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II LES VOYAGEURS.

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Commençons par l’amiral Percy Pickles; j’ai un faible pour lui, car je ne connais pas d’être meilleur, malgré ses excentricités.

Sa nationalité perçait de suite dans sa tenue un peu raide, essentiellement britannique, que, pour ma part, j’apprécie beaucoup; elle va bien avec le tact des Anglais,–ceux qui se mêlent d’en avoir, l’ont exquis.

A sa mise, vous sentiez la distinction innée des gens comme il faut qui mettent du goût partout; dans son linge, dans l’épingle de sa cravate et jusque dans la poignée de son parapluie.

Pour sa profession, pas de doute possible.

Il avait le teint hâlé par ce mélange de vent, de soleil et de sel, ajoutons d’alcool,–il n’y a pas de mal à ça,–qui bistre les marins et les revêt, pour ainsi dire, de ces airs graves, songeurs, presque tristes; par contre, presque toujours attractifs et intéressants.

Il était assez maigre; d’une taille élevée, présentant la large charpente osseuse des Gallois; il portait des favoris probablement roux, jadis, avant d’avoir été galvanisés par l’âge, mais sa carnation saine annonçait encore une santé excellente, entretenue par une vie active et hygiénique.

De gigantesques sourcils droits surmontaient ses yeux gris-bleu, enfoncés sous l’arcade du front, et pénétrants comme des pointes d’épée.

Ces yeux nécessitent encore une description de quelques lignes d’extra, car on n’en voit pas tous les jours de pareils.

Ils semblaient continuellement sonder l’espace à des distances vertigineuses, et ils vous causaient une impression magnétique, d’autant plus inattendue qu’ils ne se trouvaient pas les deux dans le même plan.

L’un explorait le pôle arctique, pendant que l’autre nageait dans l’antarctique.

Eh bien! ce défaut si apparent me donna une preuve irréfutable des difficultés de définir la beauté.

Elle n’est réellement qu’immatérielle. Elle se | borne à une question de lumière, comme dans les lanternes magiques. La figure est la nappe sur laquelle le prisme intérieur projette des infinités d’ombres ou de dessins aux couleurs vives.

Plus de lumière? plus rien. La toile reparaît bête avec ses gros fils ternes.

Apparemment, dès que vous avez lu que l’amiral Pickles avait les prunelles en zigzag, vous avez pensé à une caricature; un peu plus, vous auriez ri d’un rire assez déplacé, car vous n’êtes pas sérieux.

L’art, le talent, ou plutôt le privilége de plaire, n’est-il pas une grâce qui déjoue les principes de tous les académiciens de la mappemonde?

Même à son âge déjà avancé, l’amiral Pickles séduisait encore du premier coup, par ce je ne sais quoi qui émanait de lui. Personne n’avait l’idée de remarquer quelque laideur en ses traits. Pour être de travers, ses yeux n’étaient ni moins francs ni moins spirituels.

De plus, il avait la voix si musicale, une aisance, une affabilité et même une poésie si faciles, qu’un rien, dit par lui, prenait une valeur et devenait charmant.

Dans le coin, près de lui, un gros chanoine à deux mentons s’était assoupi benoîtement] sur son bréviaire, à peine en route.

Son ventre était remarquable;–une belle variété de ventre en poire.

Puis voici deux autres touristes, mein herr et Mme Gustave Bittermeineliebe, d’après les adresses écrites en gros sur leurs valises, dans le filet, ainsi que sur une quantité d’autres paquets de toutes dimensions qu’ils avaient autour d’eux, à la grande gêne de leurs voisins.

C’étaient des voyageurs novices, car en voyage le talent consiste à éviter les colis.

Deux chemises, il n’en faut guère plus pour le tour du monde!

Au reste, ils étaient excusables; ils avaient bien d’autres soucis que de voir du pays, allez!

Ils en voyaient un de leur façon.

C’étaient des mariés frais, au premier quartier de la lune de miel.

Ils paraissaient encore contents l’un de l’autre, ce qui est toujours agréable à rencontrer.

Mein herr était Poméranien; ses grosses pommettes, sa tête carrée, non nez retroussé en patte de marmite, pouvant recevoir directement la pluie, et ses maxillaires puissants, comme ceux d’un rhinocéros, lui servaient de passe-port.

D’autres détails de tenue, significatifs aussi, révélaient encore son terroir.

Je ne sais dans quel journal de mode son costume avait été copié: il se composait d’une casquette en paille, à visière doublée de toile cirée verte, énorme comme le toit d’une maison, pour se préserver du hâle; d’une belle redingote couleur merde d’oie qui lui descendait aux talons, avec des parements en velours noir; d’un gilet à carreaux jaunes et rouges’, fermé par seize boutons pointus en cuivre doré; d’un pantalon de coutil gris, coupé à pont, d’après l’ancienne mode qui en vaut bien une autre;–un beau pont, large comme le pont du Rhin à Bâle;– d’une chemise en calicot imprimé de têtes d’amours roses; d’une cravate en soie bleu vif, négligemment nouée à la steinkerque et enfin d’une paire de bottes à revers lilas.

La dame était une blônde filasse, au teint clair des Germaines, aux yeux bleus aussi; elle pouvait passer pour jolie.

Ce qu’elle avait de manqué, au moins parmi les attraits visibles au public, c’étaient ses dents assez mal plantées et déjà jaunies par l’abus de la mangeaille. De plus, les lèvres présentaient la disposition disgracieuse de découvrir les gencives pendant le rire.

C’était d’autant plus regrettable qu’elle était causeuse et gaie.

Les dents sont la vaisselle du rire; elles donnent du piquant à la joie, de même qu’une belle porcelaine semble ajouter des saveurs aux mets.

En définitive, les lèvres closes, il n’y paraissait pas; elle eût même été ravissante avec du goût et une direction adroite.

Une Française, par exemple, se serait exercée à rire devant son miroir sans rien montrer.

Par malheur, elle ne se doutait de rien de ces finesses, elle était affublée d’une façon pitoyable, à enlaidir Vénus; pire qu’un épouvantail, pour les merles, dans les cerisiers.

Enfin, d’après la description précédente de la toilette de son mari, vous pensez bien qu’il manquait de la grâce de Canova dans ses conseils.

Il lui avait même donné son portrait, à lui, monté en épingle, qu’elle portait au cou.

Leur mauvais goût similaire avait pourtant une utilité: celle d’éviter les disputes sur les questions de mode. Dans un ménage c’est à considérer.

D’autre part, ils s’entendaient admirablement sur ce qui concerne les comestibles.

Nous n’avions pas encore passé les murs de la ville, qu’ils déballaient un paquet de viandes froides et qu’ils avalaient des morceaux gros comme le poing, sans paraître se souvenir d’avoir déjà pris une demi-douzaine de tasses de café au lait, avec maintes tartines, selon l’usage, au saut du lit.

Passons à un autre.

Ah! certes, vous auriez difficilement imaginé qu’il y eût quelqu’un sous l’énorme pelisse en peau d’ours devant les nouveaux mariés.

N’oubliez pas que nous étions au mois d’août, par une journée ensoleillée, déjà brûlante dès l’aube.

Cependant, par-ci par-là, la peau exclamait .des jurons d’une voix rauque.

Elle contenait un Finlandais.

Inutile d’ajouter qu’il était prince, comme tous les Russes qui voyagent, et cosaque aussi.

Parmi ses autres qualificatifs, je mentionnerai seulement celui d’être un imbécile.

Il prenait des poses d’une telle importance, que les bottes les plus pacifiques se tournaient vers son postérieur;–car, il y a des postérieurs qui attirent impérieusement les bottes, comme le pôle les aiguilles aimantées.

Bref, un vrai seigneur russe, en chair, en os et en pose: ce mélange monstrueux de prétentions et de fausse courtoisie.

Les Russes ne sont pas encore une nation; ils traversent une période de tassement–qui n’est du reste pas près de finir–des plus intéressantes à suivre.

Autant les plébéiens ont de douceur, de générosité, de mysticisme même, autant les classes élevées sont hautaines, cyniques, vaniteuses, cruelles, adonnées à leurs instincts grossiers et canailles, sans réserve ni délicatesse.

L’éducation les contient à peine; elles y craquent comme dans un habit d’emprunt qui les serre.

En France, nous avons les idées les plus inexactes sur la grandeur chevaleresque des seigneurs russes;–nous la prenons pour réelle! C’est encore là une de ces surprises décevantes qui nous pendent au nez, grâce à nos habitudes de juger d’après les surfaces ou de généraliser quelques exceptions vraiment méritoires.

Pas moyen d’être plus comédiens, ni d’exceller comme eux, dans l’art des nuances. Ils ont autant de manières d’être que de relations diverses, selon l’influence de ces relations ou l’intérêt qu’ils en peuvent tirer.

Les seigneurs russes ne sont pas doubles, ils sont centuples. En dix minutes, ils passeront, par tous les degrés de la brutalité la plus révoltante envers leurs inférieurs, à la politesse la plus étudiée avec leurs égaux, à la platitude la plus honteuse devant leur czar ou les gens plus haut placés qu’eux-mêmes, ou possédant seulement quelques roubles de plus.

Tout pour la parade! voilà le boyard.

En Russie, encore plus qu’ici, le peuple vaut infiniment mieux, par ses qualités morales, que les classes dirigeantes.

Pauvres classes dirigeantes, elles n’ont pas de chance!

Le Finlandais en question poussait à l’extrême la marotte la plus réjouissante des Russes.

Vous savez qu’ils se piquent volontiers de savoir le français mieux que Vaugelas, bien qu’ils rapprennent généralement dans des romans de portières.

Par suite, ils se croient plus gaulois, sinon plus parisiens, que les bourgeois du Marais.

Mon prince n’y manquait pas.

Par une de ces déviations de cervelle à laquelle tant de gens sont sujets, il voulait paraître l’inverse de ce qu’il était; il lui en coûtait même de s’avouer Russe, comme s’il y avait un mérite ou un démérite quelconque à venir de tel ou tel climat.

Malgré sa construction des latitudes élevées, qui lui permettait de vivre à côté des renards bleus par quarante degrés au-dessous de zéro, il se disait frileux comme une cigale.

Il avait passé quelques années à Bordeaux, où ses parents entretenaient des relations certainement plus commerciales que princières, grâce au caviar. C’est même là qu’il avait bâclé ses étudeset qu’il était devenu amoureux du soleil.

Il paraissait plus girondin que la Gironde, et même plus gascon que la Gascogne. Il exagérait l’assent avec une prodigalité de sandis, de bagasse, de té, mon ami, et de cap de Diou à vous donner des pâmoisons. Il répétait volontiers:

–«Nous autres Français;» quelquefois:

«Nous autres Parisiens,» et plus souvent:

«Nous autres méridionaux!»

C’était d’un comique indicible.

Pour le moment il venait de courir les bastringues de Paris, afin de se polir dans les manières élégantes.

Cependant sa famille le rappelait en Russie, ce qui ne lui plaisait guère.

Par prudence, avant de le laisser repartir, son médecin lui avait prescrit une saison de bains de mer en Belgique, plutôt qu’en France, surtout dans la Méditerranée, pour qu’il reprît l’habitude du Nord insensiblement.

C’était sage.

Le pauvre garçon en avait réellement besoin; il était déjà plus d’à moitié anémique et sec comme un pruneau, grâce à ses suées continues auxquelles sa puissante constitution finissait par céder.

Enfin, passons à un autre camarade plus sincère, le mandarin Lou-tseu-sin.

Je pense convenable de le peindre avec les couleurs de sa patrie; je commencerai même une page exprès pour lui.

Mademoiselle Baukanart

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