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IX. — DÉVOUEMENT FILIAL.

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Table des matières

Plus Bonello voyait sa fille, plus il se sentait faiblir à l’idée de la mort qui devait l’en séparer. Que deviendrait, hélas! la pauvre orpheline? Jusqu’alors, il s’était rassuré en songeant à l’union d’Hermengarde avec Niger. Mais depuis que la sortie emportée et imprévoyante de Piétro avait si profondément blessé les sentiments d’Hermengarde, il ne désirait plus lui-même cette union pour sa fille. Se renfermerait-elle dans un cloître? Mais de quelle sûreté étaient à cette époque de luttes les murs d’un cloître?

Pendant qu’il gémissait sous le poids de ces amères pensées, Piétro Niger recommença ses divagations à propos de la grâce promise.

— Je ne voudrais pas, sire chevalier, laisser supposer à Frédéric, fut-ce même par un regard, que je crains la mort.

— Notre situation est différente, jeune homme, répliqua Bonello; les soucis et les sentiments de la paternité, sont souvent plus puissants que l’ivresse du jeune âge.

— Il faut être maître de soi, dit Niger. Les liens du sang perdent leurs droits en face des devoirs sacrés de la patrie. Si nous tremblons devant la corde et le gibet, si le voisinage de la mort nous arrache des plaintes et des larmes, nous méritons, par notre faiblesse, l’esclavage des Allemands.

— Vous vous faites vraiment tort, dit Guido, en jetant un regard de côté sur sa fille, qui se tenait près de la fenêtre, où elle attendait avec inquiétude le retour de l’abbé Conrad.

Enfin, elle remarqua quelques cavaliers, qui s’approchaient de l’éminence sur laquelle était bâtie Cinola. Hermengarde crut distinguer parmi eux une robe de moine; mais que signifiaient les hommes armés? Formaient-ils l’escorte de l’abbé ? Son cœur battait à rompre sa poitrine. L’escorte s’arrêta au pied de l’éminence. La jeune fille reconnut le prélat qui descendait de cheval, laissant son escorte en arrière, et se hâtait de monter le sentier.

— C’est lui!... il vient... il vient!... s’écria-t-elle toute émue. Voyez comme il s’empresse, le brave homme! Non, ce n’est pas la démarche d’un messager de mauvaise nouvelles, c’est le pas agile de la grâce et du salut!... Mon père, ô mon père! dit-elle en embrassant Bonello, et souriant au milieu de ses larmes.

— Tu pourrais avoir raison, mon enfant; toutefois, attendons.

— N’en doutez pas, la chose est sûre. Vous êtes sauvé, une voix intérieure me le dit!

La clef grinça dans la serrure, l’abbé Conrad entra triste et abattu.

— Je viens moi-même, dit-il, vous apprendre le résultat de mes efforts. Ma demande n’est qu’en partie exaucée, sire chevalier. L’empereur vous fait grâce pour aujourd’hui.

La forme adoucie à l’aide de laquelle l’abbé annonça son échec, ne trompa pas un instant le condamné. Les sentiments enfantins d’Hermengarde ne lui firent pas découvrir immédiatement l’affreuse vérité, que renfermaient les paroles de Conrad.

— Bon père, dit-elle, vos obscures paroles m’effraient. Je vous en supplie, dites clairement si l’empereur accorde la vie à mon père.

Le prélat regarda la jeune fille avec anxiété.

— L’empereur ne voulait pas d’abord entendre parler de grâce; cependant, j’ai pu, par mes supplications réitérées, arriver à un résultat satisfaisant.

— Ah! seulement pour aujourd’hui?

— Nous pouvons être parfaitement tranquille, chère enfant, il ne tombera pas aujourd’hui un cheveu de la tête de votre père.

— Mais demain.... Grand Dieu, qu’arrivera-t-il demain? s’écria-t-elle avec angoisse.

— Ayons confiance en Dieu, ma fille, dit Conrad. Lui seul est maître de l’avenir.

— Oh! malheureuse que je suis!... Vous ne voulez pas me dire la terrible vérité !... Votre pitié a peur de mes larmes!... Ne voyez-vous pas, mon père, que mes yeux sont secs, que je suis calme et tranquille? Pour l’amour de Dieu, parlez! dit-elle, agitée par la fièvre; cette incertitude me tue! Je suis assez forte pour supporter ce qu’il y a de plus terrible; ne craignez pas d’entendre des gémissements, nous n’avons pas le temps de pleurer et de nous plaindre. Il faut utiliser les quelques heures de cette journée, pour détourner ce qui doit avoir lieu demain.

Hermengarde parlait avec tant de force, ses prières et tout son extérieur lui donnait un air si touchant, qu’une pensée consolante vint au prélat.

— Votre langage pourrait réussir auprès de l’empereur, ma fille, lui dit-il, je veux bien employer mon crédit pour vous faire arriver près de lui. Peut-être réussirez-vous mieux que moi?

— Vous avez échoué ! tout est donc fini, dit-elle en tremblant.

— Remets-toi, mon enfant, dit Guido, tout n’est pas encore perdu.

— Oh! je suis calme, mon père; mon esprit est tout à moi; Révérend Père, je vous en prie, conduisez-moi au camp.

Et elle commença, avec une étrange tranquillité, ses préparatifs de départ. Mais ce calme n’était qu’apparent; son cœur se déchirait dans sa poitrine. Elle avait réuni toutes ses forces pour faire cette dernière démarche, et cachait soigneusement ses angoisses.

— Piétro, dit-elle avec hésitation, vous viendrez avec moi!...

— Pardonnez-moi, noble demoiselle, si je ne puis accéder à votre désir. La vue du tyran m’est déjà insupportable, que serait-ce si je vous voyais suppliante à ses pieds?

— Ah! Piétro ne me refusez pas l’appui de votre votre bras!

— Rassurez-vous, ma fille, dit l’abbé Conrad. Je ne m’éloignerai pas de vous un seul instant. Ce jeune homme semble fort exalté, et nous devons agir avec un grand calme.

Hermengarde saisit la main du prélat, et sortit précipitamment de la tour.

La suite de Conrad se composait de chevaliers faisant partie de la maison impériale, car jamais Barberousse ne manquait de combler d’honneurs ceux qu’il désirait s’attacher.

A l’aspect d’Hermengarde, un des gentilshommes descendit de cheval, et vint se mettre à genoux pour tenir l’étrier. Conrad et la jeune femme descendirent la colline, tandis que les seigneurs exprimaient leur surprise et leur admiration. Hermengarde était remarquablement belle, et ne pouvait manquer de se concilier l’affection de tous, en ces temps de chevalerie où la beauté recevait tant d’hommages.

La petite troupe avait pris la grande route qui traversait le camp. Le mouvement de va-et-vient ne leur permettait guère de hâter le pas; souvent ils étaient forcés de s’arrêter. La jeune fille se trouvait pour la première fois au milieu d’un camp. Mais elle entendait à peine le tumulte et le cliquetis des armes, tant elle était en proie à l’inquiétude et à la douleur.

De tous côtés, elle attirait l’attention par son extérieur doux et modeste, et surtout par sa beauté. Les groupes se taisaient, et un profond silence régnait jusqu’à ce qu’Hermengarde fut passée. Dans le voisinage de la tente de Henri-le-Lion, ils rencontrèrent le chancelier Reinald. Richement vêtu, et suivi de nombreux serviteurs, il se disposait à rendre visite au duc.

— Où allez-vous ainsi, seigneur abbé ?... demanda-t-il. Ah bien! très-bien, vous ne vous laissez pas facilement décourager, ajouta-t-il, en considérant Hermengarde. En vérité, (et il s’inclina devant la jeune fille), votre protégée mérite bien cette démarche, à laquelle je souhaite le meilleur résultat.

— Ce résultat serait certain, si ma légère influence avait l’appui de votre pouvoir, monsieur le chancelier, dit Conrad.

Reinald ne répondit rien. Mais en regardant Hermengarde, il conçut immédiatement un plan, dont son imagination était seule capable.

— Mon appui! Bien volontiers, seigneur abbé. Le respect que j’ai pour vous, et l’intérêt que je porte à cette aimable damoiselle, ordonnent de vous offrir mes services. Mais agissons avec sagesse, et prenons bien toutes nos mesures. J’ai une toute petite affaire à régler chez le duc de Saxe, et je suis à vous sur le champ. Veuillez, dans l’intervalle, entrer sous ma tente.

Le comte chargea un de ses serviteurs de traiter convenablement le prélat et sa société jusqu’à son retour, puis il continua sa route, après avoir adressé quelques paroles de consolation à la jeune fille.

— Comme cela se rencontre! se dit le chancelier, qui ne perdait pas de vue les plus minimes détails. Le Lion lui-même ne pourra regarder cette beauté sans danger pour son repos. Elle est encore un peu jeune, quelques années de plus ne nuiraient pas, mais, comparée à Clémence, elle dira assez nettement au duc ce qu’il doit faire de la duchesse.

Il était arrivé à la tente du prince. Descendant de cheval, il laissa son escorte dans la première chambre, et, couvert de ses vêtements de soie, il traversa plusieurs appartements, et arriva enfin dans une grande pièce richement ornée. Un serviteur se présenta à lui.

— Pourrais-je parler à votre maître? demanda Dassel.

— Veuillez attendre un instant, répondit le valet. Monseigneur est en famille, et il n’aime pas à être dérangé dans de pareils moments.

De la chambre fermée, on entendait sortir une voix d’homme, mâle et sonore, à laquelle répondaient de joyeux et enfantins éclats de rire.

— Rien ne presse, répondit Dassel.

Et il se mit à se promener dans la chambre, paraissant plongé dans ses pensées, mais en réalité prêtant l’oreille à ce qui se passait chez le duc.

Henri-le-Lion, duc de Bavière et de Saxe, était un prince audacieux et entreprenant. Toujours occupé de l’accroissement de son duché, il voulait que le nord de l’Allemagne lui appartînt, comme le sud appartenait à l’empereur. Aussi, depuis de longues années, guerroyait-il contre les Slaves. Il était enfin parvenu à anéantir leur indépendance, et manifestait un grand désir de voir la foi chrétienne faire des progrès parmi eux. Mais il avait plutôt en vue d’asseoir sa propre domination que d’assurer le triomphe de la vérité.

Toutefois, il ne manifestait pas grande sympathie pour les changements que Barberousse introduisait dans l’Eglise. Il penchait pour le parti orthodoxe, et n’en faisait nul mystère; il combattait les Lombards comme ennemis de l’empire, mais il approuvait leur résistance aux empiétements de Frédéric. Il ne reconnaissait pas le Pape Victor, et lui témoignait même une sorte de dédain, car Henri méprisait les manières basses et serviles de l’anti-pape, et ses sentiments religieux étaient opposés à cette illégale élévation.

Il appartenait à l’habileté de Frédéric de savoir tirer parti d’un homme du caractère emporté de Henri, et de ne pas le laisser indécis dans la lutte qui allait s’engager. Barberousse sentait depuis longtemps qu’il y avait quelque chose à faire pour détacher le duc du parti d’Alexandre. L’habileté de Reinald lui parut avoir trouvé le véritable moyen d’y parvenir.

Pendant que le chancelier combinait son plan déloyal, le duc, sans se douter de la visite qui l’attendait, était assis au milieu de sa famille. Henri était fort, bien bâti. Il avait la chevelure foncée, les traits basanés, et une barbe épaisse. Sa figure était franche et ouverte; son œil noir plein de feu indiquait sa hardiesse et son courage. Sa force surprenante lui avait fait donner le surnom de Lion. Il était ennemi du repos, et se plaignait hautement de l’inaction à laquelle le condamnait l’empereur.

Près de lui se tenait Clémence, son épouse, occupée d’un ouvrage de broderie. La duchesse n’était pas dépourvue des agréments du corps et de l’esprit. Elle aimait son époux du plus vif amour. Mais les tendres sentiments de Henri pour la belle Clémence avaient depuis longtemps disparu de son cœur. Il estimait sa femme pour ses vertus, tout en éprouvant un vif chagrin de n’avoir pas de fils, et il avait même laissé entendre à plusieurs intimes, qu’ils ne serait pas opposé au divorce.

— Regarde donc, Clémence, quel joli garçon ferait notre Hildegarde! dit le prince écartant les boucles soyeuses de la figure de l’enfant, qui s’était glissée entre les jambes de son père. L’enfant pourrait déjà jouer avec les armes, préparer des flèches, et, dans quelques années, lutter à mes côtés.

— Et peut-être y mourir, ô mon époux!

— Nos cinq filles ne courent pas risque de mourir de la mort des héros! dit le duc avec amertume. Ah! je donnerais la moitié de ma main gauche, pour que deux de ces filles fussent des garçons!

— Henri, n’ayez pas de si sombres pensées!..... Vous m’inquiétez pour l’avenir.

— N’importe! une main pour un fils! continua Henri avec une fureur croissante. Si mon lit de mort était entouré de cinq fils, je saurais pourquoi j’ai lutté, et quel était le but de mes efforts! Cinq jeunes lions! Ah! ils achèveraient l’œuvre paternelle, et, réunis en faisceau, ils pourraient défier l’empereur. Mais arriver au tombeau et laisser l’œuvre péniblement accomplie aux mains de faibles femmes, cela est amer, oui, terriblement amer!

Clémence avait laissé reposer son aiguille, et regardait son époux dans les yeux. Malgré sa nature douce et ses principes religieux, elle ne pouvait s’empêcher d’être tristement frappée des plaintes de Henri-le-Lion.

— Pardonnez, cher Henri, si votre sortie me paraît tant soit peu intéressée. Celui qui n’a que l’honneur en vue, ne travaille point pour l’avenir. Sur cette terre, il doit nous suffire de la conscience d’avoir agi de bonne foi, avec de nobles desseins.

— Un triste lot!

— Et pourtant, c’est le meilleur, le plus avantageux de ce monde, répondit-elle. La véritable récompense, le laurier qui doit couronner vos victoires est éternel, impérissable. Ce qu’on croit avoir établi sur la terre n’est souvent rien pour l’éternité. A quoi sert alors d’avoir passé la vie dans les orages, les tracas et les combats? Je vous en supplie, cher époux, ne cherchez pas querelle à la Providence. Chassez de votre esprit toute pensée terrestre; l’orgueil mène à l’oubli de Dieu, et à la perdition éternelle!

Le prince écouta ces remontrances avec calme, et sans manifester de surprise.

— Vous avez raison, dit-il, la récompense de l’honneur n’est que d’un médiocre prix, si l’on considère la destinée éternelle de l’homme. Mais, je ne puis m’empêcher de le reconnaître, mon honneur donnerait plus d’une feuille du laurier de l’éternité pour posséder un rejeton terrestre.

On entendit un léger bruit, le rideau s’entrouvrit, et Lanzo, le bouffon, entra d’un air sérieux.

— D’où viens-tu, coquin?

— Du gibet, parrain.

— Quoi! serais-je le parrain d’un gibier de potence?

— Puisqu’on paraît décidé à mener à la potence les honnêtes gens, tu n’as pas lieu d’être honteux, mon cousin.

— Qui donc a-t-on pendu?

— Pendu! il n’est pas question de pendre, pour le moment du moins; toutefois, ceux qui se trouvent sous la corde ne sont pas les plus mal placés. Celui que tient la corde peut être un honnête bourgeois, même quand c’est Barberousse ou ta seigneurie qui l’y envoie; mais quand le diable mène quelqu’un au gibet, oh! alors, c’est différent!....

— Tu n’es pas fort aujourd’hui, Lanzo.

— Et pourquoi cela, maître?

— Cette sotte croyance que le diable puisse mener les gens au gibet.....

— J’ai eu bien raison d’avoir cette pensée lumineuse! dit le fou. Veux-tu que je te fasse voir un tour de satan?

— Je suis curieux, voyons!

— Veuille d’abord avoir l’obligeance d’ouvrir les yeux de ton intelligence, car celui dont l’esprit est aveugle, quoique voyant selon le corps, ne peut découvrir les trames du démon. Les œuvres de sa majesté diabolique sont d’essence spirituelle, comme messire Belzébuth lui-même. Le premier et le principal agent du diable, c’est.... devine un peu, cousin?

— Quoi?

— L’orgueil! Quand le diable a pu engager quelqu’ un dans les liens de l’orgueil, c’est un homme perdu! L’orgueil monte et aspire toujours à monter. Supposons que le sujet soit duc, il voudrait être empereur; il mettra de côté, pour y arriver, tout ce qui le gêne; et, fallût-il même pour cela commettre des crimes, il ira en avant. Est-il empereur, il voudra commander à l’égal de Dieu; le Pape même ne devra être que le serviteur très-humble de l’empereur, comme tu peux clairement le voir aujourd’hui, si tu as des yeux pour cela. L’orgueil n’a aucune considération pour autrui; tout doit le servir. L’orgueilleux a-t-il une excellente femme, dont la seule faute est de n’avoir pas de fils, la pauvre créature devient une martyre, car l’orgueilleux voudrait voir renaître la renommée et l’éclat du pouvoir dans ses fils, longtemps après que sa dépouille mortelle aura servi de pâture aux vers!

Le duc fit un mouvement. Il se tourna du côté de Clémence, mais la duchesse travaillait assidûment, et ne semblait pas prêter l’oreille aux discours du fou.

— Veux-tu que je te montre encore d’autres tours du démon, cousin?

— Non, en voilà assez pour une fois.

— Sa Majesté diabolique n’a pas seulement des cordes et des rêts pour prendre les fous, elle a aussi des valets de bourreau qui vont à leur piste. Si je ne me trompe, un serviteur de cette espèce viendra bientôt te rendre visite. Viens, je vais te montrer ce particulier; mais prends garde à toi, cousin Lion!

Le prince regarda gravement Lanzo, et comme il savait que souvent ses plaisanteries étaient sérieuses au fond, il suivit du regard ses indications.

— Voilà le serviteur de Sa Majesté, dit Lanzo en désignant Reinald, qui s’avançait en souriant.

— Pardonnez-moi, seigneur duc, si je trouble votre bonheur de famille, pendant quelques instants. Je n’ai pu résister au plaisir de vous donner une bonne nouvelle.

— Soyez le bienvenu, monsieur le chancelier; et cette nouvelle?...

— Demain, on lèvera le camp, et l’on marchera sur Milan.

— Enfin! dit le guerrier, c’est vraiment une bonne nouvelle que vous m’apprenez là !.... On s’abrutit dans la vie des camps. Il y a déjà longtemps que nous aurions dû en finir avec nos adversaires.

— C’est aussi mon avis, reprit Reinald. Sa Majesté voulait d’abord attendre l’arrivée du duc d’Autriche; le poids de vos représentations a modifié le plan de Sa Majesté. Je dois vraîment admirer votre influence, qui a fait changer ainsi les idées d’un souverain si peu enclin aux concessions. Il me paraît que Votre Seigneurie excelle autant dans le cabinet qu’au milieu de la lutte.

Cet éloge vint châtouiller l’orgueil de Henri.

— Vous êtes trop bon, monsieur le chancelier. Mes observations n’ont servi qu’à prouver le talent militaire de l’Empereur.

Un sourire ironique, à peine visible, se dessina sur les lèvres de Reinald.

— Le monarque n’est pas moins grand parce qu’il sait écouter les avis, et suivre les conseils qui lui sont donnés, répondit-il. Je viens donc inviter Votre Grâce à assister au conseil de guerre, dans lequel doit se débattre le plan de campagne contre Milan. Ce n’est, du reste, qu’un petit comité, auquel ne seront appelés que quelques princes et quelques prélats habiles dans l’art de la guerre.

— A quelle heure?

— Aussitôt après votre arrivée.

— Holà ! mon manteau! s’écria le duc.

— Oh! cela ne presse pas tant, dit Dassel. Avant de partir, je dois solliciter l’indulgence de votre Seigneurie.

— Et à quel propos?

— Pour un larcin. Toutefois, je voudrais faire ma confession en secret!....

Ils entrèrent dans la chambre voisine. Lanzo s’y glissa, se mit derrière le rideau et prêta l’oreille, comme si l’indiscrétion faisait partie de ses priviléges.

— Qu’avez-vous? demanda le duc, en voyant Reinald dans l’attitude d’un homme plein d’irrésolution et d’abattement.

— J’ai réellement commis un vol, et voici comment: pour ne pas troubler vos joies de famille, je voulus attendre votre sortie.... J’ai eu la tentation d’écouter votre discussion avec la duchesse, et je me suis laissé aller à ce premier mouvement. Votre douleur secrète, votre malheur me touchent de près. Vous, le plus puissant prince de l’empire, n’avoir point de fils!.... Un arbre puissant et plein de sève rester stérile.... cela est réellement affligeant.

Le Lion leva les yeux sur le chancelier, dont la figure semblait profondément attristée.

— Affligeant, dites-vous? L’homme doit savoir supporter les fardeaux qu’il ne peut rejeter.

— Qu’il ne peut... très-bien, s’il ne le peut; mais moi, j’avais pensé qu’un pareil incident si fâcheux pour votre race devait pouvoir se changer.... Il faudrait peut-être un courage exceptionnel de votre part, peut-être aussi quelque violence?... dit le tentateur d’un ton insinuant.

— Rien de plus?

— Je l’ignore. La première femme de l’Empereur n’avait point d’enfant; il l’a répudiée pour contracter une nouvelle union avec Béatrix, et, aujourd’hui, il est entouré d’une nombreuse famille.

Un mélange de regret et de dépit parut sur le visage de Henri qui, tout en se taisant, tourmentait sa barbe.

— Frédéric le pouvait..... Adélaïde était sa parente.

— On a choisi ce prétexte, c’est vrai, répliqua joyeusement Reinald, mais il y en a bien d’autres. Ce qui est hors de doute, c’est que le pape Victor accéderait évidemment à la demande de l’Empereur, ou même à votre simple désir. Si les liens du sang peuvent faire rompre un mariage, ne pourrait-on pas faire valoir l’anéantissement d’une maison célèbre? Ne perdons pas de vue cet objet. Pardonnez-moi si l’intérêt que je prends à votre triste sort, me rend importun....

— Non pas, en aucune façon!... Cette pensée n’est pas nouvelle, mais, chose étrange! ce que l’on rumine depuis plusieurs mois semble différent dès que cela prend un corps et se traduit en paroles.

— Cela donne de la réalité à un désir longtemps attendu, répondit l’homme d’état en étudiant les traits du prince. Mais il pensait:

— C’est la frayeur de la conscience en présence d’une mauvaise action!

Le duc se taisait; il restait debout, les yeux fixés à terre.

— J’en conviens, cette union m’est pénible; mais engager l’affaire, la poursuivre, la mener à une conclusion..... hum! je pense que ce devrait être l’affaire de votre intelligence, mon cher chancelier!

— Avec plaisir!.... Vous pouvez disposer de moi, répliqua Reinald; et, cette fois, il ne mentait pas. Mais d’abord il faudrait gagner l’Empereur, et, par lui, le pape. Peut-être y aurait-il aujourd’hui une occasion d’exposer le cas devant quatre personnes compétentes?... Cela convient-il à votre Seigneurie?

Ils sortirent de l’appartement; Henri demanda son manteau, son casque et son épée. Lanzo était assis par terre, jouant avec les grelots de ses vêtements.

— Cousin, as-tu oublié les roueries du démon? dit-il en s’avançant.

Pour augmenter les remords de Henri, Clémence, entourée de ses enfants, entra dans la chambre; elle avait entendu le cri du duc, et s’était hâtée, selon la coutume allemande, d’apporter le glaive à son époux. Le chancelier s’inclina profondément devant la princesse; son regard clair et limpide ne laissa point présager à Clémence le malheur qui la menaçait. Mais Henri, franc et ouvert, était embarrassé. Il ne pouvait supporter le regard de son aimable épouse.

— Pourquoi vous donner tant de peine, Clémence? lui dit-il en ceignant son épée.

— Il m’est toujours agréable de vous servir, cher Henri, dit-elle en lui présentant son casque.

La présence du chancelier lui fit craindre qu’il n’y eût quelque mésintelligence entre le duc et l’Empereur. Elle connaissait le caractère emporté de Henri, et elle l’eût volontiers engagé à se calmer.

— Où allez-vous, cher époux? Etes-vous appelé auprès de Sa Majesté ?

— Appelé.... non; c’est-à-dire, oui.... Je suis appelé pour un conseil de guerre qui va avoir lieu.

Et il quitta la tente accompagné du chancelier.

— Grand Dieu! qu’y a-t-il donc? dit Clémence. Je ne l’ai jamais vu comme cela!....

— Ni moi non plus, répondit Lanzo, qui était toujours assis par terre. Il a la mine d’un homme que le diable mène au gibet.

— Quel affreux langage, Lanzo!

— Quel méchant homme, Clémence!

— Est-ce ainsi que tu parles de ton maître?

— J’ai renoncé à lui, noble dame, et je me suis voué à votre service, car je crois que vous aurez bientôt besoin d’un serviteur dévoué.

— Pourquoi cela?

— Pourquoi? hum! le pourquoi pourrait vous chagriner, et briser votre cœur. N’interrogez pas les fous, noble dame, les fous disent la vérité !

— Je voudrais pourtant savoir la vérité, Lanzo.

— Bon! Alors, priez pour votre mari!

— Je l’ai déjà fait aujourd’hui.

— Vous pouvez le faire de nouveau.

— Et pourquoi donc?

— Parce qu’il n’est pas en bonne compagnie, et qu’il a besoin de prières!

Barberousse - L'église au XIIe siècle

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