Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 125
XV
ОглавлениеAprès avoir purgé en prison sa deuxième condamnation, Prokofi, cet élégant ambitieux, sortit de là un homme complètement perdu. Autrefois sobre, il était assis sans rien faire, et son père avait beau l’injurier, il mangeait le pain et ne travaillait pas, et, de plus, guettait l’occasion de dérober quelque chose pour le porter au débit et boire. Il restait assis, toussotait et crachait. Le médecin qu’il alla consulter l’ausculta et hocha la tête.
— Pour toi, mon ami, il faudrait ce que tu n’as pas.
— C’est toujours ainsi; c’est connu.
— Bois du lait; ne fume pas.
— Pas besoin de dire cela; c’est le carême et nous n’avons pas de vache.
Une fois, au printemps, il ne dormit pas de toute la nuit; il éprouvait une sorte d’angoisse et voulait boire. À la maison il n’y avait rien à emporter. Il mit son bonnet et sortit. Il alla dans la rue jusqu’au presbytère. La herse du sacristain était restée dehors appuyée à la haie. Prokofi s’approcha, chargea la herse sur son dos et se dirigea chez la Petrovna, qui tenait une auberge. Peut-être lui donnerait-elle à boire. Mais avant qu’il ait eu le temps de disparaître, le sacristain sortit sur le perron. Il faisait déjà jour. Il vit Prokofi emportant la herse.
— Hé toi! Que fais-tu?
Des gens sortirent. On arrêta Prokofi, et il fut mis en prison, pour onze mois. L’automne vint; on transféra Prokofi à l’hôpital. Il toussait. Toute sa poitrine se déchirait, et il ne pouvait se réchauffer. Les plus vigoureux parmi ceux qui étaient à l’hôpital ne tremblaient pas, mais Prokofi tremblait jour et nuit. Le directeur de l’hôpital faisait des économies de chauffage et ne chauffait pas l’hôpital avant novembre. Prokofi souffrait beaucoup physiquement, mais son âme souffrait encore plus que son corps. Tout le dégoûtait, et il haïssait tout le monde: le sacristain, le directeur de l’hôpital parce qu’il ne chauffait pas, le surveillant, et son voisin de lit à la lèvre rouge et gonflée. Il haïssait aussi le nouveau forçat qu’on venait d’amener à l’hôpital. Ce forçat était Stepan. Il était tombé malade d’un érésipèle à la tête, et on l’avait transféré à l’hôpital et placé à côté de Prokofi. D’abord, Prokofi le haïssait, mais ensuite il se prit à l’aimer tant qu’il n’attendait que les moments où il pouvait causer avec lui. Ce n’était qu’après la conversation avec Stepan que l’angoisse s’apaisait dans le cœur de Prokofi. Stepan racontait toujours à tous son dernier meurtre et l’influence qu’il avait eue sur lui. «Non seulement elle n’a pas crié, disait-il, mais elle se mit à dire: Tue, aie pitié, non de moi, mais de toi-même…»
— Sans doute, c’est terrible de perdre une âme. Une fois je me suis chargé de tuer un mouton, et j’en étais hors de moi. Et pourquoi les maudits m’ont-ils perdu! Je n’ai fait aucun mal à personne.
— Eh bien, ça te comptera.
— Où?
— Comment où? Et Dieu?
— On ne le voit pas souvent. Et moi, frère, je ne crois pas. Je pense qu’une fois mort l’herbe poussera, et c’est tout.
— Comment peux-tu penser ainsi? Moi, combien d’âmes ai-je perdues, tandis qu’elle, la sainte, elle ne faisait que secourir les autres. Alors quoi! Tu penses que mon sort sera le même que le sien? Non…
— Alors tu penses que quand on meurt l’âme reste?
— C’est sûr.
Prokofi souffrait beaucoup pour mourir; il étouffait sans cesse. Mais à ses derniers moments il se sentit tout d’un coup soulagé. Il appela Stepan.
— Eh bien, frère, adieu. Évidemment c’est la mort qui vient. Voilà, j’avais peur, et maintenant, rien. Je désire seulement qu’elle vienne plus vite.
Et Prokofi mourut à l’hôpital.