Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 120

X

Оглавление

Table des matières

La femme de Piotr Nikolaievitch, grande, belle, calme, grasse comme une vache stérile, avait vu de la fenêtre comment on avait tué son mari et traîné son corps quelque part dans le champ. Le sentiment d’horreur éprouvé par Nathalie Ivanovna (ainsi s’appelait la veuve de Piotr Nikolaievitch) à la vue de ce massacre, était si fort qu’il étouffait en elle, comme il arrive toujours, tout autre sentiment. Mais après que la foule eut disparu derrière la haie du jardin, après que le bourdonnement des voix se fut calmé, et que Mélanie, la jeune fille qui les servait, accourant pieds nus, les yeux écarquillés, eut raconté, comme s’il s’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué Piotr Nikolaievitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentiment commença à se détacher un autre: le sentiment de la joie d’être délivrée d’un despote aux yeux masqués par des lunettes noires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tourmentée. Elle était horrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait s’avouer et, d’autant plus, confier à quelqu’un.

Quand on fit la toilette du corps jaune, velu, déformé, quand on l’habilla, puis le mit en bière, effrayée, elle pleura et sanglota. Quand le juge d’instruction vint et l’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet du juge deux paysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables. L’un était un vieillard à longue barbe frisée, au visage beau, calme, sévère. L’autre était un homme, pas vieux, au type tzigane, avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés, en désordre. Elle déposa ce qu’elle savait. Elle reconnut en ces hommes ceux qui les premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaievitch. Et, bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane, les yeux brillants, avec des sourcils toujours mobiles, lui eût dit avec reproche: «C’est un péché, madame, l’heure de la mort viendra pour vous», malgré cela elle n’eut aucune pitié. Au contraire, pendant l’instruction s’éveilla en elle un sentiment hostile et le désir de se venger des meurtriers de son mari.

Mais un mois plus tard, quand l’affaire, déférée au tribunal militaire, se termina par le verdict condamnant huit hommes aux travaux forcés, et deux – le vieillard à la barbe blanche et le brun tzigane (comme on l’appelait) – à la pendaison, elle ressentit quelque chose de désagréable. Mais ce malaise moral, sous l’influence de la solennité de l’audience du tribunal, disparut bientôt. Si l’autorité supérieure reconnaît qu’il le faut ainsi, alors c’est bien.

L’exécution devait avoir lieu au village. Le dimanche, en rentrant de la messe, Mélanie, en robe et chaussures neuves, rapporta à sa maîtresse qu’on dressait les potences, qu’on attendait pour le mercredi un bourreau, de Moscou, et que les familles des condamnés ne cessaient de pousser des sanglots qu’on entendait de tout le village.

Nathalie Ivanovna ne sortit pas de sa demeure afin de ne voir ni le gibet ni les gens. Elle ne souhaitait qu’une chose: que tout ce qui devait se passer fût terminé le plus vite possible. Elle ne pensait qu’à soi et nullement aux condamnés et à leurs familles. Le mardi, Nathalie Ivanovna eut la visite de l’officier de police rural qu’elle connaissait. Elle lui fit servir de l’eau-de-vie et des champignons salés préparés par elle-même. L’officier de police, après avoir bu et mangé, lui apprit que l’exécution n’aurait pas encore lieu le lendemain.

— Comment? Pourquoi?

— C’est une histoire extraordinaire. On n’a pas pu trouver de bourreau. Il y en avait un à Moscou, mais mon fils m’a raconté qu’après avoir lu l’évangile, il a déclaré qu’il ne pouvait pas tuer. Lui-même est condamné pour meurtre aux travaux forcés, et maintenant, tout d’un coup, voilà qu’il ne peut pas tuer quand la loi l’ordonne. On l’a menacé de la bastonnade. «Frappez, a-t-il dit, moi je ne puis pas.»

Tout d’un coup, Nathalie Ivanovna rougit, et même devint tout en sueur.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas, maintenant, leur pardonner?

— Comment pardonner, quand ils sont condamnés par le tribunal! Le tzar seul peut pardonner.

— Mais comment le tzar le saura-t-il?

— On a le droit de demander la grâce.

— Mais c’est à cause de moi qu’on les exécute, dit la sotte Nathalie Ivanovna. Et moi je leur pardonne.

L’officier de police sourit.

— Eh bien, demandez.

— Peut-on faire cela?

— Sans doute.

— Mais maintenant il n’y a plus le temps.

— On peut envoyer un télégramme.

— Au tzar?

— Pourquoi pas? On peut envoyer un télégramme au tzar.

La nouvelle que le bourreau avait refusé et était prêt à souffrir plutôt que de tuer, tout d’un coup avait retourné l’âme de Nathalie Ivanovna, et le sentiment de pitié et d’horreur qui plusieurs fois déjà avait voulu se faire jour s’élançait et la prenait toute.

— Mon cher Philippe Vassilievitch, écrivez-moi le télégramme. Je veux demander leur grâce au tzar.

L’officier de police hocha la tête.

— N’aurons-nous point d’ennuis?

— Mais c’est moi qui suis responsable. Je ne parlerai pas de vous.

«Quelle brave femme, pensa le policier. Une brave femme. Si la mienne était comme elle, ce serait autre chose que maintenant; ce serait le paradis.»

L’officier de police se mit alors à rédiger le télégramme à l’empereur. Il était ainsi conçu:

À sa Majesté Impériale. La sujette de Votre Majesté Impériale, veuve de l’assesseur de collège Piotr Nikolaiepitch Sventitzky, tué par les paysans, tombe aux augustes pieds de Votre Majesté (ce passage du télégramme plaisait particulièrement à l’officier de police qui l’écrivait) et vous supplie de faire grâce aux condamnés à mort, les paysans tels, du gouvernement de… district de…

L’officier de police envoya lui-même le télégramme; et dans l’âme de Nathalie Ivanovna revint la joie. Il lui semblait que si elle, la veuve de la victime, pardonnait et demandait grâce, le tzar ne pouvait ne point pardonner.

Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles)

Подняться наверх