Читать книгу Barberousse - L'église au XIIe siècle - Joseph Eduard Conrad Bischoff - Страница 6
ОглавлениеII — L’EMBUSCADE.
Après avoir passé l’hiver en tracasseries et en querelles avec l’empereur et ses adhérents, les Milanais inaugurèrent l’année 1161 d’une façon plus sérieuse. Des châteaux-forts furent pris les uns par trahison, d’autres par la force. Frédéric ne pouvait faire aucune opposition aux progrès de l’ennemi, l’armée allemande n’étant pas encore réunie. Aussi chercha-t-il, par sa prudence et son activité, à tenir l’ennemi en échec. Pendant que sa petite armée, pour activer la chute de Milan, assiégeait Neulodi et Côme, il parcourait le pays à la tête d’une petite escorte, rassurant les gens dévoués et se conciliant les indécis.
C’était par une belle matinée. Une petite troupe de gens armés, auxquels on eût pu donner le nom de bandits, faisait le guet au pied d’une colline, distante de deux journées environ de Milan. Les soldats, au nombre de dix, étaient étendus épuisés sur le sol, et leurs chevaux, la tête pendante, témoignaient qu’ils avaient partagé les fatigues de leurs maîtres.
Les bras croisés sur la poitrine, leur chef se tenait sur le côté, un peu en arrière. Sa riche armure, sa fière stature, ne lui donnait nullement l’air d’un brigand. Son bouclier, richement travaillé par les armuriers de Milan, était enrichi d’ornements d’argent en ronde-bosse; le bord de sa cotte d’armes était richement brodé, et la ceinture qui la fermait, ornée de pierres précieuses. La physionomie du jeune guerrier portait l’empreinte pénible du doute et du dépit.
A ses côtés se tenait un petit homme maigre; lui, au contraire, semblait tranquille et content. De son chapeau pointu sortait une figure bronzée par le soleil, à l’œil plein de malice, de ruse; et le feu qui jaillissait de ses prunelles, allié au pli ironique que formait sa bouche, donnait à sa physionomie un aspect fort peu sympathique. Sur son dos pendait une arbalète; ses épaules portaient un carquois et des flèches, et, à son côté, brillait une longue rapière.
— Rien! dit le chevalier irrité. Ah! Griffi, si tu m’as trompé, je te ferai fustiger.
— Fustiger! seigneur Piétro! moi, Cocco Griffi, moi le fils du haut et puissant consul Niger de Milan! me faire fustiger! dit le petit homme avec un étonnement véritable.
— Oui, certes!
— Comment, seigneur Piétro! votre ville natale se flatte de donner la liberté aux Italiens..... Ne serait-t-il pas barbare de faire battre de verges un loyal lombard!.....
— Tu l’as bien mérité !..... En ce moment, Milan détruit et renverse un boulevard de la tyrannie allemande. J’aurais si volontiers pris part à ce haut-fait! Tu arrives, toi, avec ta faconde, et tu me fais rester ici, où j’attends inutilement cette maudite Barberousse, tandis que les bourgeois de Milan fêtent la liberté.
— Permettez, seigneur Piétro!..... La destruction d’un château à demi-ruiné n’est point une œuvre digne de votre héroïsme, reprit Griffi d’un ton moitié sérieux, moitié badin. Ah! s’il s’agissait de prendre d’assaut le château de Cinola, à la bonne heure! Mais le fidèle bourgmestre de Barberousse, Bonello, ayant ouvert les portes du château par patriotisme, j’ai cru qu’il ne pouvait s’agir là de hauts faits d’armes!..... La vaillance des Milanais se bornera à vider les tonnes, à saccager quelques friperies, peut-être à brûler le château; puis ils rentreront dans leurs murs.
Piétro ne répliqua rien; il jeta sur son interlocuteur un œil irrité et plein de mépris, et continua de regarder au loin.
— Mais au contraire, ajouta Griffi avec orgueil, je vous fournis une véritable occasion d’accomplir un fait héroïque. L’Empereur se dirige vers le nord avec une faible escorte; je l’apprends, je me glisse à sa suite pour connaître la route qu’il va suivre..... Puis, je galoppe nuit et jour pour venir vous en instruire et vous fournir le moyen de sauver la patrie, en immolant ou en jetant le tyran dans les fers!..... En récompense, vous parlez de me faire battre de verges!.....
— Et si tu réussis, je remplirai ton chapeau de pièces d’or! dit Piétro les joues enflammées par l’espérance..... Je ferai graver ton nom sur des tables de bronze, et ta statue sera élevée sur toutes les places publiques.
Cocco n’entendit pas ces dernières paroles. Son œil plongeait daus l’éloignement. Il saisit soudain le bras du chevalier.
— Voyez-vous là-bas, tout près de la forêt? Des armures brillent au soleil..... C’est Barberousse, suivi de dix-huit chevaliers et de soixante-dix varlets.
— Ah! le monstre! s’écria le Milanais.
L’émotion, la colère, la haine, l’empêchèrent d’ajouter un mot de plus.
— Je vous en prie, seigneur Piétro, dit vivement Griffi, ôtez votre casque et retournez votre bouclier. L’éclat de votre armure pourrait nous trahir.
Le conseil de Cocco fut immédiatement suivi.
— Maintenant, dit Griffi, prenons bien nos mesures pour que Barberousse ne puisse nous échapper. Restez ici avec vos hommes, pour observer l’ennemi. Moi, je vais galopper vers Cinola, et, en quelques instants, je reviens à la tête de mes hommes.
— Et pendant ce temps-là, le tyran pourra nous échapper! Oh! insensé que je suis, s’écria Piétro, pourquoi n’ai-je pas ici mes braves soldats? D’un seul coup, le joug serait brisé, et la patrie délivrée!.....
— Soyez sans crainte, reprit Cocco. Pour que ces guerriers bardés de fer pussent nous échapper, il faudrait qu’il leur poussât des aîles. Voyez-vous cette petite vallée, avec ses prés ondoyants et son étroit ruisseau?..... Les Allemands se dirigent de ce côté. La route est tout près de là, et on ne laisse pas facilement passer une occasion de faire reposer les chevaux et de les nourrir, car les pâturages sont rares dans ces contrées. Or, tandis que Sa Majesté impériale prendra ses aises, notre petite troupe s’avancera et saisira sans peine notre rougeaud par la barbe.
Griffi frappa dans ses mains et siffla. A ce signal, un petit cheval, vif et éveillé, accourut vers lui.
— Cocco, mon cher ami, hâte-toi; mais attends, prends avec toi deux de mes hommes. Il pourrait t’arriver malheur, et tu tiens dans tes mains la liberté de l’Italie.
— Faites-moi battre de verges, seigneur Piétro, dit en ricanant Griffi, si mon coursier Molo ne dépasse pas dix fois vos raides cavaliers!
A ces mots il sauta sur le dos de l’agile animal.
Le chevalier le fit suivre par deux de ses cavaliers, mais Cocco les laissa bien loin en arrière.
Piétro se tenait derrière un buisson, et observait tous les mouvements de l’ennemi. Les Allemands s’approchaient toujours davantage. En avant chevauchaient des chevaliers aux armures étincelantes. On pouvait déjà distinguer la bannière de Barberousse, sur laquelle était brodé un lion. Piétro crut même reconnaître, à la tête de l’escorte, la stature élevée de l’empereur. Comme l’avait prévu Cocco, ils s’engagèrent dans le petit vallon, au milieu duquel se trouvaient les ruines d’un cloître.
Le Milanais observait avec tant d’émotion cette troupe brillante, qu’il respirait à peine. Il défendit à ses gens de se lever de terre, afin que leurs casques d’acier ne pussent trahir leur présence. Il regardait avec une vive impatience du côté de Milan. Toute sa personne témoignait autant d’inquiétude pour la délivrance de son pays, que de haine pour l’homme dont le bras pesait si lourdement sur l’Italie.