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X LES PRÉSENTATIONS.
ОглавлениеLa table d’hôte ne réalise certainement pas l’idéal de la vie commode ni saine; toutefois, au point de vue analytique des goûts et des passions, elle a son utilité.
Elle donne au fysionomiste des indications excellentes: les indications par le plat.
En wagon ou en bateau, nous avions déjà les indications par les coussins ou par les contacts.
Dans les deux cas, les lignes d’un caractère, les instincts surtout, qui se plâtrent si aisément dans les relations mondaines, se dévoilent de suite à des yeux experts.
Ça s’explique facilement. En voyage, vous passez sans laisser de traces importantes ; personne ne vous connaît ni d’Ève ni d’Adam; vous ne vous souciez pas plus des individus que vous coudoyez, que ceux-ci de vous.
Qu’importe leur opinion, parbleu! je serais bien nigaud de me gêner. Si quelqu’un se froisse, tant pis pour lui; moi, il ne me connaît pas. Il ne faut pas avoir la couenne si sensible, n’est-ce pas, monsieur?
Pour quelques jours, quelques semaines peut-être, vous redevenez, en partie, sauvage. Vos caprices contenus, tout au moins influencés par les convenances reçues, la mode, la publicité, l’amour-propre, la pose et même les sergents de ville,–la conscience de ceux qui n’en ont pas,–se dilatent sous une pression plus faible.
Eh bien! ces caprices émancipés constituent précisément la personnalité, l’essence; le vrai vous que vous ne connaissiez peut-être qu’à demi et que vous ne serez pas charmé de connaître plus intimement.
L’autre vous n’était qu’un compère de carnaval.
En général, nous ne valons mieux, les uns les autres, que par des nuances à peine saisissables.
Au moral, nous revêtons volontiers des costumes pas chers, tous coupés sur le même patron; ça va couci-couci. Il y a une grosse loyauté, une grosse finesse, une grosse politesse, une grosse pudeur, une grosse générosité.
Les hautes classes, si difficiles pour leurs parures extérieures, s’en contentent admirablement pour leur âme, aussi bien que les classes moyennes et que les prolétaires.
En définitive, il n’y a que les connaisseurs qui s’en aperçoivent; et, il faut l’avouer, il n’y en a pas beaucoup.
De prime abord, dans un salon, tous les invités vous semblent estimables.
Dans un carrousel, tous les pioupious paraissent intrépides et joyeux.
Les académiciens qui dînent en ville n’ont-ils pas l’air pétris d’esprit?
Dans les professions de foi, tous les solliciteurs sont désintéressés: «Tout pour le peuple; rien pour moi! Je ne veux rien! je vous jure que je n’accepterai rien. excepté la première place avec beaucoup d’argent.»
Dans les prospectus, toutes les teintures ramènent la barbe à la nuance primitive.
A l’église, tous les prêtres sont pieux.
Dans les réunions d’actionnaires, tous les comités sont purs.
Tous les usuriers flétrissent l’usure.
Tous les journalistes crient contre le chantage.
Toutes les épouses méprisent l’inconduite.
Bref, partout ce duel insensé, à l’issue certaine pourtant, entre être et paraître.
Je préconise les voyages principalement en ce qu’ils sont révélateurs. Je vais même plus loin: je prétends que vous ne connaissez bien quelqu’un que si vous avez voyagé avec lui. Eussiez-vous habité dix ans côte à côte, vous ne le connaissez pas.
Oh! les wagons, les bateaux, les hôtels et les tables d’hôte, quels indiscrets! Méfiez-vous-en! Ce sont des balances qui pèsent à coup sûr la dose de distinction que vous contenez.
Si vous avez des qualités réelles, là, bien réelles, de la grandeur ou de la grâce, elles vous suivront comme une ombre dans tous les milieux, dans toutes les circonstances, car il n’y a qu’une façon d’être bien élevé contre une infinité d’être un cuistre.
Vous voyagez, par exemple, avec des gens bien mis; vous vous dites en vous-même:
–Ah! ah! mes voisins appartiennent aux classes dirigeantes; tant mieux, ce sont des gens d’élite.
Pas toujours.
Et d’abord, aviez-vous remarqué les yeux inquiets de ce gros pansu qui dévisageaient les autres voyageurs en entrant; ses allures furtives, comme s’il redoutait de rencontrer quelque connaissance? Vous pouvez être sûr qu’il ne vivrait pas à l’aise dans une maison transparente.
Peu à peu il se rassérène; il ne vous connaît pas; il recouvre son audace et son laisser-aller. Il se vautre sur les coussins comme un porc dans sa bauge.
Apparemment, vous aimeriez autant changer de place. Eh bien, au contraire, étudiez-le, vous prendrez une bonne leçon.
Il accompagne une demoiselle de louage qui pue des odeurs communes; il a des hoquets menaçants; soudainement un jurement paraît monter d’un égout; ce n’est que de son gosier. Vous n’êtes pas facile à démonter, car vous connaissez déjà les souillures patriciennes; pourtant vos ébahissements se renouvellent encore. Il y a de quoi! Vous avez devant vous l’insigne président d’une société de rosières; il laisse s’ennuyer à la maison une femme adorable; il est membre des jurys des beaux-arts; il se montre impitoyable contre les ivrognes qui boivent du gros bleu;–lui ne se soûle qu’avec du Clos-Vougeot de la comète. Dans son château, sa figure paillarde sait prendre les airs béats d’un ange de maître-autel; il porte la bannière dans les processions; il se transfigure, et sa sale langue ose parler de pureté.
Vous en concluez que la passion du grossier est une passion comme une autre;–et vous constatez une fois de plus l’immensité de la bêtise humaine, puisqu’un tel goujat passe pour un preux.
Tel autre vous paraît bénin et charmant; un geste, le ton d’une question posée à un valet vous soulèvent son masque.
Passons sur les incivilités des paltoquets qui traitent la fenêtre ou la lanterne en pays conquis; sur ceux qui fument sans demander la permission; sur ceux qui accaparent toute la banquette; sur ceux qui se brossent et vous envoient leur poussière sous le nez; sur ceux qui s’endorment sur vos épaules, en guise d’oreillers, ou qui, dans l’entousiasme du sommeil, tirent à eux vos couvertures, et vous maltraitent si vous les remettez droit.
J’en connais qui se vantent de ces grossièretés comme d’espiègleries exquises.
C’est peut-être exagérer l’exquis.
En resumé, je ne sais guère que la lune qui nous montre toujours la même figure.
Les tables d’hôte se placent à un degré plus élevé que les wagons; il faut déjà savoir épeler couramment les gestes pour ne pas s’y méprendre, car elles exigent nécessairement une tenue qui pourrait donner le change.
Leurs révélations n’en sont que plus certaines.
Considérez l’importance de l’alimentation; presqu’un dixième de la vie se passe à manger ou à boire, D’un autre côté, l’estomac est l’adversaire le plus dangereux de la volonté; la moitié des cas de folie tiennent à ses dérangements.
C’est aussi une distraction assez plaisante que de voir une grande tablée d’étrangers.
Il s’y passe à tout moment des comédies microscopiques d’un burlesque incroyable.
Vous doutez-vous des haines qui se concentrent sur un goulu assez malavisé pour prendre précisément le blanc de poularde que plusieurs gourmets convoitaient?
Les yeux suivent le plat qui passe avec une lenteur désespérante, mais qui se vide!
Plus d’une fois, des voraces prennent deux ailes et beaucoup de sauce, sans vergogne.
Estimez-vous favorisé, encore, si la mauvaise chance ne vous a pas placé au-dessous d’un Polonais. Les Polonais sont ce qu’il y a de plus redoutable dans un dîner. Ils ne vous passent que des plats déserts, avec leur sourire mielleux de danseuse.
En Belgique, convenons-en, les portions sont copieuses, et tous les convives peuvent se servir convenablement. Les Belges ont l’entente de la vie matérielle mieux que pas un. Leur cuisine est nourrissante et variée, la vaisselle bien rincée et bien essuyée,–remarque qui n’a rien de puéril de ma part, car, sans aller en Égypte, ni même en Espagne, ni même en Bretagne, les amateurs de gras double connaissent encore mieux que moi un chaudron de Batignolles qui n’a pas été lavé depuis quatorze ans!…
Fi!
La salle à manger de l’hôtel de la Plage était assez vaste pour contenir au moins cent ventres flamands; mais si nous avions tous été des maigres comme moi, nous aurions tenu le double.
La table était disposée en arc de cercle, selon l’usage des tables nombreuses. Les assiettes étaient en porcelaine à filet doré, aux initiales de M. François, et le linge en toile fine brodée de rouge.
Le cuisinier soutenait dignement la réputation gastronomique du pays; il avait même inventé plusieurs plats estimés. Comme preuve, je pense être agréable aux personnes avides. de s’instruire en leur enseignant son procédé pour colorer le pot-au-feu, à la place de l’oignon brûlé. J’y penserai tout à l’heure.
Auparavant, je dois signaler un détail très-essentiel.
En venant nous placer, le maître d’hôtel nous prévint qu’il y avait un président à qui l’usage exigeait d’être présenté.
Nous répondîmes que nous ne demandions pas mieux.
En conséquence, il nous présenta au major Van der Baukanart.
C’était un vieux brave d’invalide qui avait du poil dans les oreilles, une mine épanouie et loyale, le teint coloré, des sourcils énormes, arqués comme des voûtes de pont sur ses gros yeux convexes, la voix retentissante, les gestes impétueux.
Il portait hautement la preuve de son courage en une balafre à la joue et en une jambe de bois.
On l’aimait à première vue.
Et vraiment, n’y a-t-il pas un sentiment d’admiration et de respect qui s’impose devant les soldats mutilés, surtout s’ils conservent une figure sereine et des airs modestes et doux, s’ils ne se plaignent de rien, s’ils n’accusent pas leurs généraux,–signes irrécusables de bravoure et d’honneur?
Le major habitait Bruges, mais il venait annuellement passer l’été à Blankenberghe; l’hôtelier de la Plage était même son filleul.
Il jouissait partout d’une grande considération.
Malgré ses manies de narrer quotidiennement la révolution belge, surtout les siéges d’Anvers et de Louvain, d’une façon plus que pittoresque, personne ne songeait à se moquer de lui. Au contraire, c’était à qui simulerait la surprise pour lui être agréable et pour applaudir à ses prouesses.
Les manies sont dix fois excusables dans ces conditions désolantes. Où la vie se circonscrit dans un espace borné, les souvenirs deviennent plus intenses, presque plus capiteux.
Le major Van der Baukanart avait tellement l’habitude de présider la table, que le monde lui eût paru près de sa fin, s’il avait manqué d’une minute.
Il se considérait ingénument comme un souverain pacifique, indispensable au village.
Au reste, à tous les nouveaux arrivés il adressait quelque allocution de bienvenue pleine de cœur.
Vous pensez si la présencè de l’amiral lui fit plaisir! Présider un amiral de la première marine du monde, il y avait là de quoi perdre la tête!
Quant à moi, en ma qualité de Français, il me prit les deux mains dans les siennes et me dit textuellement:
–Ah! ah! la France!… J’aime la France!… La redingote grise, je m’en souviens comme d’hier, bien que je ne l’aie vue qu’une fois, et je n’étais qu’un gosse encore. L’empereur!… vous ne l’avez pas connu, vous!… Ah! nom de nom!… avec lui vous auriez foutu encore une fameuse raclée aux Prussiens!… Pauvre France!… pauvre France!… Enfin, je l’aime toujours; ceux qui n’aiment pas la France sont des. capons!… oui, des. capons!… Pays des pays!… Le général Gérard a été mon ami, je n’étais qu’un blanc-bec; tout de même j’ai été son ami. Ah! ah! ce n’était pas un. capon! Il n’y en a plus comme ça, parole d’honneur! c’est fini; la graine en est perdue!… C’est égal, j’aime la France! il faut qu’elle se relève, nom de nom!… Il y a de tout en France, du tabac, du blé, du raisin!… La vigne, le champagne. Ce n’est pas un capon!… Messieurs, c’est un grand honneur pour un vieux grison comme moi de vous présider. Prenez place, je vous prie.
Dans un discours improvisé, il faut considérer avant tout le ton aimable et sincère. Il y avait aussi ce que je ne puis pas exprimer, les pressions et les broiements de ses mains qui marquaient les points d’exclamation sur les miennes.
Je me sentais ému, car je ne puis pas entendre parler de mon pays avec aménité sans en être reconnaissant;–tant d’étrangers qui nous exploitent ne savent que déblatérer contre nous, même en France!
J’esquisserai rapidement l’ensemble de la table.
Elle se composait déjà d’une cinquantaine de personnes environ.
Les Belges des provinces voisines y dominaient, c’est évident; toutefois il y avait quelques familles américaines, quelques Russes, deux dames espagnoles, des Allemands inévitables, M. Lou que vous connaissez, l’amiral et enfin moi, le seul Français.
Le major voulut nous intercaler près de lui de façon à pouvoir causer.
Il avait à dextre et à sénestre madame la major et mademoiselle la major, la belle Nina aux joues fleuries.
La belle Nina éclipsait toutes les autres demoiselles par sa beauté saine. Sa gorge, déjà accentuée, promettait la plus séduisante mappemonde d’amour qui se puisse rêver.
Plus d’un baigneur négligeait ses coups de dent pour y étudier la géografie. L’amiral lui-même, bien qu’il eût des idées à part sur la beauté, tournait souvent une prunelle de son côté, laissant l’autre doubler le cap Farewell.
Madame la major présentait encore des restes imposants.
Elle avait la barbe noire et la prestance d’un grenadier.
Sa langue était si bien pendue qu’elle n’avait jamais la pépie;–enfin elle ne portait pas de corset, parce qu’il n’y en avait pas d’assez gigantesque pour contenir ses charmes.