Читать книгу La vie d'un artiste : Art et nature - Jules Breton - Страница 31
XXIX
ОглавлениеEn ce temps-là il y eut du remue-ménage chez nous.
Fremy lavait, revernissait ses peintures; Joseph se dépêchait à enlever jusqu’au moindre brin d’herbe entre les grès de la cour; Philippine frottait, grattait, nettoyait et, le reste du temps, dansait sur sa brosse à cirer, lissant tous les planchers qui devenaient luisants comme glace.
Tout le monde se hâtait.
Ramasse-tout râtelait si vivement les allées que la complainte de Joseph passa de l’andante à l’allegro (nous commencions la musique).
Une grande préoccupation agitait la maison. Bientôt, dans la basse-cour, retentirent les cris de détresse des poulets, canards et dindes qu’on y égorgea.
Il arriva chez nous des objets inconnus.
Tout cela me réjouissait d’autant plus que nous pouvions, au milieu de cette fébrile agitation, négliger impunément nos devoirs.
Bref, nous allions recevoir l’un de nos plus grands seigneurs du royaume, le duc de Durfort de Duras.
Je le connaissais d’après son portrait en costume de pair de France qui, dans la chambre de mon père, faisait pendant à celui de Charles X.
Il était là, jeune encore, majestueux et beau.
Le jour venu, chaque maison se tendit de guirlandes de feuillages et de fleurs. Des groupes se formaient aux angles des murs. Nous étions à notre grand’porte large ouverte.
Enfin, un mouvement se fit au tournant de la rue qu’enveloppa soudain un nuage de poussière; des hommes, des femmes, se précipitèrent vers une chaise de Poste attelée de quatre chevaux qui arrivaient galopant à travers les cris: «Vive Monseigneur!»
Les postillons portaient des culottes rouges, de hautes bottes, des vestes galonnées et des chapeaux de toile cirée. Je les trouvai superbes. Mais je fus désappointé lorsque je vis Monseigneur qui, hélas! ne ressemblait plus guère au portrait.
Il descendit de voiture à l’aide d’une chaise qu’on lui apporta. Il m’apparut vieux, les joues un peu flasques, le teint coloré, le nez trop gros; une verrue sur la tempe gauche, je crois, et coiffé, sous une casquette de drap, d’un bonnet de soie d’où s’échappaient quelques cheveux blancs.
Moi, qui m’étais attendu à une pompe royale, je restai les yeux grands ouverts, tout surpris devant ce vieillard si pareil aux autres.
Cependant un air de bienveillance aimable éclairait son visage.
Il nous embrassa avec bonté, s’informant non seulement de nos santés, mais de nos petits travaux. Il alla même, l’après-midi, s’asseoir au coin de la grande cheminée Louis XV de la petite cuisine et causer assez longtemps avec ma grand’mère.
Je me souviens qu’au dîner, mon oncle lui parla de ses ancêtres, de certain de ses amis illustres et des romans de la duchesse, sa première femme.
Le duc, charmé de trouver un homme des champs si lettré et possédant si bien son histoire, l’en complimenta en termes courtois et même affectueux.
Quant à nous, nous trouvâmes bientôt un camarade dans la personne de son valet de chambre, M. Michel, un Polonais d’une quarantaine d’années, très sémillant et très bègue, ce qui lui donnait un côté comique.
Il était de très haute taille (six pieds au moins). J’ai entendu dire par mon père que son dévouement à son maître allait jusqu’à ajouter de sa propre bourse aux pourboires que celui-ci le chargeait de distribuer. Où trouver encore un valet sacrifiant ses économies à sauvegarder la gloire d’un grand seigneur?
Michel aimait les enfants et, dès le lendemain, nous le taquinions comme un simple Frisé.
On était à la Saint-Jean d’Eté.
En ce temps-là les femmes et les jeunes filles se réunissaient à tous les carrefours du village, y enlaçaient des rondes qui tourbillonnaient dans le crépuscule et parfois prolongeaient leurs chants jusque bien avant dans la nuit.
Celles de notre rue ne manquèrent pas de venir sous les fenêtres du duc, qui se couchait tôt, et déjà reposait sur son lit, dont les matelas n’étaient pas horizontaux, mais s’inclinaient un peu obliquement vers les pieds, particularité qui m’avait paru étrange.
Ces rondes, ces chants rustiques divertirent d’abord Monseigneur; mais au bout d’un quart d’heure, il en fut las. Cependant, ne voulant pas désobliger ces villageoises qui s’en donnaient à cœur joie, il leur dépêcha Michel, avec ordre de les réunir dans une auberge, après les avoir remerciées, et de leur offrir des rafraîchissements.
Le gai valet, comme d’habitude, ajouta du sien aux libéralités de son maître; non content de régaler les femmes dans la dite auberge, il les promena de cabaret en cabaret, recrutant en route les autres rondes, de sorte que toutes ces têtes féminines ne tardèrent pas à s’échauffer et que, passé minuit, la bande effervescente parcourait encore les rues de Courrières en criant: «Vive Monsieur Michel! Vive Monsieur de Duras!»
Ce ne fut pas l’unique voyage du duc à Courrières. Il y revint une autre fois, accompagné de la duchesse, une grande Espagnole aux traits allongés sous une voilette verte. Nous revîmes notre ami Michel. Cependant nous le négligeâmes un peu pour la femme de chambre de Madame, jeune et jolie brunette très enjouée, qui nous roulait dans l’herbe de la pelouse, nous embrassait, nous chatouillait, ce qui nous allait beaucoup. Et si nous lancions nos flèches vers le ciel, elle s’écriait d’un air étonné : «Oh! que c’est haut!» Il y avait dans le voisinage une confrérie de petits archers de dix à quinze ans, dont le berceau (la cible) se trouvait établi au bout d’un fossé toujours à sec, qui longeait la rue à l’entrée du village.
Les cris joyeux de ces gamins arrivaient jusqu’à nous et attirèrent l’attention de la grande dame qui, voulant voir le spectacle de près, se fit porter une chaise au bord du fossé. Le jeu, un instant interrompu, recommença gaiement. L’idée vint à la duchesse de donner deux sous à qui percerait le collet rose entourant le but. Cela redoubla l’ardeur des combattants, qui firent des prodiges d’adresse.
Un petit malade, la tête couverte jusqu’aux yeux, d’un bonnet de laine bleue, fut l’objet d’un intérêt tout particulier.
Cependant les coups de collet devinrent si fréquents qu’ils ne valurent plus qu’un sou.
Encore une économie que n’eût pas faite Michel.