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III — LE CHANCELIER REINALD.

Table des matières

L’escorte impériale se reposait dans le vallon. Débarrassés de leurs brides et de leurs selles, les chevaux erraient sur les vertes pelouses, et les guerriers, formant plusieurs groupes, s’étaient assis à l’ombre des pins et des chênes.

Parmi les chevaliers, trois avaient choisi pour retraite le lieu le plus pittoresque des ruines du cloître. De la légère élévation où ils se trouvaient, on pouvait distinguer tout le pays d’alentour, et même, du côté du nord, les crêtes escarpées des Alpes. C’était vers ces montagnes que se tournait le regard anxieux de l’un des trois chevaliers, tandis que, les mains appuyées sur la poignée de son glaive, il se tenait debout devant le portail de l’église dévastée. La taille de ce guerrier ne dépassait pas de beaucoup la moyenne, mais il était fort et musculeux. Son manteau, sans ornement, était rejeté en arrière. Ses jambes, ses pieds mêmes étaient recouverts d’un flexible acier, et, jusqu’aux genoux, il était vêtu d’une cotte de mailles formée de légers chaînons d’argent, passée au-dessus d’une tunique en tissu d’acier. Sa tête était couverte d’un casque brillant, dont la solidité défiait le glaive, et lorsque le guerrier se tournait du côté du soleil, toute sa personne resplendissait, et l’œil ébloui était forcé de se fermer. Son épée très-large et à deux tranchants était renfermée dans un fourreau de cuir noir, et avait de chaque côté une garde d’acier.

Au premier abord, la personne du jeune guerrier ne répondait pas à cette lourde armure. C’était un homme d’une mâle beauté, dont les mains étaient d’une blancheur étonnante. Sur ses joues d’un rouge vif et sur ses lèvres fines, se jouait un sourire ouvert empreint d’amabilité. Toutefois, on pouvait remarquer, sous cet extérieur aimable, une énergie violente, une volonté de fer et un orgueil sans bornes.

Son grand œil, d’un bleu clair, inspirait la confiance, mais, dans l’occasion, ce regard pouvait devenir aussi menaçant qu’il semblait doux et bienveillant. Le front du chevalier était large, son nez aquilin; sa barbe était d’un rouge vif, comme sa chevelure, ainsi qu’on pouvait en juger d’après les quelques boucles qui, s’échappant de son casque, venaient flotter sur son front.

C’était l’empereur Frédéric Ier, le plus puissant seigneur de la terre, un des plus grands hommes dont l’histoire ait fait mention.

Les deux compagnons de l’empereur différaient essentiellement. Le premier était grand, il avait la figure allongée et sombre; sa longue chevelure était noire. L’amour de la lutte se lisait dans son regard, et l’on pouvait deviner la force dans ses traits. C’était un homme de vaillance et de guerre. Tout dévoué à son empereur, le comte palatin Otto de Wittelsbach, était le fidèle compagnon de Frédéric.

L’autre guerrier était petit, blond, d’une physionomie douce et riante. Il ne portait pas, comme Otto, une lourde armure, mais une longue robe brodée, des hauts-de-chausse verts, et un chapeau noir. Malgré son air amical et doux, sa figure avait quelque chose de dissimulé, et ses yeux semblaient refléter une légère teinte de fausseté et de ruse; sa parole était élégante et persuasive. On a pu déjà reconnaître le célèbre chancelier Reinald, comte de Dussel et archevêque de Cologne. Barberousse avait en lui une entière confiance, à laquelle Reinald répondait par son habileté politique. Le chancelier avait peut-être des idées plus avancées que Frédéric lui-même, et il le poussait en avant, malgré tous les obstacles qui se trouvaient sur la route de son souverain.

L’empereur regardait toujours vers le nord. Tout-à-coup, un jeune homme s’approcha, tenant une coupe pleine à la main. Sa figure était belle, douce, et avait quelque chose d’enfantin. La physionomie de Frédéric prit un air d’intérêt paternel, pendant que, vidant le gobelet, il regardait le jeune chevalier.

— Tu es plein d’attention pour ton parrain, Erwin, dit l’empereur. Peste! si le repas répond à tes prévenances, nous serons traités ici d’une façon tout à fait impériale.

— La table est prête, et vous attend, dit Erwin, montrant un bouclier posé sur une pierre. Veuillez excuser sa frugalité.

Barberousse se dirigea vers le bouclier, dont les losanges bleus et blancs trahissaient le propriétaire. Sur ce bouclier était placé le repas de l’empereur: du pain et un peu de viande fumée.

— A table, messeigneurs!..... Ah! pas mal, dit l’empereur, en s’approchant du bouclier du comte palatin; la Bavière nous envoie, sur la terre lombarde, une nourriture fortifiante.

— Et bientôt des guerriers bavarois viendront nous prêter l’appui de leurs bras vigoureux, répondit Otto de Wittelsbach. Les dernières nouvelles reçues nous promettent l’avant-garde pour demain.

— Il est grand temps de courir sus à la déloyauté guelfe, dit Frédéric. De toutes parts éclate la rebellion. Milan se rit de nous, Gênes devient de plus en plus difficile, Venise elle-même prend des airs dédaigneux, en dépit de l’éloquence de notre chancelier.

— La raison et le bon droit n’ont aucune chance de réussir auprès de la fraude et de la dissimulation.

— Très-bien, dit Otto, je suis heureux de vous entendre parler de la sorte. Il faut lever le glaive et apprendre aux rebelles qu’ils doivent à l’empereur obéissance et fidélité.

— Parfaitement, seigneur comte palatin, dit Reinald en jetant un regard de côté à l’empereur. Après avoir inutilement épuisé la douceur et la conciliation, il y aurait lâcheté à ne pas tirer l’épée.

Le maigre festin touchait à sa fin. Barberousse invita le chancelier à lui faire une lecture, jusqu’au moment du départ. Sur un signe de l’empereur, Erwin apporte un petit livre. Mais Otto de Wittelsbach se retira à l’écart. Il était trop homme de guerre pour trouver quelque distraction à la lecture. Frédéric s’assit sur un fût de colonne brisé ; devant lui se plaça Reinald, le livre sur les genoux.

— Nous avons appris à connaître quelles sont les idées du Pape sur l’origine du pouvoir, dit le chancelier, ouvrant le livre à un endroit marqué. Ce que signifient ces idées, et le but auquel elles tendent, se trouvent clairement expliqués par les passages suivants d’une lettre de Grégoire VII: «L’Eglise est la mère de tous, c’est d’elle qu’émane et que rayonne tout éclat et toute chaleur. C’est pourquoi lui sont soumis empereurs, rois, princes, archevêques, évêques, abbés. Grâce à la puissance des clefs, elle peut les instituer et les déposer. Elle leur donne le pouvoir non pas pour une renommée passagère, mais pour une sainte éternité. Ils lui doivent donc une modeste obéissance.»

Jusque-là Barberousse avait écouté la lecture avec calme, bien qu’on pût suivre sur son visage les sentiments qui agitaient son âme. Soudain, il interrompit le chancelier:

— Sur ma foi, voilà qui est parfaitement raisonné ! L’Eglise domine tout!..... Elle peut instituer et déposer les empereurs et les princes!... Tous doivent lui obéir modestement!... Quelle arrogance!... Les princes ne sont que de simples vassaux du Pape!....

— Rien de plus, répondit Reinald. Le Pape est le soleil, l’empereur la lune. C’est du Pape que l’empereur reçoit la lumière, l’éclat et la puissance.

— Assez! assez! marquez la place, s’écria Frédéric. La lecture de pareilles énormités insulte la dignité impériale.

Un fin sourire se dessina sur les lèvres de Reinald.

— Les grands hommes font malheureusement de grandes fautes. Sans votre regrettable oubli, aucun Pape ne se fût hasardé à émettre de telles prétentions à la domination universelle.

— Charles ne devait-il pas se montrer favorable à la requête de Rome?

— Sans doute! mais sa libéralité envers l’Eglise eut dû être plus mesurée, et les honneurs rendus plus sages. Tenir l’étrier du Pape!... Oui, les empereurs doivent s’abaisser jusque là. Mais ce n’est qu’une simple formalité, se hâta d’ajouter le chancelier, en voyant rougir Frédéric. Si les Papes font d’une formalité un devoir qui peut leur en vouloir?

— Quand j’ai tenu l’étrier du Pape, monsieur le chancelier, dit Barberousse avec dignité, c’était un hommage que le chrétien rendait au chef de la chrétienté.

— Cette raison est excellente, sire, reprit Reinald de sa plus douce voix. L’accomplissement des pieux devoirs du chrétien ne peut qu’honorer l’empereur; mais les devoirs du chrétien ne doivent pas s’opposer à ceux de l’empereur.

— Bien!... il nous faudra donc placer l’empereur au-dessus du chrétien.

Le regard souriant de Reinald se fixa pendant quelques secondes sur Barberousse. Celui-ci fit entendre au chancelier que ses idées sur la toute-puissance impériale étaient quelque peu hérétiques, et qu’il lui semblait difficile de les réaliser. Il lui fit même entrevoir qu’il plaçait la puissance impériale au-dessus de tous les autres, mais qu’il reculait devant une impiété comme serait celle de réclamer cette suprématie.

— Mettez toujours l’empereur au-dessus du chrétien, et vous ne cesserez pas pour cela d’être chrétien. Je vous ferai même remarquer que la séparation du pouvoir impérial et de la papauté est nécessaire, si l’on veut être véritablement empereur. Pour les empereurs de France et de Saxe, le Pape ne fut jamais qne l’évêque de Rome. Il avait été choisi par eux, parmi les plus dignes prélats; ils étaient les suzerains du Pape, sans cesser pour cela d’être les premiers à honorer, dans le pontife romain, le chef de la chrétienté, ajouta le courtisan, comme si l’explication qu’il venait de donner lui semblait violente. Et quelle est aujourd’hui la supériorité du Pape sur l’empereur? Quelle influence a-t-il sur votre choix? Vous avez choisi Victor pour Pape, les cardinaux ont élu Roland, qui se fait appeler Alexandre III, et qui règne en dépit de vous!... Victor est une œuvre impuissante de votre volonté ; elle tombera dès que l’appui de votre main lui sera retiré. Et Alexandre, votre adversaire triomphant, est plus solidement assis sur le trône pontifical que jamais! Ses légats vont en Espagne, en France, en Angleterre, partout l’Univers!

— Assez! à quoi bon tous ces discours? Il vous sied bien, vraiment, d’établir ici que c’est en vain que, pendant deux ans, nous avons réfléchi, travaillé et combattu ensemble.

— En vain? oui; mais pourquoi? parce que nous avons laissé fuir le moment favorable. Milan, la forteresse d’Alexandre et de ses partisans, était en votre pouvoir. Vous auriez dû la détruire.

— Vous savez toujours indiquer, après coup, ce que j’aurais dû faire!... Eh! que ne parliez-vous plus tôt?

— Il n’est pas trop tard encore, reprit Reinald. Les Allemands sont descendus des Alpes. Il faut que la prise de Milan soit leur premier fait d’armes.

— Naturellement, et le second?

— Le renversement de l’ordre établi en Italie, et l’installation de Victor à Rome.

— Et l’on mettrait au ban de l’univers le schismatique Barberousse, persécuteur de l’Eglise! répondit Frédéric avec un rire amer.

— Schismatique? non! Le monde surpris reconnaîtrait en vous le digne émule du grand empereur. Que firent Charles, Othon et Henri III? Ne donnèrent-ils pas leur ville de Rome à l’évêque? Et s’il arrive maintenant, que vous, empereur, vous mettiez dans votre ville de Rome un évêque de votre choix, on vous en conteste le droit!... Agissez, brisez toute résistance, et les Papes ne seront plus les ennemis de l’empereur et de l’Etat!

Pendant que Reinald parlait, Barberousse tenait la tête baissée. Chaque parole de l’habile chancelier pénétrait dans son âme. Il répondait à tous les désirs de Frédéric, qui étaient d’assujettir le pouvoir spirituel du Pape à la majesté impériale. L’empereur, chef suprême, ne devait avoir aucune puissance au-dessus de la sienne. L’Eglise devait rester, ce qu’exigeait le moyen âge, la source de toute croyance; mais elle devait être la très-humble servante du trône. La difficulté de ce plan n’échappa point à Frédéric, mais son cœur n’hésita pas pour cela. Au contraire, la hardiesse et l’imprévu plaisaient à son imagination. Reinald remarqua l’effet que ses conseils avaient produit sur l’empereur. Assis sans mouvement, les bras pendants et les yeux fixés sur le sol, il paraissait plongé dans une profonde rêverie.

En ce moment, Otto de Wittelsbach arrivait à grand pas.

Barberousse - L'église au XIIe siècle

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