Читать книгу Le bureau du commissaire - Jules Moinaux - Страница 14
ОглавлениеLE CHIEN TONDU EN LION
Nous ne sommes plus au temps des chevaliers de la désœuvrance; Romieu, Henri Monnier, ces grands mystificateurs, sont morts, le célèbre corniste Vivier est passé à l’état de souvenir, la charge d’atelier a disparu avec le rapin, et les derniers représentants de la farce seraient les fumistes si l’on devait en croire la réputation qu’on leur a faite; pourquoi? Tous les gens qui font ramoner leurs poêles et leurs cheminées vous diront qu’ils n’en savent absolument rien, n’ayant qu’à se louer du zèle et de la politesse de ces modestes artisans.
Donc, à moins d’un travail sérieux traitant de l’influence de la suie sur la gaieté française, il faut faire des réserves sur le goût attribué aux fumistes.
S’ensuit-il que ce goût a disparu avec ceux qui en ont poussé si loin la manifestation? Ce serait bien peu connaître «le Français né malin», comme a dit le poète, que de s’arrêter à cette supposition. Il est, au contraire, si bien acquis que nos compatriotes sont farceurs, qu’ils peuvent être pris pour tels, même en cas de simple malentendu. Est-ce le cas de M. Boulabert, amené devant le commissaire de police par un tondeur de chiens qui lui réclame 2 francs prix de la tonte en lion d’un caniche, plus 3 francs d’indemnité, pour le temps que ce monsieur lui fait perdre?
C’est ce que les explications des parties vont nous apprendre.
Fillard (c’est le nom du tondeur de chiens) raconte ainsi le fait:
Voilà. Je rendais à ma femme un chat que ses maîtres m’avaient dit qu’il avait du vice et que je disais à ma femme: «Tu peux leur garantir qu’il sera sage comme une image.» Pour lors, Monsieur s’arrête à regarder le chat et dit: «Pauvre bête! — Bah! que je réponds, il n’en deviendra que plus gras. Vous pouvez l’essayer par vous-même que je lui dis, en manière de rigoler.» Là-dessus, voyant que ce monsieur avait un chien, un sale barbet, une espèce de griffon, enfin un chien à poil, je dis comme ça: «Faut-il rafraîchir un peu ce cabot-là, bourgeois? — Le rafraîchir? qu’il me fait; ça ne peut pas lui faire de mal.» Moi, là-dessus je prends le chien et je dis à ce monsieur: «Voulez-vous que je le tonde en lion? — En lion? qu’il me dit. — Oui, tondu seulement à partir des reins, et puis je lui ferai des manchettes aux pattes. — Dame, qu’il me répond, oui, en lion avec des manchettes, je crois que ça fera bon effet.»
Voyant ça, je tonds le chien en lion, avec des manchettes. Monsieur reste là, à me regarder travailler. Quand c’est fini, je mets le cabot sur ses pattes, et je dis: «Eh bien, bourgeois, comment le trouvez-vous votre toutou? — Ça lui va très bien, qu’il me répond. — Un amour que je lui dis: 40 sous! — C’est pas cher qu’il me fait.» Là-dessus, il s’en va et son chien qui le suit en remuant la queue, comme un chien qui est content qu’on lui a fait sa toilette. Moi, je rappelle monsieur, en lui criant: «Eh bien, et les 40 sous? — Quels 40 sous? qu’il me demande. — Comment quels 40 sous? Mais, pour avoir tondu vot chien. — Mon chien! qu’il me dit; ça? il n’est pas à moi.
M. Boulabert: En effet, il n’était pas à moi; c’était un sale chien que je ne connaissais pas du tout; il m’avait suivi dans la rue.
Le Commissaire: Et vous le laissez tondre en lion par ce malheureux sans lui dire que le chien n’était pas à vous!
M. Boulabert: Je le lui ai dit.
Le Commissaire: Quand il a été tondu, oui.
Fillard: En lion et des manchettes. Pour lors je dis à Monsieur: «Allons chez le commissaire!» Il m’envoie coucher et veut s’en aller; je lui saule au collet, le monde s’amasse, des sergents de ville arrivent et nous mènent au poste. Voilà le chien qui nous suit en tortillant, remuant la queue, fier comme un coq; il voulait entrer au poste avec nous; les agents lui fichent des coups de pied pour le renvoyer; nous entrons et on le laisse à la porte; nous nous expliquons, dont le brigadier dit à Monsieur: «Voyons, ne nous la faites pas à la blague, donnez 40 sous à cet homme?»
Il refuse; alors le brigadier dit aux deux sergents de ville de nous mener chez le commissaire de police. Nous sortons; qu’est-ce que nous trouvons à la porte? Le chien qui nous attendait et qui vient avec nous, toujours en frétillant, ce qui prouve bien qu’il est à monsieur qui voulait le faire tondre à l’œil.
M. Boulabert: Pas du tout, la preuve c’est que je l’ai chassé ; mais il se cramponnait à moi, il ne voulait pas me lâcher.
Le Commissaire: Soit! vous n’en avez pas moins voulu faire une mauvaise plaisanterie à ce malheureux.
M. Boulabert: Aucunement, il me demande si je veux qu’il le tonde en lion; ça ne me regardait pas; il a fait ce qu’il a voulu.
Le Commissaire: Allons, ne persistez pas dans cette mauvaise explication. Vous n’avez pas l’air d’un naïf; donnez 2 francs à cet homme, plus les 3 francs qu’il demande pour le dérangement que vous lui causez.
M. Boulabert: Pardon, mais...
Le Commissaire: Vous refusez? Alors je vous dresse procès-verbal qui sera produit devant le juge de paix et vous serez condamné à plus de 3 francs de dommages-intérêts; réfléchissez.
M. Doulabert, tout bien réfléchi, se décide à donner sa pièce de 100 sous.
Quant au chien, qu’est-il devenu? Il est probable qu’il aura retrouvé son vrai maître. Mais celui-ci a du être bien surpris et s’est assurément demandé : où diable cet animal-là a-t-il trouvé de l’argent pour se faire tondre?