefoucault, une de ces anciennes et vastes demeures qui ne ressemblent en rien aux constructions de notre époque, auxquelles une main parcimonieuse paraît avoir mesuré l'air et l'espace. Le comte de Neuville, gentilhomme de bonne souche, était, au moment où commence cette histoire, colonel au corps royal d'état-major, et tous ses grades avaient été acquis sur le champ de bataille, toutes les décorations qui brillaient sur sa poitrine, avaient été le prix du sang ou d'une action d'éclat, ce qui n'est pas commun par le temps qui court.

Le comte de Neuville était doué de cette franchise de cœur, apanage ordinaire des hommes qui ont longtemps vécu dans les camps; et les seuls défauts qu'il eût été possible de lui reprocher avec quelque apparence de raison, étaient une extrême susceptibilité et une certaine violence de caractère qui seraient passées inaperçues chez tout autre individu, mais que faisaient remarquer son âge et sa position dans le monde.

Comme on le pense bien, Lucie, en épousant le comte de Neuville, n'avait pas contracté un mariage d'inclination; mais comme elle n'était, avant son mariage, jamais sortie du pensionnat dans lequel elle avait été élevée, elle avait accepté sans éprouver le moindre chagrin un homme que des qualités estimables et un extérieur qui, sans être séduisant, n'était pas dépourvu d'un certain charme, recommandaient suffisamment.

Grâce aux soins éclairés des personnes qui avaient fait son éducation, elle n'avait pas lu les productions échevelées des femmes incomprises de notre époque; aussi elle avait envisagé sa position sans répugnance, et les bonnes qualités de son époux aidant, elle en était venue à éprouver pour lui cet attachement calme et réfléchi qui dure souvent plus longtemps que l'amour, et presque toujours conduit au port après une vie parfaitement heureuse, lorsque des événements imprévus ne viennent pas déranger le cours ordinaire de l'existence.

La comtesse Lucie de Neuville était une très-jeune et très-jolie femme, quelque peu capricieuse, assez volontaire, mais bonne, spirituelle, douée en un mot de cette générosité grande, et de cette parfaite distinction qui paraissent n'appartenir qu'à de certaines individualités.

Lucie avait perdu son père quelques mois après son mariage; son frère aîné, élevé loin d'elle, avait été tué en Afrique lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant; son mari était donc le seul homme au monde dont la protection lui fût acquise.

Laure de Beaumont était orpheline, mais un oncle maternel qui habitait une contrée éloignée s'intéressait à elle, et à la fin de chaque semestre faisait tenir à la maîtresse du pensionnat dans lequel elle avait été élevée avec madame de Neuville, une somme assez considérable pour lui assurer tous les soins et tous les égards imaginables.

Lorsque Lucie eut épousé le comte de Neuville, désirant ne pas être séparée de Laure qu'elle aimait et dont elle était aimée, elle avait voulu qu'elle vînt habiter son hôtel et en avait fait son amie et sa compagne de tous les instants.

L'oncle de Laure, dont le comte de Neuville avait sollicité le consentement, avait approuvé cet arrangement, qui permettait à sa nièce de quitter son pensionnat et lui donnait dans le monde une position convenable.

Laure avait dix-huit ans: c'était une blonde charmante, rien n'était plus séduisant que la gracieuse désinvolture de ses mouvements; le bleu azuré de ses yeux faisait excuser la pâleur de son visage, et ses traits, empreints de cette distinction, apanage ordinaire des races privilégiées, décelaient une belle âme; on ne pouvait l'entendre sans éprouver une douce émotion; en un mot, cette jeune fille paraissait être la réalisation d'un de ces rêves qui viennent quelquefois caresser notre imagination lorsque nous avons vingt ans, rêves dorés dont nous conservons toujours le souvenir.

Voilà quelles étaient les deux femmes que nous avons rencontrées chez la mère Sans-Refus. Nous devons maintenant faire connaître à nos lecteurs l'événement qui avait conduit madame de Neuville et sa compagne dans cet ignoble lieu.

Monsieur de Neuville, que le ministre de la guerre avait nommé chef de l'état-major d'une division employée en Algérie, était parti quelques jours auparavant pour se rendre à son poste. Ce départ avait beaucoup contrarié sa jeune épouse, qui redoutait pour lui les dangers qu'il allait courir; mais le colonel, en partant, l'avait rassurée autant du moins que cela lui avait été possible, et ne voulant pas que son absence, pendant la saison des bals et des réunions, privât la jeune femme des plaisirs que sans doute elle avait espérés, il lui avait fait promettre qu'elle irait dans le monde, il lui avait surtout recommandé de ne pas négliger une de ses parentes, la marquise de Villerbanne.

Les salons de la marquise de Villerbanne, qui habitait un des hôtels de la place Royale, étaient un terrain neutre sur lequel se rencontraient tous les hommes distingués de la société parisienne; gentilshommes, artistes, militaires, littérateurs ou diplomates y étaient bien reçus, lorsque des qualités personnelles les rendaient dignes de la position qu'ils occupaient dans le monde; aussi ces réunions étaient-elles brillantes, animées, et, ce qui est rare, on ne s'y ennuyait jamais.

Madame de Neuville et Laure, belles toutes deux d'une beauté différente, toutes deux jeunes et pleines de grâces, étaient les reines de ce salon, dans lequel cependant il n'était pas rare de rencontrer de très-jeunes, très-jolies et très-aimables femmes.

Quelle est la femme; quelque dose de sagesse qu'on lui suppose, qui n'est pas flattée d'être l'objet des hommages empressés d'une foule d'hommes distingués, surtout lorsque ces hommages peuvent paraître désintéressés et provoqués seulement par une admiration vivement sentie.

On ne sera donc pas étonné lorsque nous dirons que toutes les recommandations que monsieur de Neuville avait faites à sa femme, celle de ne pas négliger madame de Villerbanne était la plus exactement observée.

Madame de Neuville et Laure, après avoir donné à leur toilette ce soin consciencieux que de jolies femmes ne négligent jamais, et qui doit ajouter une nouvelle force à la puissance de leurs attraits, attendaient dans le salon que les chevaux fussent attelés au coupé, lorsque Paolo entra.

Paolo avait trente-cinq ans, il était depuis six ans au service du baron de Noirmont, père de madame de Neuville, lors du mariage de celle-ci. C'était un savoisien dont plusieurs années de séjour à Paris n'avaient pas changé les mœurs primitives, bon, franc, loyal, plein de dévouement, type de ces domestiques que l'on ne rencontre maintenant que dans les romans ou dans les opéras-comiques, il se croyait un des membres de la famille qu'il servait, il respectait monsieur de Neuville, il aimait sa jeune maîtresse.

Il était entré dans le salon pour annoncer que les chevaux allaient être prêts dans quelques minutes, cela fait il resta, Lucie devina qu'il avait quelque chose à lui dire.

—Vous avez quelque chose à me dire, Paolo, lui dit-elle en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire.

—C'est vrai, madame la comtesse, mais je ne sais si je dois...

—Allons, ne craignez rien et expliquez-vous.

—Paolo sortit une lettre de la poche de son gilet: On m'a prié de vous remettre cette lettre, mais elle vient d'une personne à laquelle monsieur le comte a fait défendre la porte de l'hôtel, à mademoiselle de Mirbel et je n'ose...

—Une lettre d'Eugénie, dit Lucie, après ce qui s'est passé.

—Cette lettre vient de m'être remise par une vieille femme en guenilles, mademoiselle de Mirbel est, à ce qu'elle assure, très-malade et très-malheureuse, j'ai pensé que madame la comtesse... Les yeux du bon serviteur étaient pleins de larmes, madame de Neuville vit qu'il n'osait pas lui dire tout ce qu'il savait.

—Vous avez bien fait, Paolo, lui dit-elle, donnez-moi la lettre de mademoiselle de Mirbel, laissez-nous maintenant, je sonnerai si j'ai besoin de vous.

—Tu n'as pas oublié Eugénie de Mirbel, dit madame de Neuville après avoir parcouru la lettre qu'elle avait décachetée.

—Eugénie de Mirbel, répondit Laure, une jolie brune qui est entrée dans le monde quelques mois après mon arrivée au pensionnat.

—Oui, je sais maintenant pourquoi monsieur de Neuville m'a défendu de la recevoir, ah! les hommes ont bien peu d'indulgence pour les fautes qu'ils nous font commettre, écoute ceci:

«Avez-vous oublié, celle qui fut votre amie lorsqu'elle était rieuse et innocente jeune fille? je ne le crois pas. S'il en est ainsi, si vous avez conservé le souvenir de la pauvre Eugénie de Mirbel, au nom de tout ce que avez de plus cher au monde, je vous en supplie, venez à mon secours, ou plutôt venez au secours de mon enfant. Il faut, Lucie que je sois bien misérable pour oser vous écrire après ce qui s'est passé, si j'étais seule à souffrir, si je n'avais pas à côté de moi, sur le grabat que je ne dois plus quitter, une faible et innocente créature, qui elle aussi va mourir si personne ne vient la secourir, j'aurais eu assez de courage pour quitter la vie sans presser une main amie, sans rencontrer pour m'aider à mourir, un regard affectueux; mais je suis mère! Lucie, puissiez-vous ne jamais connaître les horribles souffrances d'une mère qui ne peut rien faire pour son enfant, qui va mourir à côté d'elle de froid et de faim. De froid et de faim, Lucie! Si vous craignez de désobéir à monsieur de Neuville, lisez-lui ma lettre, mettez-vous à genoux devant lui, dites-lui que l'on pardonne beaucoup à ceux qui vont mourir, et il vous laissera venir, mais au nom du ciel, au nom de votre respectable père qui était l'ami du mien, hâtez-vous; mes seins sont desséchés, ma pauvre petite fille pleure et je n'ai pas seulement un sou, un sou! pour lui acheter un peu de lait.»

—Partons de suite, Lucie, dit Laure lorsque madame de Neuville eut achevé la lecture de cette lettre; partons de suite, si M. de Neuville était ici, il viendrait avec nous, j'en suis sûre.

—Oh! oui, répondit Lucie, M. de Neuville m'a défendu de voir Eugénie, et il avait raison, mais elle n'était pas malheureuse alors.

Lucie et Laure jetèrent une pelisse sur leurs épaules puis madame de Neuville sonna, ce fut Paolo qui se présenta.

—Vous allez me chercher un fiacre sur la place la plus voisine, vous le conduirez près de la petite porte du jardin, rue Larochefoucault, où vous m'attendrez, lui dit-elle.

Bien qu'elle n'eût pas l'intention de cacher à son mari la démarche qu'elle allait faire, madame de Neuville croyait devoir se servir d'une voiture de place, afin de ne pas se trouver, pour ainsi dire, obligée de déduire à ses gens, les raisons qui l'engageaient à visiter une personne qui demeurait dans la rue de la Tannerie, au lieu d'aller passer la soirée chez madame de Villerbanne.

La soirée était déjà avancée, lorsque Lucie et Laure montèrent en voiture après avoir traversé le vaste jardin de l'hôtel.

—Cette pauvre Eugénie, disait madame de Neuville en montant en voiture, il faut qu'elle soit bien malheureuse, pour s'être déterminée à m'écrire une lettre semblable à celle que je viens de recevoir; oh! mon amie, combien nous devons nous trouver heureuses, si nous comparons notre sort à celui de la pauvre Eugénie de Mirbel.

La comtesse ne dit plus rien pendant tout le temps que le fiacre mit à franchir l'espace qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Tannerie; le sort malheureux de son ancienne amie paraissait l'affecter vivement, et Laure, sur laquelle la tristesse qui assombrissait ses traits paraissait réagir, n'osait troubler ses réflexions.

On démolissait en ce moment, dans la rue de la Tannerie, les vieilles masures qui ont fait place aux constructions nouvelles, qui avoisinent maintenant la place de l'hôtel de ville; la rue, déjà étroite, était encombrée de gravois, qui la rendait impraticable aux voitures, aussi avait-elle été barrée; les deux femmes avaient donc été forcées de laisser le fiacre qui les avait amenées au coin de la rue Planche-Mibray.

Elles trouvèrent sans difficulté la demeure d'Eugénie de Mirbel, la pauvre fille n'avait pas fait une peinture exagérée de son affreuse misère, dont l'aspect navra le cœur de madame de Neuville.

Les murs de la mansarde qu'elle habitait étaient nus, et le vent s'y frayait un passage, malgré les tampons de chiffons avec lesquels on avait essayé de remplacer les vitres absentes, du châssis d'imposte qui éclairait ce galetas, Eugénie était couchée sur un mince matelas d'étoupes, posé sur un mauvais lit de sangle, et couverte seulement d'une légère couverture de coton, jadis blanche; elle tenait entre ses bras une jolie petite fille âgée au plus de trois mois, les yeux de la pauvre mère, profondément enfoncés dans leur orbite et entourés d'un cercle noir, annonçaient qu'elle était en proie à une fièvre dévorante.

—Ah! te voilà, dit-elle lorsqu'elle vit entrer madame de Neuville suivie de Laure; je croyais que tu ne viendrais pas, je suis si malheureuse!

—Ma pauvre Eugénie! s'écria Lucie en fondant en larmes, oh! oui, tu es bien malheureuse!... Mais pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus tôt?

—Ecoute, Lucie, je vais mourir, dit Eugénie en attirant vers elle la comtesse de Neuville pour lui montrer son enfant; je vais mourir, mais tu prendras soin de ma fille; tu me le promets, n'est-ce pas?

—Non, tu ne mourras pas, ma pauvre amie, tu es jeune, la nature est forte à ton âge.

Eugénie secoua tristement la tête.

—Occupe-toi de ma fille, dit-elle en mettant son enfant entre les bras de la comtesse.

Lucie envoya chercher un médecin, une garde, fit acheter tout ce qui était nécessaire pour attendre qu'Eugénie eût repris assez de forces pour pouvoir être transportée dans une maison de santé: elle donna un peu d'argent à la vieille femme qui avait apporté la lettre de son ancienne amie; tous ces soins avaient nécessité un temps assez long, aussi était-il près de minuit lorsqu'elle quitta son amie, en lui promettant de venir la voir dans la journée du lendemain. Le lecteur sait comment elle fut, ainsi que Laure, renversée par Vernier les bas bleus, qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus à la suite d'une querelle, et quelles furent les suites de cette chute.

Une demi-heure après sa sortie de chez la mère Sans-Refus, la comtesse de Neuville, ainsi que nous l'avons dit, rentrait à son hôtel, avec Laure, par la petite porte du jardin, près de laquelle, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, Paolo était démeuré en faction.

La blessure de madame de Neuville, sans être très-grave, nécessitait cependant des soins immédiats; elle fit donc appeler de suite le docteur Matheo, médecin ordinaire de l'hôtel.

Les remèdes du docteur l'avaient beaucoup soulagée; cependant, ainsi que cela arrive souvent lorsque l'on vient d'éprouver de violentes sensations, elle passa une nuit très-agitée; des songes qui retraçaient à son esprit les événements qui venaient de se passer, vinrent troubler son sommeil; et lorsqu'elle s'éveillait le front baigné de sueur, la pensée des dangers qu'elle avait courus, et auxquels elle avait exposé sa jeune amie, venait porter le trouble dans tous ses sens.

Toutes ses inquiétudes redoublèrent lorsqu'elle s'aperçut qu'on lui avait volé un petit carnet orné d'incrustations qui contenait, outre ses cartes, deux billets de banque de mille francs.

Laure, qui avait passé la nuit près d'elle, et à laquelle elle faisait connaître cette circonstance, et les craintes qu'elle lui inspirait, cherchait à la consoler de son mieux. Nous avons commis, lui disait Lucie, une grave inconséquence en nous risquant à une heure indue dans un quartier désert...

—A-t-on le temps de penser à tout, lorsqu'il s'agit de faire une bonne action? lui répondit Laure. Au reste, c'est sans raison que tu t'inquiètes; celui qui a volé ton carnet ne s'attachera sans doute qu'à la valeur des billets.

—Mais cet homme, d'abord si brutal et qui a pris si subitement le ton, les manières et le langage d'un homme du monde, et qui a empêché l'un de ceux qui sont sortis de la salle du fond de me prendre mon collier, qui peut-il être?

—Sans doute un honnête ouvrier qui n'a pas voulu voir commettre en sa présence un vol qu'il pouvait empêcher.

—Tu te trompes, Laure, cet homme n'est pas un ouvrier, et je ne sais pourquoi, mais ce que je crains le plus, c'est que ce soit entre ses mains que soit tombé mon carnet.

—De grâce, tranquillise-toi, ma chère Lucie, il y a mille à parier contre un que ce que tu crains n'arrivera pas.

Laure parlait encore, lorsqu'une femme de chambre annonça le valet qui avait été expédié par le marquis de Pourrières, madame de Neuville brisa le cachet armorié du paquet qui lui fut remis, et en ouvrit l'enveloppe en tremblant, il contenait le carnet, les deux billets de banque, et parmi les cartes, un petit billet dont voici le contenu:

«Je bénis le ciel qui a fait tomber entre mes mains le carnet que vous avez perdu dans la maison où je vous ai rencontrée; j'espère, madame la comtesse, qu'il me sera permis de vous présenter mes hommages en un lieu plus convenable.»

La comtesse ne put rien apprendre du domestique qu'elle voulut questionner elle-même, il obéit scrupuleusement à la consigne qu'il avait reçue.

Les armes qui ornaient la lettre et la main qui l'avait tracée, étaient tout à fait inconnues à madame de Neuville.

Les vrais mystères de Paris

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