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UNE FUMISTERIE FÉROCE

Table des matières

Si les gens impressionnables conservaient, avec le souvenir des nombreux accidents arrivés dans les circonstances les plus ordinaires de la vie, le sentiment d’effroi que leur ont causé ces événements, parfois terribles, ils n’oseraient plus aller en voiture, parce que les chevaux peuvent s’emporter et faire verser le véhicule; ni aller sur mer, parce que des navires y ont péri corps et biens; ni sortir, parce que des tuyaux de cheminées ont tué des passants; de sorte qu’avec cette appréhension pour soi-même, de ce qui est arrivé à autrui, on devrait, pour être logique, ne plus oser se mettre au lit, parce que généralement on y meurt.

Heureusement, tout s’oublie, et Mme de Sévigné pouvait écrire à Mme de Grignan, sauvée d’un danger couru en voyage et assez oublieuse d’une couche laborieuse pour en avoir risqué une seconde: «C’est ainsi, ma chère fille, que la fin du monde ne viendra jamais et qu’on fera toujours des voyages en Provence.»

Ajoutons: et aussi en chemin de fer, bien qu’on y assassine les préfets.

Mais l’émotion causée par ce crime mystérieux est encore très vive, et le départ des trains nous offre le spectacle réjouissant de voyageurs s’éloignant en hâte de wagons vides, et préférant, à leurs aises, le sort des harengs empilés, voire même les amateurs de coudées franches si désireux, jadis, d’étaler leur joli égoïsme sur les coussins d’un compartiment occupé par eux seuls.

Mais on trouve des exceptions chez ceux-ci: les malins qui n’ont pas peur et profitent de la panique, comme ces amateurs de melons insoucieux, qui, en temps de choléra, profitent du bon marché de ces cucurbitacés, pour s’en régaler.

Un de ces voyageurs qui n’ont qu’une crainte: celle d’être gêné par des voisins de banquette, s’était donc installé dans un compartiment vide; sa mine n’était pas très rassurante et on s’explique aisément l’inquiétude d’une vieille dame attardée, en se voyant, au dernier moment, enfermée, par un employé, avec notre voyageur, dont cette compagnie inattendue n’avait pas rendu la physionomie plus aimable. La nouvelle venue ne pouvait songer à réclamer une autre voiture; toutes étaient combles, et, d’ailleurs, le signal du départ était donné !

Que se passa-t-il entre les deux compagnons de voyage? Nous allons l’apprendre au bureau du commissaire de police du chemin de fer.

Un Contrôleur: Monsieur le commissaire de police, voilà un voyageur que je vous amène, sur la plainte de Madame.

La Dame (haletante): Fouillez-le! monsieur le commissaire, fouillez-le... un grand couteau... dans sa poche.

Le commissaire veut s’élancer sur l’individu.

Le Voyageur (riant): Ah! ah! ah! inutile: le voilà mon couteau (Il tire de sa poche un grand couteau à lame pointue): Est-ce que j’en ai frappé ou menacé Madame?

La Dame: Non mais... Ah! Monsieur le commissaire, cet homme m’a retourné le sang... avecsa figure de brigand et cet œil sur moi... Ah! si vous aviez vu son œil!...

(Le voyageur rit aux éclats).

Le Commissaire (au contrôleur): Qu’avez-vous vu?

Le Contrôleur: Moi? rien; quand j’ai demandé les billets à la portière, Monsieur paraissait dormir dans son coin et Madame s’est élancée vers moi, en criant: «Arrêtez-le! arrêtez-le!» Alors comme Monsieur niait avoir rien dit ni rien fait à Madame, je les ai amenés tous deux devant vous.

Le Commissaire: Enfin, Madame, que s’est-il passé ?

La Dame: Voilà, monsieur le commissaire... d’abord quand je me suis vue seule avec cet homme qui a une figure effrayante...

Le Voyageur (riant): Effrayante!... est-ce que c’est de ma faute? Est-ce que je me suis fait ma figure?..

Le Commissaire: N’interrompez pas! continuez, Madame!

La Dame: Alors, Monsieur, je vais me mettre au coin opposé, sans perdre cet homme de vue. A peine hors de la gare, il se met à me regarder fixement et avec une telle obstination que, ne pouvant supporter son regard, je détourne la tête; mais je me dis: «S’il allait me frapper par derrière!...» alors, je me retourne de son côté... il me regardait toujours d’un air sinistre. Je commençais à être inquiète. Bientôt, et sans détourner ses yeux des miens, il se lève. Moi, fascinée comme l’alouette par l’épervier, je n’osais pas bouger. Jugez de mon effroi, monsieur le commissaire: cet homme... toujours avec ce regard fixé sur moi, tire de sa poche un long couteau et l’ouvre... les dents me claquaient... il s’avance vers moi, son couteau à la main... Je veux crier... impossible d’articuler un son... je me disais: «Je suis perdue...» et il s’avançait lentement... et toujours ce regard! Arrivé près de moi, il quitte son pardessus, puis sa redingote, puis son gilet... je ne comprenais plus, j’étais folle... et je me disais: «Va-t-il encore se déshabiller davantage?» et une pensée révoltante me traverse l’esprit. Unne femme de mon âge, me disais-je... mais non, ce n’était pas ce que je craignais. Cet homme saisit une des courroies de la vitre et la coupe... toujours en me regardant dans le blanc des yeux; ceci fait, il coupe l’autre courroie: «Il va m’étrangler,» me dis-je...Et cet œil... toujours...alors, monsieur le commissaire, de la pointe de son couteau il incise les deux courroies à chaque bout... je ne comprenais plus... puis, toujours en me regardant... des courroies il se fait des bretelles qu’il fixe à son pantalon, remet son gilet, sa redingote, son pardessus et va se rasseoir dans son coin. C’est à ce moment-là que le contrôleur a demandé les billets.


Le Commissaire: C’est tout?

La Dame: Mais, monsieur, il me semble que c’est quelque chose de m’avoir épouvantée au point que j’en tremble encore.

Le voyageur rit aux éclats.

Le Commissaire: Ce n’est pas risible.

Le Voyageur: Si, de me prendre pour un assassin; je suis artiste et incapable de...

Le Commissaire: Ah! artiste... c’est une charge d’atelier que vous avez faite?

Le Voyageur: Mon Dieu... espérant être seul et fumer tranquillement ma pipe... en me voyant colloquer celte vieille dame... qui se met à me regarder avec épouvante... l’idée m’est venue...

Le Commissaire: De vous amuser à ses dépens; eh bien, Monsieur, tâchez de trouver d’autres amusements; en attendant, je dresse procès-verbal contre vous, pour lacération d’objets mobiliers au préjudice de la Compagnie que vous aurez à indemniser, si vous voulez éviter une poursuite en police correctionnelle.

Et voilà comment les plus tragiques événements, s’ils inspirent l’effroi aux uns, inspirent aux autres de ces fumisteries parisiennes, comme celle qui a terrifié la compagne de voyage de notre artiste.


Le bureau du commissaire

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