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VII TÊTE DE VEAU A TOUTE HEURE.

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Certaines gens voyagent d’une façon dérisoire; il semble qu’ils ne vont d’un endroit à un autre qu’avec défense expresse de rien voir dans l’intervalle.

Ainsi, pendant que l’amiral, le mandarin et moi nous étions aux portières à l’affût des paysages, à voir courir ces belles plaines admirablement cultivées des Flandres, le chanoine sommeillait avec une roupie au nez qu’il reniflait par moment; le prince russe grelottait en pestant contre Pipi, et mein herr passait les heures à pincer madame, ou dans les autres divertissements que j’ai énumérés.

Il attaquait pour la cinquantième fois le Beau Danube bleu en entrant à Bruges.

Là, nous avions une grande heure d’attente.

J’en profitai pour une excursion dans la ville, bien que je la connusse déjà.

N’éprouvez-vous pas, comme moi, un attrai-indéfinissable à revisiter des lieux déjà parcout rus?

J’ai constamment senti dans mes pérégrinations avec quelle soudaineté les impressions endormies se réveillent successivement à la rencontre de détails, souvent insignifiants, qui avaient à peine effleuré l’attention.

La mémoire est une grande capricieuse.

Avez-vous remarqué les allumeurs de becs de gaz, le soir, dans les rues? Comme les lumières pointent lestement à mesure qu’ils passent!

De même les souvenirs.

Et puis, il y a un autre sentiment vague, plein de méditations.

En traversant des pays étrangers où vous n’avez ni liens intimes, ni intérêts puissants, vous doutez inconsciemment que les circonstances de la vie vous y ramènent.

Pourtant, si vous y revenez, vous retrouvez comme des airs de connaissances mystérieuses qui vous accueillent. Ce sont vos pas anciens de l’autre fois, et l’année que vous n’avez plus;– il n’y a rien de si fugace qui ne laisse une empreinte.

Bruges est une ville remarquable à plus d’un titre. Son assoupissement de momie actuel donne un des meilleurs exemples de la décadence qui menace toutes les grandeurs, une fois mûres.

Je n’ai pas l’intention d’en rappeler le passé; je sais que les classes dirigeantes, à qui ce livre s’adresse, ont peur des sujets graves qui pourraient les instruire et les forcer à mesurer l’énormité de leurs fautes.

Je rapporterai seulement une anecdote; en suite nous recommencerons quelque gaudriole à leur portée.

Saviez-vous que la Bourse a été inventée par les Brugeois et primitivement instituée à Bruges même?

Au xve siècle, dans sa période de vogue, où elle rivalisait avec Venise et Gênes, les gros négociants se réunissaient à jours fixes sur une place devant le palais des Van der Beurse.

Ces Van der Beurse avaient pour armes parlantes une bourse taillée dans l’écusson du portique, d’où la place prit son nom, et par suite, pour abréger, la réunion elle-même.

Au commencement du siècle suivant, les commerçants de Rouen, les premiers en France, se donnèrent pareillement rendez-vous à la «bourse» à l’imitation de ceux de Bruges, puis ceux d’Anvers, puis ceux de Londres. puis, vous savez ce que c’est devenu.

Cependant je retournai à la gare.

Il y avait à deux pas un cabaret borgne, pourvu d’une de ces enseignes cocasses qui dépeignent si exactement l’esprit belge:

A LA CAVE D’ATTENTE

Tête de veau et lapin à toute heure.

Pas moyen de résister à une telle tentation. Saint Antoine lui-même serait entré.

Bruges et ses pompes, le moyen âge, les couvents, les ducs de Bourgogne, la Toison d’or, les grands peintres brugeois, les dentelles aériennes, le passé, le présent, l’avenir, l’espace, tout s’évanouit comme par enchantement.

Tête de veau et lapin à toute heure, salut! J’entrai.

La salle était pleine de gens attablés qui causaient tous ensemble en suant.

Pourtant, les volets étaient clos, afin d’être plus au frais et pour justifier le titre de Cave d’attente.

A peine si je voyais à deux pas devant moi à travers la fumée grise et aveuglante des pipes.

Les émanations du fumet des rôtis, l’âcreté des relents mêlés aux effluves vineux, aux poussières, aux graisses, aux transpirations, manquèrent me renverser sur le pas de la porte. Je fus pris de nausées qui me coupèrent l’appétit du coup.

A la fin, mes yeux s’accoutumant à la demi-transparence de l’air, j’aperçus des nez anguleux à la Téniers, des figures rougeaudes, luisantes comme des brugnons, couperosées par les digestions lourdes des gros morceaux avalés à la hâte.

Les Poméraniens se gobergaient à la grande table. La plupart des convives avaient enlevé leur paletot et leur cravate, et desserré leurs pantalons pour roter plus à l’aise.

Les dames s’étaient dégrafées aussi; car où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir.

L’amiral buvait une tasse de thé exécrable près de la fenêtre; l’un de ses yeux errait mélancoliquement du côté de la mer Rouge, l’autre mouillait dans le canal de Bristol.

M. Lou-tseu-sin, essentiellement enjôleur, batifolait avec la fille d’auberge, pour étudier les coutumes d’Occident. Il lui jurait qu’elle avait une ressemblance inouïe avec les constellations Kouei et Pi.

La pauvre paysanne écarquillait des yeux de la dimension d’une soucoupe à ces propos insolites. Dans son idée que le mandarin avait la jaunisse, elle le gorgeait de genièvre qui passe pour clarifier les humeurs.

Je n’aperçus pas le chanoine. Apparemment en voyageur avisé il ne voulait pas s’exposer à une réinvitation à la Bittermeineliebe.

Quant au prince, il grelottait devant la rôtissoire de la cuisine, en train de digérer une tête de veau à l’huile.

Finalement, nous remontâmes en voiture.

Eh bien! vous ne vous douteriez guère que pendant les cinq ou six minutes d’avant le départ, nous eûmes une péripétie émouvante, laquelle fut suivie de conséquences tellement exceptionnelles que le monde savant n’y voit pas encore clair.

Vous savez qu’on rencontre souvent dans les gares les indigents du pays, ou quelque pauvre estropié à qui les employés permettent de quêter sur la voie. L’aubaine est généralement bonne, car en voyage on donne assez volontiers.

Le mendiant de Bruges était un garçon sans âge, au teint livide, couleur de son, d’une maigreur que sa nourriture expliquait cruellement.

Il avalait à tous les trains une moyenne de dix à douze cailloux de la grosseur de vos deux pouces à la fois.

Les sujets qui possèdent des gosiers si excentriques se reconnaissent aisément à première vue. Ils sont toujours hébétés, sinon entièrement abrutis; facilement ventriloques; d’une gaieté attristante. Leurs yeux ternes lancent parfois des éclairs qui vous donnent des commotions comme les décharges d’une pile, avec des expressions de rouerie et de goguenardise inexprimables. Les mains sont émaciées, les chairs flasques, les poils fauves et ténus. Ils vous déconcertent par des mouvements d’une agilité simienne, qui contrastent avec leurs airs paresseux. Leurs mauvais instincts priment tous les autres. Au reste, pas l’ombre de sens moral.

Selon sa coutume quotidienne, le misérable fit sa collecte.

Il se planta devant nous en étalant une poignée de cailloux roulés, sur un morceau de faïence, et avec son pauvre rire malade, il nous pariait de les avaler moyennant dix centimes pièce.

M. Bittermeineliebe accepta la gageure.

Cependant, grâce au mouvement qu’il fit pour s’appuyer sur la portière afin d’assister plus commodément à l’exécution, l’idiot aperçut la belle montre qui gonflait le gilet à carreaux.

Une lueur passa dans ses yeux pâles.

Avec l’ingénuité d’une carmélite novice, il demanda quelle heure il était.

Le Poméramien, enchanté de montrer sa pièce de précision, la fit immédiatement tinter. L’autre, toujours candide, l’enleva prestement; il se mit à la baiser avec des murmures d’extase, puis tout à coup il s’écria qu’il voulait la goûter. Là-dessus, il se caressait le cou, comme un gourmet qui déguste un plat savoureux.

Mein herr, de plus en plus ravi d’être admiré si publiquement dans son bijou, riait à verse.

Du reste, il n’éprouvait aucune inquiétude, la montre ayant la grandeur d’une bassinoire; –je parle d’une bassinoire d’or pour un lit de princesse; pas du tout de celle d’un épicier, ça va sans dire.

Attention!

Le pitre ouvre la gueule;–c’est le mot. Il pose la montre bien à plat sur sa langue, à la manière d’un pain sur une pelle.

Une!… Deux!… Plus rien!

Il faut convenir que le passage présenta quelques difficultés devant la pomme d’Adam, car les paupières et les muscles du cou se contractaient violemment; le blanc des yeux s’injectait de rouge; toutefois, le patient ne perdait pas la tête.

Je n’oublierai jamais la grimace du Poméranien: il devint livide, puis vert; puis il sauta sur l’avaleur pour retirer sa montre par la queue.

L’autre, qui se méfiait, fit une cabriole, si bien que le contre-coup enfonça la montre en lieu sûr, avec la trotteuse, le quantième, la sonnerie et le remontoir à la Bréguet.

A la fin, il n’y parut pas plus que s’il avait avalé une praline; au contraire, il semblait tout dispos, prêt à recommencer.

Comme vous pensez bien, le Poméranien trouva le tour mauvais; il fit une querelle d’Allemand à tout casser, réclamant sa montre de suite.

Le mendiant, devenu impertinent tout à coup, de l’impertinence d’un parvenu qui se sent de l’or dans le gousset, lui répliquait, d’une voix guoguenarde, de patienter au moins jusqu’au lendemain matin, et qu’il lui payerait la goutte.

En désespoir de cause, M. Gustave courut se plaindre au commissaire de police.

Celui-ci prit sa déposition, n’ayant rien d’autre à prendre. Cependant, il ne laissa pas de lui en montrer l’inutilité. Le même cas s’était présenté plusieurs fois déjà, sans que les bijoux reparussent. Tant pis pour les voyageurs, ma foi! Il ajouta, en guise de consolation, que l’horloge de Bruges était d’une exactitude solaire, et que mein herr n’avait qu’à y venir pour savoir l’heure.

En résumé, il promit de renvoyer la montre à Blankenberghe, ou, dans tous cas, les débris qui s’en découvriraient.

Là-dessus, grâce à son épouse qui lui fit remarquer judicieusement que la montre n’avait rien coûté, M. Bittermeineliebe consentit à laisser le commissaire tranquille et à continuer son voyage.

Pour en finir avec cet épisode, je dirai, par anticipation, que quelques jours après nous reçûmes, par l’entremise du bourgmestre de Blankenberghe, un porte–mousqueton de montre, en laiton, accompagné d’une lettre du commissaire.

Elle expliquait, avec des commentaires de huit pages, que tout le reste avait été dissous et entraîné par la circulation.

Devant un rapport officiel il n’y a pas à douter.

En attendant, la galerie se tenait les côtes de rire;–le chanoine souriait; l’amiral avait la prunelle droite à la Louisiane, l’autre dans le détroit de Bab-el-Mandeb; il souriait aussi.

Le sourire du mandarin menaçait de lui couper la figure en deux.

Le prince cosaque disait.

–Bagasse!

Mademoiselle Baukanart

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