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XXVII

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Lorsque les bêtes manquaient, nous nous rattrapions sur le jardinier.

J’ai déjà parlé de Buisine dit Frisé, vieillard respectable, d’aspect patriarchal, le teint frais, les yeux bleus admiratifs, le front couronné d’une épaisse forêt de cheveux gris et ondulés.

Lorsque certains travaux le retenaient courbé vers la terre, il nous arrivait de sauter tous trois en même temps sur son dos et de nous suspendre à sa blouse avec des trépignements taquins. Il se fâchait: «il irait le dire à notre oncle, nous l’empêchions de travailler, nous le lapidions sans cesse, insupportablement.»

Mais, comme ses bons yeux n’étaient point faits pour la colère, nous nous en moquions. Il finissait par rire lui-même, nous menaçant comiquement de sa serpe; ou bien il nous donnait de la barbe, c’est-à-dire qu’il nous frottait les joues avec son menton hérissé et piquant comme le cylindre d’une serinette.

Frisé avait aussi de la serinette, des redites sans fin de vieilles complaintes. Il chantait entre autres celle de Joseph vendu par ses frères, cent et un couplets dont il marquait le rythme lent au balancement machinal de ramasse-tout (son râteau) sur la voie ou au bruit de son sécateur, faisant tomber les branches en mesure:

O Joseph, mon fils aimable,

Mon fils affable,

Les bêtes t’ont dévoré...

Comme mon oncle, un jour, avait eu la patience de l’écouter jusqu’au bout, admirant sa grande mémoire et constatant que telle était bien l’histoire de Joseph, Frisé, charmé de ce compliment, cherchait toutes les occasions de lui répéter sa chanson, et lorsqu’il parvenait à en placer quelques couplets, il ajoutait gravement: «Voyez-vous, monsieur Breton, c’est l’histoire!» Cela nous amusa. Nous en fîmes une scie au petit

Émile qui avait des colères de jeune moineau, lorsque nous le Poursuivions du zézaiement de la dite complainte; et, s’il se retournait furieux, nous lançant des flèches de son petit arc heureusement inoffensif, nous ajoutions d’un air moqueur: «Voyez-vous monsieur Breton, c’est l’histoire!»

Nous faisions aussi au jardinier la spirituelle charge de cacher ses outils qu’il affectionnait et dont sa main rude avait poli et usé les manches, ou sa large casquette qui avait une odeur singulière.

Bien des années plus tard, mon père rapporta d’un de ses voyages un ananas, fruit jusqu’alors inconnu pour nous. Au moment où il le découpa, un parfum étrange se répandit dans la salle et mon père, très gourmet, nous en faisait remarquer l’odeur exquise. Oui, le parfum était exquis, d’autant plus qu’il réveillait en nous un souvenir mystérieux... Nous avions autrefois senti quelque chose de semblable..., mais quoi et où ?

Nous cherchions, lorsque Émile, l’air inspiré, s’écria: «La casquette à Frisé !» Oui, c’était bien cela.

Nous affectionnions particulièrement l’un des coins du jardin, le plus humide, le moins propre! On avait creusé là le trou au fumier où Frisé jetait les herbes folles, les vaines plantes, les légumes morts dépouillés de leur semence.

Un mur de brique, à hauteur d’appui, entourait le trou. De là on voyait bien tout le jardin avec ses enfilades de tuteurs peints à l’huile et terminés par des boules blanches.

Oh! l’adorable papillon de nuit que je découvris un matin, endormi sur la mousse humide de ce trou au fumier. De quelle fraîcheur, de quel éclat il brillait avec ses ailes de velours noir carrelé de raies jaunes et son dos de pourpre et ses ailes de dessous d’un rouge superbe bordées de pois bruns!

Lorsque nous montions sur le mur, nous découvrions le château de Courrières, ancienne demeure des seigneurs du village, dont le dernier avant la Révolution fut le baron de Saint-Victor. Cette construction style Louis XV avait eu pour intendant ce laid vieillard que nous avons vu au lutrin le dimanche de Pâques. Mon père, orphelin dès son bas âge, avait été confié à cet homme et avait passé, au château, une partie de de son enfance. Il n’en gardait pas un agréable souvenir.

Il y subit de durs traitements et même des coups dont l’un sur l’oreille l’avait rendu un peu sourd.

Un jour on l’enferma dans une chambre, et, comme cet emprisonnement se prolongeait outre mesure, mon père, au risque de se casser le cou, s’évada en se retenant aux moulures de la façade, puis alla se cacher au fond d’un bois, où, pendant trois jours, un camarade lui apporta à manger.

Depuis longtemps abandonné, ce château silencieux, cette prison paternelle aux fenêtres mortes, au perron désert où poussaient les chardons, aux larges cheminées sans fumée, au toit délabré dont les ardoises s’en allaient au vent, s’associait bien plus aux contes appris des camarades qu’à la réalité vivante. Il m’impressionnait. Quelque chose d’étrange devait habiter les ténèbres, derrière les persiennes fermées.

Ce fantôme du passé surgissait, muet, au milieu des moissons qui doraient l’ancien parc ceint de son fossé. Il n’était plus fréquenté que par les hiboux, mais je ne pouvais en détacher l’image du laid tyran qui l’avait habité.

Ainsi s’écoulaient le plus souvent nos heures de récréation dans ce jardin que nous ne quittions qu’à la nuit tombante.

Ah! que j’ai vécu là de beaux soirs d’été !

Les coins du jardin s’emplissaient d’ombre brumeuse, tandis que le haut des poiriers en quenouille et les marmousets se doraient aux derniers feux de l’Occident. Un souffle de fraîcheur se réveillait, intermittent, et courait avec un léger frémissement parmi les chauds effluves assoupis à terre.

Le ciel s’embrunissait de volées de moucherons bourdonnants et de vagues et flottantes rousseurs entraînées vers l’infini, où, toutes blanches, s’allumaient les étoiles!

Dans des bruissements d’ailes et de feuillage, les moineaux arrivaient, tour à tour, se blottir sous les guirlandes de vigne couronnant la muraille.

Par instants, les sphinx de nuit passaient avec la rapidité d’une flèche, vibrant dans le silence rêveur; d’autres phalènes tourbillonnaient confusément autour des volubilis pâlis.

La volupté, l’extase tranquille du crépuscule enveloppait tous les objets adoucis, par endroits, baignés d’un reste de lumière mourante. La brune Nature s’éteignait peu à peu, dans une sorte de sommeil qu’interrompaient, par instants, quelques frissons rôdeurs. Tout respirait une saine et intense poésie.

Par un de ces soirs délicieusement paisibles, des éclats de voix sonores nous arrivèrent, tout à coup, de la rue, et voici que retentit tumultueusement le même vacarme qui m’avait autrefois glacé de terreur sur le sein d’Henriette.

Et véritablement on recornait Zaguée, aux yeux rouges, à cause d’une nouvelle escapade de son volage mari.

La vie d'un artiste : Art et nature

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