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VII.—L'Évasion.

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Ainsi que nous l'avons dit, Duchemin, à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi exercés que les siens, s'était aperçu que les projets qu'il méditait étaient connus de son compagnon de chaîne, il pouvait donc craindre que cet homme ne les dévoilât, pour se ménager quelques faveurs; il fit part à Salvador des craintes qu'il éprouvait, craintes que celui-ci partagea.

—Il y a cependant un moyen, lui dit Duchemin: cet homme paraît fort et résolu, ne pourrions-nous pas lui confier entièrement notre projet, et lui faire partager nos moyens d'évasion? Si par la suite il nous gêne, nous saurons bien nous en débarrasser.

Salvador, beaucoup plus prudent cette fois que Duchemin, lui fit observer que celui dont ils redoutaient l'indiscrétion ne savait, après tout, rien de bien positif, et qu'il était beaucoup plus sage d'attendre encore. Duchemin se rendit à ces raisons.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il arrivât rien qui pût leur faire supposer qu'ils avaient été trahis.

Il survint pendant ce temps un événement qui non-seulement les détermina à faire partager à Servigny les moyens d'évasion qu'ils s'étaient ménagés, mais encore leur donna le désir de se l'attacher.

Un vieux forçat, que sa force prodigieuse et la férocité de son caractère avaient rendu la terreur de tous les malheureux habitants du bagne, voulut un jour que Servigny et Duchemin l'aidassent à commettre un vol dans l'arsenal. Duchemin, qui craignait que si ce vol venait à être découvert, on ne le resserrât plus complétement, ne se souciait pas de le commettre; Servigny refusa positivement son assistance, et ne daigna même pas alléguer quelques raisons pour justifier son refus. Toute la fureur du vieux forçat se tourna contre lui.

—Ah! tu veux pas m'aider! lui dit-il, eh bien, mauvais fagot[198], tu n'aideras jamais personne, il faut que je te refroidisse[199].

Et, joignant l'effet aux menaces, il se précipita sur lui. Servigny l'attendit de pied ferme, et, sans paraître employer toutes ses forces, il le terrassa; puis, lui serrant le cou entre ses deux mains, il le força de demander grâce.

Les hommes disposés à abuser de leurs forces, éprouvent toujours un certain respect pour ceux qui paraissent organisés de manière à pouvoir leur tenir tête. Duchemin, qui venait de voir Servigny vaincre avec facilité un homme qu'il n'aurait peut-être pas attaqué sans éprouver un léger sentiment de crainte, bien qu'il se sentît doué d'une force peu commune, devait donc plus que tout autre obéir à cette loi générale.

—Tudieu! quel gaillard vous êtes, dit-il à Servigny.

Puis, s'adressant au vieux forçat qui râlait étendu sur le sol:

—Tu n'espérais pas, lui dit-il, recevoir aujourd'hui une pareille floppée?

—Je le buterai[200]; répondit celui-ci.

—C'est ce qu'il faudra voir, reprit Servigny, en quittant avec Duchemin le théâtre de la lutte.

Duchemin put avant la fin de la journée causer quelques instants avec Salvador, auquel il raconta ce qui s'était passé.

—Je t'assure, lui dit-il, que c'est un niert[201] qui n'est pas frileux[202], et que s'il reste avec nous, il pourra dans l'occasion nous donner plus d'un bon coup de main.

—Mais restera-t-il avec nous? voilà ce qu'il faudrait savoir.

—Que veux-tu qu'il fasse en sortant d'ici? Il ne me paraît pas chargé d'argent, et comme probablement il n'a pas été envoyé à Toulon pour ses bonnes actions, il sera trop content de trouver avec nous l'occasion de s'en procurer.

—Je vois que tu ne veux pas laisser échapper cette occasion de former un nouvel élève; mais, puisque maintenant nous sommes trois au lieu de deux, il faut que nous cherchions un nouveau plan.

—As-tu vu Mathéo?

—Pas aujourd'hui.

—Tu ne le verras sans doute qu'après demain; d'ici-là, je te dirai ce qu'il faudra lui demander.

—Es-tu bien sûr de cet homme, Duchemin?

—Sûr comme de moi-même; il est intéressé, je lui donne de l'argent; il est poltron, je puis lui faire couper le cou.

Cette conversation entre Salvador et Duchemin avait eu lieu à voix basse, de manière à ce que Servigny, qui, par discrétion, s'était éloigné de toute la longueur de sa chaîne, ne pût rien entendre. Lorsque Duchemin rejoignit son compagnon après avoir quitté Salvador, les forçats rentraient dans leurs salles respectives.

Après la distribution du vin, Duchemin et Servigny eurent ensemble la conversation suivante:

—Vous avez deviné, dit Duchemin, que j'ai l'intention de m'évader avec le payot Salvador?

—Oui, répondit Servigny, mais c'est le hasard seul qui m'a appris quels étaient vos projets.

—Je le sais; vous auriez pu, en nous dénonçant, obtenir quelques faveurs, être déferré par exemple.

—Je ne vous ai pas dénoncé, parce que je ne puis vouloir vous empêcher de faire ce que je voudrais pouvoir faire moi-même.

—Quelle est la cause de votre condamnation?

Servigny, auquel la mine honnête de Duchemin inspirait de la confiance, lui raconta toute son histoire.

—Ah! vous êtes un homme de lettres[203], il y en a beaucoup ici, ce sont tous de très-honnêtes gens, dit Duchemin, avec une certaine expression de dédain, qui n'échappa pas à Servigny.

—Quelle que soit l'opinion que vous ayez de moi, répondit-il, vous pouvez agir sans crainte, je ne vous trahirai pas.

—Ecoutez-moi, reprit Duchemin, après quelques instants de réflexion, nous pouvons aussi bien faire notre cavale (fuite) à trois, vous avez du courage, de la résolution, si vous le voulez, vous partirez avec nous, lorsque nous serons en liberté, nous verrons s'il y a moyen de nous entendre...

Servigny, nous l'avons déjà dit, était bien déterminé à ne point subir la peine à laquelle il avait été condamné, il accepta donc la proposition qui lui était faite, se réservant in petto le droit de quitter ses compagnons, si, comme il avait tout lieu de le supposer, leur compagnie ne lui paraissait pas convenable.

Le forçat qui, pour une raison quelconque, désire entrer à l'hôpital du bagne, arrivera tôt ou tard à son but, il saura si bien simuler tous les diagnostics d'une maladie grave que les médecins les plus experts s'y laisseront prendre.

Servigny, Duchemin et Salvador étaient protégés par un des chirurgiens aides-major, attaché à l'hôpital, que les événements de sa vie passée forçaient d'obéir à Duchemin (ce chirurgien était né dans l'île de Malte, et se nommait Mathéo); ils purent donc très-facilement obtenir leur admission.

Cependant, comme ils ne voulaient pas compromettre leur protecteur, ils firent tout ce qui était nécessaire pour ne rien laisser soupçonner.

Servigny, qui avait reçu de Duchemin les instructions nécessaires, entra le premier à l'hôpital pour se faire traiter du scorbut; c'est de toutes les maladies celle que les forçats savent le mieux simuler; Duchemin qui paraissait en proie à la plus effroyable fièvre, le suivit; deux jours après, Salvador, atteint en apparence d'une hémorragie compliquée, venait rejoindre ses deux compagnons.

Les forçats qui remplissent l'office d'infirmiers, sont déferrés et peuvent circuler librement dans toute l'enceinte du bagne, ce sont ordinairement des doyens qui se sont faits du bagne une patrie d'adoption et qui savent manœuvrer avec assez d'adresse pour ménager à la fois et la chèvre et le chou, c'est-à-dire pour ne rien voir de ce que les malades, ou prétendus tels, qu'ils doivent soigner, désirent cacher, tout en ayant l'air de regarder beaucoup; il est donc fort rare qu'un de ces hommes tortille une cavale[204].

Ce sont presque tous de vieux renards qui connaissent toutes les ruses du métier, et qui comprennent à demi-mot, sans qu'il soit nécessaire de les mettre dans la confidence; ils savent, moyennant finance bien entendu, procurer à leurs malades tout ce qu'ils désirent pour améliorer tant soit peu le régime assez maigre de l'hôpital; cela fait ils ne s'occupent plus de rien.

Mathéo, qui faisait le service de la salle dans laquelle se trouvaient Servigny, Duchemin et Salvador, avait le soin de formuler les ordonnances de manière à faire croire qu'ils étaient réellement malades. Les argousins ne se doutaient de rien, les gardes-chiourmes n'avaient pas reçu l'ordre de se montrer plus sévères que de coutume; tout allait donc à merveille, et Duchemin faisait passer tous les jours une lettre à Mathéo, qui, de son côté, lui faisait tenir la réponse, enfin celle qu'il attendait arriva, Mathéo lui apprenait que tout était prêt.

Il existe, à l'extrémité de la plus grande salle de l'hôpital, celle dans laquelle se trouvaient nos trois forçats, une petite pièce qui sert de salle des morts. L'infirmier était le dépositaire de la clé de cette salle que l'on n'ouvrait que lorsqu'il fallait y déposer momentanément de nouveaux hôtes. Duchemin parvint à prendre l'empreinte de cette clé; cela fait, il n'était plus difficile de s'en faire fabriquer une semblable.

Pourvus de cette clé, Servigny, Duchemin et Salvador pouvaient, chaque fois qu'ils trouvaient le moment favorable, entrer dans la petite salle. Sous une des tables de marbre noir destinées à recevoir les cadavres, ils creusèrent un trou par lequel, à l'aide des draps de leurs lits roulés en corde et attachés les uns au bout des autres, ils descendirent au moment propice dans les magasins de la marine qui sont situés au rez-de-chaussée du bâtiment dont l'hôpital du bagne occupe le premier étage.

Lorsqu'ils furent tous les trois arrivés à bon port, Duchemin alluma une petite bougie dont la pâle lueur était à peine suffisante pour dissiper les ténèbres autour d'eux, et, à l'aide des instructions qu'il avait reçues de Mathéo, il se mit à chercher la malle qui devait contenir tout ce qui leur était nécessaire pour se déguiser; il la trouva dans un des coins les plus reculés du magasin, il s'empressa de l'ouvrir; elle contenait deux uniformes complets de gendarmes, armement et équipement, des perruques, des cordes et une pince pour forcer une des portes du magasin qui donnait entrée sur l'arsenal.

Salvador et Duchemin endossèrent chacun un des deux uniformes de gendarme et Servigny conserva ses vêtements de forçat auquel il ajouta une espèce de bissac qu'il devait porter sur son dos; on lui lia les mains, et à la naissance du jour, lorsque le coup de canon qui annonçait l'ouverture du port se fit entendre, la porte du magasin, la plus voisine de la grille de l'arsenal fut forcée.

—Maintenant, chargeons nos armes! dit Duchemin qui avait trouvé dans la malle plusieurs paquets de cartouches, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Salvador et Duchemin, vêtus de leurs uniformes de gendarmes et conduisant Servigny qui semblait un forçat extrait du bagne pour aller en témoignage, devant quelque cour d'assises, favorisés, par la foule d'ouvriers de la marine, qui se rendaient à leurs travaux, passèrent sans rencontrer d'obstacles la grille de l'arsenal.

Ils étaient dans la ville, qu'ils traversèrent avec la plus grande rapidité; puis ils prirent la route du Beausset. A quelque distance de Toulon, ils prirent un chemin tracé au milieu d'un bois assez épais, dans lequel ils voulaient se reposer quelques instants; ils y étaient à peine arrivés, lorsque trois coups de canon, répétés trois fois à des intervalles égaux, annoncèrent aux habitants des environs de Toulon, que trois forçats venaient de s'évader, et qu'une somme de cent francs serait la récompense de celui d'entre eux qui ramènerait au bagne un des fugitifs.

—Nous ferons bien, dit Duchemin, de rester dans ce bois jusqu'à la fin de la journée, afin de ne traverser qu'à la nuit le bourg du Beausset.

—Mais si nous sommes rencontrés ici, par quelques-uns de ces chasseurs d'hommes! répondit Salvador, et il montrait à ses compagnons plusieurs paysans armés de carabines rouillées et de mauvais fusils de munition, qui gravissaient une petite colline dominant le bouquet d'arbres au milieu desquels ils étaient cachés.

—Ils n'auront pas l'esprit de deviner que l'uniforme de la gendarmerie royale couvre le gibier qu'ils chassent; ce qu'il faut surtout éviter, c'est la rencontre de nos frères d'armes de la brigade du Beausset, dès que nous aurons atteint la forêt de Cuges, nous serons sauvés.

Lorsqu'il ne fait ni trop chaud ni trop froid, messieurs les gendarmes, si cependant ils n'ont rien de mieux à faire, montent à cheval vers le soir et parcourent les environs de leur résidence.

Duchemin, parfaitement au courant des habitudes de ces messieurs, croyait ne devoir rien redouter, attendu qu'il tombait, lorsqu'il quitta le bois avec ses deux compagnons, une de ces pluies continues, qui, dans les contrées méridionales, paraissent plus froides et plus désagréables que partout ailleurs.

Malheureusement pour les fugitifs, le brigadier de la gendarmerie du Beausset, venait de se disputer avec sa ménagère, cela l'avait mis de très-mauvaise humeur, et comme il fallait nécessairement qu'il en fît supporter les effets à quelqu'un, il choisit de préférence ses gendarmes qui se trouvaient sous sa main, il les fit donc monter à cheval et les emmena faire patrouille.

Les fugitifs sortis du bois dans lequel ils avaient passé une partie de la journée, suivirent, tant que cela leur fut possible, des sentiers et des chemins de traverse; enfin la nuit étant tout à fait venue et ne se trouvant plus qu'à un quart de lieue de Beausset, ils crurent devoir rejoindre la grande route; ils y arrivaient lorsqu'ils rencontrèrent la patrouille commandée par le brigadier dont nous venons de parler; la surprise leur fit faire un mouvement; cependant, ils ne perdirent pas contenance et continuèrent leur route en hâtant le pas, après un bonjour, camarades, prononcé par Duchemin avec un accent qui n'accusait pas la plus légère émotion.

Ils croyaient avoir esquivé ce mauvais pas, mais ils furent bientôt cruellement détrompés, le brigadier s'était tout à coup rappelé les coups de canon qui avaient retenti dans la journée, et comme il ne trouvait dans sa mémoire aucun nom à appliquer sur les physionomies des gendarmes qu'ils venaient de rencontrer, lesquels devaient cependant appartenir à la résidence de Toulon, il lui vint dans l'esprit une foule de soupçons qu'il voulut éclaircir.

—Camarades! cria-t-il aux prétendus gendarmes qui avaient déjà fait assez de chemin, camarades, arrêtez-vous un instant, nous désirons vous parler.

—Faut-il courir, demanda Salvador à Duchemin, faut-il nous arrêter?

—Il faut continuer à marcher du même pas, ils croiront que nous ne les avons pas entendus et peut-être qu'ils nous laisseront tranquille.

—Regardez dit Servigny.

—Salvador et Duchemin, tournèrent la tête en arrière, les gendarmes sur l'ordre de leur brigadier avaient tourné bride, et ils arrivaient au galop en manœuvrant de manière à couper la retraite à ceux qu'ils soupçonnaient, si cela devenait nécessaire.

—De l'atout et rif sur la cogne, s'écria Salvador ou nous sommes paumés[205]; à moi le brigadier. Il fit feu et le pauvre vieux soldat tomba frappé d'une balle dans la poitrine; Duchemin avait imité Salvador et un gendarme avait éprouvé le même sort que le brigadier.

Servigny s'étant débarrassé des liens qui ne l'attachaient qu'en apparence, se sauvait d'un côté, Duchemin et Salvador qui, tout en courant rechargeaient leurs armes, et qui savaient où se retrouver s'ils échappaient au danger qui les menaçait, avaient pris chacun une direction opposée. Les deux gendarmes échangèrent quelques coups de carabine avec ces deux bandits, mais l'un d'eux ayant été blessé légèrement, et ceux qu'ils poursuivaient s'étant engagés au milieu des terres labourées, dans lesquelles ils ne pouvaient les suivre sans abandonner leurs chevaux, et renoncer à secourir les blessés, ils cessèrent de poursuivre les fugitifs, et retournèrent sur la grande route relever leurs camarades.

Salvador et Duchemin purent donc arriver à une auberge isolée, située à peu de distance au delà du Beausset, dans laquelle Mathéo avait déposé pour eux tout ce qui leur était nécessaire pour changer de costume.

Il y a dans toutes les provinces, et surtout aux environs des villes où se trouvent des bagnes et des maisons centrales, des auberges tenues par un hôtelier franc du collier, et prêt à tout faire pourvu qu'il y trouve son compte. L'homme qui tenait celle où Salvador et Duchemin trouvèrent ce qui avait été déposé pour eux, était affilié à la bande qui en ce moment infestait depuis plusieurs année la forêt de Cuges et il lui rendait, parce qu'il y trouvait son compte, les plus importants services.

Duchemin et Salvador, après une nuit de repos se remirent en route, lestés d'un excellent déjeuner, pourvus de deux bonnes montures, et vêtus convenablement; ils gagnèrent la forêt de Cuges sans rencontrer plus d'obstacles.

Duchemin qui connaissait les lieux puisque, ainsi que nous l'avons dit précédemment, c'était lui qui était chargé de vendre à Toulouse et dans d'autres villes, le butin de la bande, rencontra facilement ceux qu'il désirait revoir.

On lui fit l'accueil le plus amical, et pendant plusieurs mois il partagea, ainsi que Salvador, les nobles travaux de ses anciens amis.

La bande était composée en grande partie d'habitants du pays, les uns meuniers, les autres cultivateurs ou tisserands, ceux qui comme Duchemin et Salvador n'étaient pas établis dans le pays, se cachaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le chef de la bande, (qui formait un effectif de dix hommes y compris les nouveaux venus) réunissait souvent chez lui, ses subordonnés soit pour procéder aux partages du butin, soit pour leur donner connaissance des faits qui pouvaient intéresser leur sûreté.

Les vrais mystères de Paris

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