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VI. — LE FOU.

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A peine Frédéric était-il installé à Cinola, que les princes allemands y entrèrent successivement avec leurs hommes. L’empereur se réjouit de l’arrivée de plusieurs évêques, dont la présence devait servir d’appui au prince allemand; ces prélats ne venaient pas dans l’intérêt de la paix, car ils étaient tous cuirassés et suivis d’innombrables soldats. Parmi les princes temporels, on distinguait Henri-le-Lion, duc de Saxe et de Bavière, le plus puissant prince après l’empereur; Diépold, duc de Bohême; les puissants comtes de Dachau, d’Andechs et d’Abenberg. Le duc Henri d’Autriche, nommé Josomirgott, n’était pas encore arrivé, mais son armée se tenait toute prête dans les défilés des Alpes.

On vit, comme par enchantement, s’élever dans la plaine un camp immense, destiné à recevoir les princes, les chevaliers et les écuyers. Sur la cime des toits d’une éclatante blancheur, flottaient des étendards aux couleurs éclatantes, et devant les tentes des princes pendaient, à des mâts, des bannières brodées d’or et d’argent. Dans les rues et les défilés du camp, se pressait une foule animée, aux vêtements bariolés, aux armes brillantes; des chevaliers aux armures d’airain, montés sur leurs coursiers, entourés de leurs écuyers et de leurs longues lances, circulaient en tous sens. La tente impériale était située au milieu du camp, et, comme à leur centre, toutes les notes bizarres de ce tumulte venaient y aboutir.

Toutefois, un spectacle émouvant avait lieu devant la porte de la forteresse de Cinola, située environ à mille pas du camp. La principale fortification consistait en une grosse tour ronde. La porte basse de cette tour était ouverte, et on en vit sortir Bonello entre deux valets. Il allait être conduit à la mort, sans avoir pu revoir sa fille bien-aimée. Les trois jours de captivité qui venaient de s’écouler et la certitude de mourir bientôt imprimaient sur la figure de Guido les marques d’un profond chagrin. Il suivait, en trébuchant, le guerrier, devant la porte du fort, où se trouvait érigée la potence, composée de deux troncs d’arbre supportant une poutre, où pendait une corde et le nœud coulant fatal.

Le condamné faisait tous ses efforts pour marcher à la mort sans donner signe de faiblesse. Mais quand il fut à trois pas de la potence, et que le bourreau saisit la corde, tout son courage l’abandonna. Il demeura immobile.

— Qu’avez-vous? dit le chef de l’escorte, homme aux mœurs rudes et impitoyables; vous avez fait preuve de courage jusqu’à présent, vous ne devriez pas faiblir devant un bout de corde!

Bonello releva la tête, des larmes brillaient dans ses yeux, et sur sa figure se peignait la plus profonde douleur.

— Je ne crains pas la mort, dit-il, mais.... mon enfant, ma chère enfant!

Et il se cacha la tête dans les mains.

— Que nous rabâchez-vous là avec votre enfant? Vous deviez déjà être pendu hier; par suite de vos jérémiades, la chose a été différée jusqu’aujourd’hui; mais ne croyez pas nous faire attendre plus longtemps. Ainsi donc, en avant!

— Tu n’est qu’un sot, mon cousin, dit une voix aiguë ; comment peux-tu penser que quelqu’un se laisse pendre de bonne volonté ?

Le chef se retourna, lançant un regard sombre et courroucé à son interlocuteur. C’était un petit homme, une sorte de nain aux traits intelligents, et dont les yeux laissaient voir des éclairs de finesse. Il portait la veste bigarrée des fous à cette époque, et avait sur la tète le bonnet rouge et éclatant, qui supportait de longues oreilles d’âne, auxquelles pendaient de petites clochettes. Tous ses vêtements étaient parsemés de grelots, de sorte que le moindre mouvement du fou les faisait sonner. Il était assis sur une pierre, la tête plongée dans ses deux mains, et se mit à rire au nez du guerrier irrité.

— Tais-toi, ou je te fais pendre par tes oreilles d’âne! dit ce dernier.

— Aurais-tu donc l’envie de me retirer du monde, pour devenir mon successeur? dit en riant le fou sans changer de ton. Il faudrait, dans ce cas, d’abord prouver qu’il y a dans ta tête plus de cervelle que dans une citrouille. Mais tu débutes fort mal, cousin Hesso, sans quoi tu ne voudrais pas pendre ce pauvre diable de si bon matin!

— Cet homme doit être pendu, parce que son heure est venue! dit Hesso du ton d’un tigre en fureur.

Mais la vue des armes de Henri-le-Lion, brodées sur la veste du fou, l’empêcha d’en venir aux voies de fait.

— Tu aurais raison si tu n’avais pas menti, reprit le fou. Tes longues oreilles doivent avoir entendu l’empereur dire hier: «Qu’on le pende demain!» Ce qui était vrai hier matin, le sera encore dans quatorze heures. D’ici là, le temps appartient à ce pauvre diable.

Hesso demeurait immobile. Lui que tous redoutaient et détestaient, souffrir l’intervention d’un fou, et voir retarder par lui l’exécution d’un condamné ! Cette pensée le faisait rougir de fureur. Il se tourna vers le condamné.

— En avant! attachez ce traître à la potence!

Les valets obéirent, et le bourreau mit la corde au cou de Bonello. En ce moment, le fou fit un mouvement, et, avant que le bourreau s’en fut aperçu, coupa la corde avec le couteau qui pendait à sa ceinture.

— Qu’est-ce à dire? s’écria Hesso.

— Enfoncé ! enfoncé ! dit le fou; ne vois-tu pas, cousin, que cet homme ne s’est pas encore confessé ? La tête et le corps de ce pauvre diable t’appartiennent, à toi et aux corbeaux, mais ni toi ni ton compère Belzébuth n’avez de droit sur son âme!..... Que cet homme s’acquitte d’abord de ses devoirs de chrétien!.....

— Par satan! qu’ai-je à y voir? Voyons, refaites-moi ce nœud, et pendez le traître.

— Alors, pends-toi aussi, cousin. Est-ce que tu oserais exécuter quelqu’un, avant qu’il ne se fût confessé ? Crois-tu que je sois venu ici pour voir pendre un bandit, et que j’aie du plaisir à voir le diable s’emparer d’une âme? Si la vie t’est chère, cousin, attends que j’amène ici un moine, un évêque, ou, au besoin, le pape!.....

Là-dessus, il s’élança vers le camp. Hesso se mordit les lèvres, il connaissait l’ordre précis de n’exécuter personne, sans lui avoir procuré les secours de la religion.

— Reconduisez, dit-il, le prisonnier dans son cachot, jusqu’à ce que fou et moine aient rempli leur tâche.

Le fou s’arrêta enfin devant une tente, dont l’apparence et la splendeur indiquaient assez le rang princier de celui qui l’habitait. A la porte flottait une bannière, sur laquelle on pouvait remarquer, à côté des armoiries, les insignes de la puissance épiscopale. Sur le seuil se tenait un homme, qui regardait le va-et-vient du camp. Son extérieur indiquait une position élevée. Sa longue tunique était richement brodée aux poignets et au cou; à ses doigts resplendissaient des anneaux d’or, ornés de pierres précieuses. Son abord semblait facile, et il sourit avec complaisance en voyant accourir le fou.

— Bonne chance! cria le farceur; je ne cherchais qu’un moinillon, et je rencontre un chanoine au manteau chamarré d’or!

— Que signifie, petit coquin?

— Pour enlever une âme au diable, cousin Adelbert! Il y a ici près un homme que l’on va pendre; il est encore dans les liens du péché ; viens donc dehors, et tranche ces liens, afin qu’il puisse s’élancer du gibet dans le sein d’Abraham!

— Oh! Lanzo, dit Adelbert, ne vois-tu pas qu’à ma ceinture je n’ai ni glaive ni épée?

— Cousin, ta langue est assez affilée pour couper ces liens. Suis-moi!

— Comment! un chanoine suivre un fou!.... tu seras fustigé, coquin.

— Eh bien! que le chanoine précède le fou. Je parie qu’il ne perdra pas la piste.

— Qui cela?

— Le chanoine.

— Et de quelle piste parles-tu?

— Parbleu! de celle du fou! Tu me ressembles tant, cousin; si ton bonnet n’a pas d’oreilles, il n’en pense pas moins, et ton vêtement est tout aussi chamarré que le mien.

— Va-t’en! dit Adelbert.

— Vous voulez donc laisser tomber le pauvre diable en enfer!

— Oui, certes, et toi avec lui! Cherche un moine.

— Hein?..... On apprend tous les jours en ce monde, dit Lanzo avec un sérieux plaisant. Je ne supposais pas que les moines valussent mieux que les chanoines; mais je m’en souviendrai..... Ah! quelle chance, voilà un moine!... deux..... en voilà trois pour un! s’écria le fou en voyant quelques moines qui venaient de descendre de cheval, et s’approchaient de la tente.

Ces moines étaient couverts de poussière, et visiblement épuisés de fatigue. Le plus âgé s’approcha du chanoine, pendant que les autres se tenaient à l’écart, dans une humilité claustrale.

— Veuillez nous excuser, révérend père, dit le moine après les salutations d’usage. Nous arrivons au camp, et cherchons un toit hospitalier. Notre règle nous prescrit la plus grande retenue, et il n’est pas facile, dans ce mouvement guerrier, de tenir avec calme le bâton de pasteur. Peut-être Monseigneur daignera-t-il, pour quelques jours, nous accorder une petite place sous sa tente?

Cette humble requête froissa le chanoine. Il se redressa fièrement, et regarda les moines avec dédain.

— La tente d’un évêque n’est point une auberge pour les moines, dit-il d’un ton bref et dédaigneux.

— Si tu veux frayer avec les évêques, les prieurs ou même les chanoines, saint homme, dit Lanzo, il faut d’abord que tes cheveux coupés repoussent sur ta tête chauve, et viennent retomber en boucles frisées sur ta pelisse de martre.

Le moine semblait embarrassé.

— Voudriez-vous vous charger d’appuyer ma requête auprès de ce gracieux seigneur, en ajoutant que nous sommes envoyés par l’archevêque Eberhard de Salzbourg.

— Comment! des moines envoyés par un archevêque! dit Adelbert avec ironie. Il n’a donc pas d’abbé, pas de chanoine à la tête de son chapitre? Venir dans cette tenue grossière au milieu des splendeurs de la cour!.... Sa Majesté impériale n’aime pas beaucoup les moines, et elle a raison.

— Ah! dit Lanzo, s imon cousin Barberousse pouvait faire de tous les moines des porte-queues de son pape, et des flatteurs de son pouvoir, nous n’aurions plus besoin de prélats ni de chanoines!....

Adelbert jeta sur le fou un regard de colère, et disparut dans la tente. Les moines étaient embarrassés. Cette réception si dédaigneuse devait d’autant plus les faire souffrir, que c’était pour la première fois qu’ils se trouvaient en rapport avec de hauts dignitaires.

— Soyez rassurés, fils de saint Benoît, dit Lanzo; vous aurez un bon gîte, et même un bon repas, je vous le jure par mon bonnet de fou! Mais, pour cela, il faut me rendre un service!.....

— De tout cœur, répondit le moine.

— Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin, reprit Lanzo, emmenant l’orateur, tandis que les autres les suivaient avec les chevaux.

— Vous nous demandez l’accomplissement d’un devoir, dit le prêtre après que Lanzo lui eut exposé sa demande; mais ne pourrions-nous pas aller sur-le-champ auprès de ce malheureux?

— Rien ne presse. On n’oserait le pendre, tant que le registre de la confession n’aura pas reçu la croix, par laquelle vous lui donnez l’absolution. Vous n’avez même pas à craindre qu’un autre vous supplante. Mon cousin Barberousse ne souffre pas la vue des moines; c’est pourquoi il n’y a dans le camp que des prélats frisés et fourrés, qui ne veulent rien avoir de commun avec la confession. Mais nous voici arrivés...... Gare là ! faites place à d’honnêtes gens, badauds que vous êtes! cria Lanzo en touchant de son bonnet les valets qui se tenaient à l’entrée d’une étroite ruelle.

Cette ruelle conduisait derrière la tente d’Henri-le-Lion, où se trouvait un vaste espace carré. Les gens et les chevaux du duc y étaient logés.

— Ici, Balderich! dit le fou à un valet: conduis les chevaux de ces pieux frères à l’écurie, et soigne-les bien.

Balderich obéit sans observation, croyant que cet ordre émanait du prince. Lanzo conduisit ensuite les moines dans sa tente, où il leur offrit du pain, du vin et de la viande.

— Je sais, dit-il, que vous ne mangez point de viande, mais, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis vous offrir de poisson, bien qu’il y en ait en abondance dans le camp.

Les moines dirent leur benedicite, et mangèrent ce qu’ils avaient devant eux.

— N’allez-vous pas changer de costume, père Conrad? demanda un moine à celui qui paraissait leur supérieur.

— Pas encore, mon fils, répondit Conrad; il suffit, pour le moment, d’en secouer la poussière.

Pendant que les moines s’approchaient de Conrad, le fou examinait la tournure imposante de son hôte, et paraissait se creuser la tête pour deviner son identité.

— Mon fils! dit-il en promenant ses regards sur le moine. Si ce sont là vos fils, vous êtes donc leur père?

— Certes, ami Lanzo.

— Bon! Que Dieu me pardonne, j’ai conduit un digne abbé dans la tente d’un fou!

— Tu vois combien les apparences sont trompeuses, dit l’abbé en riant.

— Oui..... oui..... Désormais, je banderai mes yeux, et j’ouvrirai encore plus larges mes oreilles, pour mieux voir qui j’ai devant moi. Tous, excepté mes yeux, ne verront dans le camp ni abbé ni évêque; mon oreille n’en entendra pas davantage. Maintenant que vous voilà prêt, seigneur abbé, nous pouvons partir. Quant à vous, mes chers hôtes, pendant notre absence, réconfortez-vous, le jambon vient de la table du duc et le vin de ses caves.

Et Lanzo sortit avec l’abbé.

Barberousse - L'église au XIIe siècle

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