Читать книгу La vie d'un artiste : Art et nature - Jules Breton - Страница 30
XXVIII
ОглавлениеCependant mon père était en train de créer un second jardin, trois ou quatre fois plus grand que l’autre, et qui devait réaliser, selon nous, des merveilles.
Le lieu choisi s’étendait sur les bords de la Souchez, dans le marais d’en bas, à six ou sept minutes de la maison.
Nous passions là une partie de nos récréations, et je vous assure que rien ne pouvait nous amuser davantage que de voir tant d’hommes pleins de boue, presque nus, le pantalon retroussé jusqu’au haut des cuisses, qui creusaient de grands trous, édifiaient des montagnes, passant et repassant avec leurs brouettes sales sur des planches qui parfois se dressaient et retombaient en claquant.
Nous appelâmes ce jardin la Carperie, à cause des étangs.
Mon père en avait fait le tracé, ménageant les bosquets qui poussaient là, utilisant les mares et les fossés. Il combina les surprises. Ainsi la grille s’ouvrait sur un simple potager, que continuait un verger ordinaire; mais là vous vous trouviez tout à coup, sans vous en douter, devant la fontaine, qui, parmi des thuias, faux-ébéniers, cytises et lilas, jetait sa gerbe d’eau naturelle avec un adorable glouglou, au milieu de son bassin aimé des grenouilles.
On avait trouvé cette source sans peine, à deux pieds sous terre, tandis qu’une châtelaine des environs dépensait des sommes folles en forages inutiles. La Providence s’en était mêlée.
Puis c’étaient des ponts jetés sur des fossés, trois petits étangs constellés de nénuphars où les carpes dorées sautaient avec des éclaboussures de soleil; des tunnels de feuillage abritant des jeux d’arc, d’arbalète et de boules; un pavillon, de rondes pelouses bordées de roses, un bois sombre dont on ne voyait pas la fin à cause du chemin en labyrinthe; une petite salle de bains avec terrasse, bassin et autre jet d’eau, celui-ci artificiel.
Au-dessus de la Souchez, un étang plus grand, bordé de tournesols, de roses trémières et de diverses plantes hautes à grandes fleurs et à large feuillage, enfermait une île boisée en forme de poire, le réduit le plus mystérieux du jardin, où l’on abordait sur une légère barque.
Grâce aux plantations anciennes, qu’on avait conservées, et à la fécondité du terrain, cette propriété ne tarda pas à offrir ce que l’on appelait alors un séjour enchanteur.
Mon oncle l’aimait passionnément et y passait une partie de ses journées.
Aux ducasses, le matin, les couples amoureux s’y promenaient comme dans un jardin public. Mon père, alors, y appelait des ménétriers qui jouaient sur la plate-forme de la salle de bains, et l’on dansait sur la pelouse comme dans les gravures d’après Téniers, qui ornaient le salon de mon parrain.
C’étaient des rires, des chants et des cris auxquels répondaient mille oiseaux sur les branches; des promenades sur l’eau: «et vogue la nacelle!»
Des bourgeois de Lille, anciens amis de mon oncle, ayant pour un instant secoué l’ennui de leurs sombres demeures, arrivaient parfois s’y griser aux verdures, au champêtre soleil et s’ébattre comme des enfants, avec leurs épouses follement épanouies au milieu des fleurs.
Sur l’étang, les hommes secouaient la barque pour effrayer «ces dames,» qui poussaient des cris d’effroi suivis des fines plaisanteries du temps.
Un jour un de ces Lillois, homme d’âge mûr, marié à une jeune femme, excité par les effervescences ambiantes, se démena si bien sur cette barque, qu’il perdit l’équilibre et fit un plongeon. On le retira englué, l’air grave, couvert de plantes aquatiques collées à ses habits ruisselants comme une cascade, tandis que Madame, prise d’une furieuse attaque de nerfs, l’accablait d’imprécations étranglées par le spasme.
On courut à la maison lui chercher des habits. En attendant revêtu d’une couverture, le monsieur se séchait dans le pavillon et (Madame s’étant apaisée) il se drapait à l’antique en déclamant: «Du plus grand des Romains,» etc.
J’ai aussi gardé de ce jardin le délicieux souvenir de belles soirées d’été, où nous nous attardions avec mon oncle, sur la terrasse de la salle de bains, à chanter des nocturnes dans le silence et la solitude, sans autre accompagnement que celui des grenouilles des étangs:
«Berger, cours à ta belle
Jurer flamme éternelle.
L’Étoile du soir luit!»
Et en réalité, l’étoile du soir luisait là-bas, au-dessus des rameaux noirs du bois!...
La carperie eut l’insigne faveur d’être chantée en pompeux alexandrins. L’abbé D..., vicaire de Courrières, composa, en son honneur, un poème en cinq ou six chants.
Cet ecclésiastique, qui cultivait les muses et la bonne chère, pour embellir notre jardin, fit appel à ses souvenirs mythologiques, et Flore, Pomone, Cérès, les Nymphes, les Sylvains, les Naïades et les essaims des Zéphires vinrent poétiquement peupler nos parterres, nos vergers, nos étangs et nos bois.
Vénus, elle-même, ne dédaigna pas d’y descendre et d’aborder l’île de Cythère. C’est ainsi qu’il appelait la petite motte de terre boisée, en forme de poire, émergeant de notre pièce d’eau. Il la faisait naturellement rimer avec solitaire.
Ce solitaire n’était autre que mon oncle, déguisé probablement, par la fantaisie du poète, en heureux Jupiter. Cette désignation d’ailleurs lui allait bien, car, quoique ne vivant que pour les autres, il vécut presque toujours seul.
Quant à moi, j’avoue n’avoir jamais découvert à la Carperie aucune divinité mythologique, ni même ces fées qui nous étaient plus familières; mais j’y vis un jour l’idiot Bénési qui, ayant mis sa chemise par-dessus ses habits, psalmodiait les vêpres, sous un berceau de faux-ébéniers que sans doute il prenait pour un oratoire.
Mille fleurs jaunes pendaient en grappes à la treille feuillue et le soleil, qui s’y infiltrait, en allumait quelques-unes dans l’ombre, ainsi qu’une illumination de chapelle.