Читать книгу Barberousse - L'église au XIIe siècle - Joseph Eduard Conrad Bischoff - Страница 15
XI — LE VOYAGE.
ОглавлениеErwin crut qu’il était convenable, d’accompagner Bonello et sa fille jusqu’à ce qu’ils fussent en lieu de sûreté. Il songeait aux dangers de la route, à la haine que se portaient les divers partis en Lombardie, et il craignait que Bonello ne perdit la vie, s’il avait la mauvaise chance de rencontrer quelque guerrier de Lodi, de Pavie, de Crémone ou d’autres villes alliées contre Milan. Erwin se mit donc en mesure de trouver une escorte de gens armés, pour défendre, en cas d’attaque, Hermengarde et Guido. Pendant que le comte de Rechberg se préparait à partir, Hermengarde et l’abbé Conrad se rendaient, en toute hâte, au fort de Cinola, où leur arrivée rendit l’espoir au condamné, qui se jeta au cou de sa fille et pleura de joie avec elle. L’abbé Conrad les regardait avec calme; Piétro Niger se tenait à l’écart et paraissait sombre. On eût dit qu’il ne prenait aucune part à leur bonheur, et qu’il était vexé que le tyran eût fait grâce. Après les premiers instants accordés à ces épanchements intimes, Guido demanda un récit détaillé. L’abbé Conrad prit la parole et raconta la scène qui avait eu lieu entre Erwin et le prince.
— Où est ce noble jeune homme? demanda Bonello; pourquoi ne pas l’avoir amené ?
En ce moment, on entendit dans la cour de la forteresse un bruit de piétinements de chevaux et de cliquetis d’armes. Erwin descendit de cheval et se dirigea en toute hâte vers la tour. Bonello le suivait du regard, et quand le comte de Rechberg, revêtu de sa brillante armure, entra dans la chambre, Guido se dirigea vers lui, lui saisit la main et tomba à genoux:
— Excellent jeune homme! dit-il. O mon sauveur! que Dieu vous rende le bien que vous faites à mon enfant! Puisse le ciel m’accorder la faveur de vous prouver ma reconnaissance! Tout ce que vous me demanderez vous sera accordé. Que Dieu vous bénisse et vous protége!
Ces paroles du vieillard furent prononcées d’une voix émue. Erwin l’interrompit, car sa modestie souffrait de voir Bonello à ses pieds.
— Relevez-vous, chevalier, je vous en prie. C’est trop de remercîments..... Je n’ai fait que ce que tout autre gentilhomme eût fait à ma place. Permettez-moi seulement de solliciter la faveur de vous accompagner jusqu’à votre demeure.
Cette nouvelle marque de bienveillauce arracha au vieillard de nouvelles démonstrations de reconnaissance. Rechberg y mit fin, en annonçant que tout était prêt pour le départ. Ils quittèrent la tour et entrèrent dans la cour du château, où la haquenée d’Hermengarde et un superbe coursier pour son père les attendaient. La séparation de Guido et de l’abbé fut touchante; ils s’embrassèrent et le prélat reprit la route du camp. Piétro Niger monta à cheval avec un sombre chagrin. Il regardait avec orgueil la jeune Hermengarde, et Bonello avec un air de mépris.
— Adieu, demoiselle, soyez heureuse! Adieu, chevalier! dit-il du haut de son cheval. Puissiez-vous ne pas regretter la vie que vous devez à Barberousse, et que vous êtes forcé de passer désormais sans utilité pour l’honneur et la liberté de votre pays!
Il piqua des deux, et disparut avant que Guido pût lui répliquer. Les autres quittèrent également Cinola. Hermengarde activait sa monture, en personne pressée de s’éloigner d’un lieu où elle avait tant souffert.
Arrivés au pied de la colline, ils se dirigèrent vers le sud, mais ils prirent bientôt une autre route. Bonello, qui connaissait le pays, voulait éviter la rencontre des guerriers italiens; il était bien résolu à laisser reposer son épée, mais il se trouvait malheureux de voir les Lombards s’unir en foule à l’armée de Barberousse pour combattre Milan, le plus fort rempart de la liberté italienne. Sous prétexte d’éviter le fracas de la grand’route, ils prirent un sentier qui, à l’aide de détours, conduisait au haut de la plaine. Erwin se pliait en tout aux désirs de sa protégée. Il prit les mesures nécessaires pour se garantir contre les voleurs qui, à cette époque, ravageaient les routes. A cent pas en avant marchaient deux hommes armés, puis venait Rechberg suivi de Bonello et d’Hermengarde. Quatre autres guerriers fermaient la marche.
— Il faut hâter le pas, dit Guido, afin d’arriver avant la nuit au cloître de San-Pietro. Pour aujourd’ hui, nous avons assez marché, et en nous remettant en route demain à l’aube du jour, nous serons à mon château avant le soir.
Erwin désirait depuis longtemps avoir quelques détails sur la famille de Bonello, et, puisqu’il lui en fournissait l’occasion, il se hâte d’en profiter.
— Seulement demain soir? Alors votre château est tout proche des Alpes maritimes?
— Au milieu même, comte, au beau milieu des Alpes, répondit Guido. Ma demeure vous plaira sans doute, car vous devez aimer les châteaux-forts bâtis sur les montagnes. Il y a de longues années, lorsque je visitai l’Allemagne, j’admirai vos immenses nids d’aigle. Là, point de forts dans la vallée; ils planent tous sur d’immenses rochers qui souvent font eux-mêmes partie du château. Cette disposition de la noblesse allemande à éviter les villes et à se jucher sur les hauteurs démontre son bon sens naturel. J’ai souvent arrêté mon cheval pour observer un château qui apparaissait dans le lointain et semblait se perdre dans l’azur du ciel. Nos ancêtres s’entendaient aussi à bâtir des forteresses. Connaissez-vous Castellamare?
— Serait-ce là votre domaine?
— Précisément, répondit Bonello. Les Romains, dont je descends, ont bâti ce château-fort, qui de temps immémorial appartient à ma famille.
— Sans doute qu’en votre absence ce château est resté sous la garde de votre fils?
— Je n’ai pas de fils, répliqua le vieillard avec quelque chagrin.
— Ce jeune homme pâle, qui était près de vous, vous est-il allié ?
— Piétro Niger? non, mais il ne s’en faut guère.
Ici la monture de la jeune fille fit un si violent écart, qu’Erwin fut empêché de répondre.
— Prends garde, mon enfant, le cheval semble d’humeur gaie, dit Guido. Piétro, ajouta-t-il, est le fils du consul Niger de Milan; il accompagnait ma fille à Cinola. C’est un excellent garçon.
Ils approchaient du cloître. Le crépuscule entourait les murs d’une épaisse nuée, qui se voyait de loin. Les vitraux de l’église paraissaient d’un rouge sombre, et la croix dorée de la tour resplendissait aux rayons du soleil. Bonello porta ses regards vers ce point joyeux du paysage. Enfin ils arrivèrent à la porte du couvent.
Aux sons de la cloche, un judas s’ouvrit dans la muraille, et, deux yeux se mirent à considérer les voyageurs.
— Ouvrez, ouvrez, frère Ignace! dit le sire de Castellamare; nous avons envie de nous reposer ici, et d’y boire une cruche de votre meilleur vin.
Bientôt on entendit grincer la clef dans la serrure, les portes s’ouvrirent avec fracas, et la petite cavalcade pénétra dans la cour.
— Soyez le bienvenu, seigneur, dit Ignace avec joie, et pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. On ne saurait être trop prudent aujourd’hui; le pays est sillonné de gens de toute sorte, et les pauvres monastères ne sont pas à l’abri de leurs coups. Votre arrivée, seigneur, est un jour de fête pour nous; nous regrettons seulement que le révérend père soit absent.
— Où donc est-il?
— A Gênes.
— Je le regrette, dit Guido, nous aurions pu causer ensemble jusqu’à l’heure des matines.
Les chevaux furent conduits à l’écurie et les voyageurs entrèrent au réfectoire, d’où le frère hospitalier les conduisit dans une chambre décorée avec simplicité. De longues tables et des bancs, deux fauteuils, un beau crucifix pendu au mur, un bénitier de cuivre composaient tout l’ameublement. Guido s’était assis commodément dans un fauteuil, et causait avec le frère hospitalier, qui avait pour mission non-seulement de servir les étrangers, mais aussi de s’entretenir avec eux s’ils le désiraient.
— Le père abbé est donc à Gênes? dit Bonello. Comme il s’absente rarement, il faut qu’il ait eu quelque motif important pour entreprendre ce voyage?
Le religieux jeta un regard de défiance sur Erwin et se tut. Rechberg en conclut que les moines étaient des partisans décidés d’Alexandre III, et qu’ils avaient encouru le mécontentement de Barberousse. Le repas fut apporté. Il consistait en trois plats copieux, qui plurent beaucoup aux voyageurs. Les valets, pendant ce temps, étaient servis dans une autre chambre. Le reste de la soirée se passa à causer. Bonello évitait toute allusion aux événements politiques. Le moine imitait l’exemple de Guido, bien qu’on pût remarquer qu’il eût volontiers parlé de l’armée allemande et des événements qui menaçaient l’Eglise. Mais la présence du gentilhomme allemand lui fermait la bouche.
Erwin souffrait de cette retenue qu’on s’imposait à cause de lui. Il était en outre froissé à la pensée que Guido pût le soupçonner de rapporter à Frédéric ce qu’il aurait entendu. Hermengarde semblait conformer sa conduite à celle de son père. Rechberg avait essayé en vain de nouer une conversation avec avec elle.
— Elle me regarde comme un ennemi de son pays, peut-être comme un schismatique dont on doit fuir la présence? Elle devrait pourtant songer à ce que j’ai fait pour elle!
Cette idée le tourmentait, et il fut bien aise qu’on se séparât pour prendre quelque repos. Le lendemain matin, on se remit en route. Les cîmes des Alpes se rapprochaient. Hermengarde paraissait plus riante, et son joli visage semblait se réjouir du voisinage de sa demeure. Elle parla gracieusement à Erwin, lui adressant des questions naïves sur l’Allemagne et ses habitants. Rechberg se réjouissait de l’intérêt qu’elle semblait prendre à sa patrie.
— Y a-t-il aussi en Allemagne des montagnes comme celles-là ? dit-elle en montrant les Alpes.
— Oui, mademoiselle, et de plus nos montagnes sont couvertes de belles forêts remplies de gibier, de chevreuils, de cerfs et de sangliers; les ours seuls y deviennent rares, ce dont les voyageurs se réjouissent, tandis que les véritables chasseurs les regrettent.
— Les ours! mais ce sont de terribles animaux! Peut-on s’affliger quand ils disparaissent?
— La chasse de l’ours offre bien des agréments.
— Des agréments fort dangereux!
— C’est précisément à cause du danger que cette chasse présente de l’attrait, mademoiselle. Il n’y a pas grand courage à abattre le cerf qui fuit, mais lutter avec l’ours exige de la force, du sangfroid, de l’agilité. La chasse à l’ours est, pour ainsi dire, une sorte de préparation à la lutte avec l’homme.
La chaleur d’Erwin prouvait qu’il parlait d’un de ses plaisirs de prédilection.
— Dans quelle partie de l’Allemagne se trouve donc votre domaine, seigneur comte? dit-elle après quelques instants de silence.
— En Souabe.
— Mais c’est en Souabe, autant que je me le rappelle, qu’est le berceau des Hohenstaufen.
— Effectivement, noble demoiselle! Les châteaux de Hohenstaufen et de Rechberg sont voisins. Les deux familles vivent dans les meilleurs termes, et sont même unies par les liens du sang.
Erwin regretta cette dernière observation, car il refléchit que sa parenté avec Barberousse ne serait peut-être qu’une médiocre recommandation auprès de la jeune Lombarde.
— Notre voyage va probablement être interrompu d’une façon désagréable, dit Bonello qui, depuis quelque temps déjà, observait un point gris qui se dessinait sur le sommet de la montagne.
— Comment cela, sire chevalier?
— Voyez-vous là-bas ce château? c’est le séjour du prévôt impérial Herman, à qui appartient le péage du pont; c’est un homme dur et cruel. Il augmente le péage selon son caprice, surtout quand les voyageurs sont d’un rang élevé. Lui résister est dangereux. Il a déjà emprisonné bien des gens, et il les retient si longtemps captifs qu’on finit par lui remettre la rançon qu’il exige,
— Mais c’est une injustice criante! s’écria le jeune homme indigné. Il est fâcheux que l’Empereur ignore ces détails!... Herman aurait à payer cher cet abus de pouvoir.
Bonello secoua la tête en souriant, et dit:
— Herman agit tout à fait selon les idées de l’Empereur.
Rechberg regarda le Lombard avec surprise, comme s’il s’était rendu coupable d’une grave injure à l’égard de son souverain. Bonello reprit:
— Barberousse connaît certainement la manière d’agir de son délégué, mais ce qu’il ignore ce sont d’autres exactions bien plus criminelles. Des familles entières sont souvent réduites par lui à la mendicité. Lorsqu’il n’y a plus rien à prendre, il vend le reste aux Juifs; c’est ce qu’il appelle opérer légalement des rentrées. Il fait souvent étendre des malheureux sur le chevalet, pour leur arracher jusqu’aux derniers deniers. Bref, Herman est un tyran, l’effroi du pays, la honte de l’humanité. J’ajouterai que les prévôts des villes nommés par Barberousse exigent, eux aussi, des droits exhorbitants.
— Ce que vous me dites là me semble inconcevable, répondit le jeune comte, mais je suis persuadé qu’à la moindre plainte Frédéric ferait cesser toutes ces horreurs.
— Vous vous trompez gravement, dit Bonello. J’ai moi-même en vain sollicité l’Empereur à ce sujet. Il faut bien percevoir les péages légaux, me dit-il, quoique nous regrettions que nos fidèles agents soient forcés de recourir pour cela à des voies rigoureuses.
Ils continuèrent à chevaucher en silence. Le comte était abattu. Il commençait à trouver fort naturel que des hommes tels que Bonello se soulevassent contre de pareilles mesures,