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VIII

Rentré à Montmorency, le frère de Madeleine lui raconte toutes les circonstances de cette visite qui l’a tant impressionné, le mystère qui plane sur la réclamation du banquier de Bordeaux; il lui fait le tableau de ce vieillard si frappé, et dont le cœur est resté vivant au milieu de l’engourdissement cruel où l’a plongé la maladie. Il parle de la gentille Cécile; mais, pour la première fois de sa vie, la chère confidente n’aura pas toutes les pensées de Georges. Non, il est un feuillet de ce souvenir qu’il ne livrera pas.

Il est un âge dans la vie où l’on devient égoïste à l’endroit de ses impressions. Craignant d’en rompre le charme en les livrant, on aime à en jouir dans la solitude de son cœur, comme un avare jouit solitairement de son trésor.

Georges était arrivé à cet âge.

Ce ne fut que, remonté seul dans sa chambre, et la porte bien fermée, comme s’il eût eu peur de laisser voir son trouble secret, qu’il osa se retracer à lui-même et repasser un à un, dans sa mémoire, les traits de Cécile, de la gracieuse créature qui venait de lui apparaître au château de Brevannes.

En vain s’efforça-t-il de réfléchir sur l’affaire dont on le voulait charger; sa pensée revenait toujours à Cécile. Elle lui était trop douce pour la chasser et trop pure pour s’en faire un reproche. Ne se mêlait-il pas d’ailleurs aux émotions de cette journée le souvenir de sa mère? Il pouvait se demander si la Providence, en guidant Mme de la Jarnage dans sa dernière promenade à Brevannes, n’avait pas voulu marquer à son fils la voie de l’avenir.

Enfin, il s’arracha à ses rêves, mais il ne parvint à fixer son attention et à examiner sérieusement quelle marche il devait suivre le lendemain qu’en se disant: «Travaillons pour elle!»

Georges eut cependant des hésitations lorsque, de sang-froid, il apprécia les difficultés du procès qui allaient surgir, et il ne se dissimula point qu’en devenant le conseil des de Trévanon, il courait à des responsabilités graves. Si toutes les apparences étaient en leur faveur, s’il pressentait que Cécile et Roger étaient les victimes de quelque retors financier, s’il flairait, en un mot, une infamie, il ne savait en rien ce qu’avait été le père des enfants de Trévanon, et il pouvait, en revendiquant leurs droits, se trouver compromis dans quelque secrète et délicate affaire. Seul, il n’aurait pas hésité, le souvenir de Cécile eût écarté toutes les objections; mais il songeait à sa sœur, et il ne pouvait livrer au hasard des intérêts qui leur étaient communs.

Le lendemain, de bonne heure, avant la venue du docteur, il convoqua ses chers conseillers: Madeleine et l’oncle Charles. Il fit part à sa sœur de ses hésitations; mais Madeleine, qui l’écoutait avec une attention soutenue, lui dit tout à coup:

–Que te commande l’instinct généreux et juste de ton cœur?

–De secourir les orphelins, répondit Georges.

–Pourquoi hésiter alors? reprit la jeune fille.

Et traçant quelques mots sur la tablette de l’oncle, elle les lui mit sous les yeux.

–Fais ton devoir, mon fils, et advienne ce que Dieu voudra!

Telle fut la réponse qui fixa Georges.

Quelques heures après, il entrait à Brevannes avec le docteur. Comme la veille, le malade traversait un moment de calme, la fièvre était tombée, ses idées étaient plus lucides. Georges, décidé à prendre en main la défense des Trévanon, en profita pour obtenir ses renseignements et ses conseils. De plus, dans la crainte d’être arrêté à chaque pas dans la marche des affaires, il pria le vieillard de lui accorder une procuration, devant témoins, qui pût le mettre à même d’agir dans l’intérêt de ses neveux.

La parole engageante de Georges et la franchise de son visage, jointes aux instances de M. Breuil, décidèrent peu à peu l’oncle, (qui ne comprenait pas d’abord toute l’étendue de la généreuse intervention de l’ami du docteur. La lumière faite dans son esprit, il signe en pleurant de joie les pouvoirs demandés.

–Les droits de mes enfants vont triompher maintenant, s’écrie-t-il.

–Je le voudrais, répond vivement Georges; ce n’est pas fait encore malheureusement; mais ayons confiance, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour qu’il en soit ainsi.

Emu de la joie de son oncle, le jeune Roger remercie affectueusement M. de la Jarnage; et Cécile, avec une simplicité charmante, lui révèle dans un regard ce que cette scène a mis de reconnaissance dans son cœur.

Les témoins de l’acte important que l’on vient de signer une fois partis, Georges, aidé du docteur, se livre à un nouvel examen des papiers. Il essaie de poser quelques questions au vieillard; mais, fatigué par l’émotion qu’il vient de ressentir, ce dernier ne peut guider en rien les recherches.

Au milieu de ce travail, un domestique vient annoncer qu’on réclame le docteur pour un cas urgent. Celui-ci s’éloigne en exprimant son regret et en priant Georges de continuer la lecture d’une nouvelle liasse que lui apporte Cécile.

Le vieillard s’est assoupi, Roger est allé travailler, et Georges, seul à côté de la jeune fille, que l’ardeur de la recherche anime, ne peut s’empêcher par instant de la contempler. Tantôt fouillant avec elle les tiroirs ou les rayons des bibliothèques, il sent sa main qui tremble au contact d’une main d’enfant; tantôt le souffle léger de la jeune compagne qui partage ses recherches obscurcit sa vue. Ah! si quelque main indiscrète eût touché, en ce moment, le cœur du légiste, elle l’eût senti battre à se rompre sous l’impression d’un trouble inexprimable.

Il feuillette, et il ne voit plus.

–Il n’y a donc rien dans ce gros cahier? dit l’innocente enfant.

–Mais si, peut-être, redonnez-le-moi, mademoiselle.

Et Georges, rappelé à lui par l’air simple et candide de Cécile, rouvre le cahier et lit, relit, sans presque comprendre.

–Qu’est-ce que ce feuillet détaché? dit Cécile.

Et elle tend au jeune homme deux nouvelles liasses et la petite feuille qui s’envolait.

C’étaient les actes de naissance de la jeune fille et de son frère; la petite note qui y était jointe donnait brièvement l’indication de la fortune qu’ils auraient un jour, 350,000fr. chacun. En la lisant, Georges reprit pied dans ses recherches. C’était une découverte. Cette note portait une date qui était postérieure à celle des billets réclamés par le banquier.

–De qui l’écriture? dit Georges.

–De mon père.

Le testament du père qui se trouvait sur la table, devant l’oncle, portait à peu près les mêmes chiffres. Comment ce père aurait-il, dans des actes si graves, négligé de parler de billets l’engageant pour600,000francs! C’était impossible.

Et Georges cherche des livres de comptes qui, s’ils existaient depuis la date indiquée dans la note jusqu’à l’époque du testament, viendraient fournir des preuves de la dette, objet de la revendication du banquier, ou anéantir ses prétentions.

Ces livres semblent introuvables, et cependant quand on en parle au vieillard, il répond très nettement:

–Cherchez dans la biblothèque d’en haut. en haut.

Georges se décide à faire transporter le malade au premier étage, devant la bibliothèque désignée. Mais ni Cécile, ni lui ne peuvent rien découvrir, malgré les indications de M. de Trévanon.

On croit que sa tête se brouille, et, de guerre lasse, on remet au lendemain la poursuite commencée.

Au moment où le docteur, de retour, allait emmener Georges, l’homme d’affaires qui s’était cauteleusement glissé chez les de Trévanon apparut. Georges allait franchir le seuil, il rentre instinctivement en voyant la vague inquiétude qui s’est peinte sur le front de Cécile à l’annonce du nouvel arrivant.

C’est un être mielleux, à l’œil faux, au front fuyant et bas: une vraie tête de renard. Tout à la fois sa parole est caressante, et sa personne éloigne. Il est petit, ses membres sont anguleux, sa main à doigts longs et maigres éveille, malgré soi, l’idée de la rapacité. Non seulement il a l’aspect du visage repoussant pour des gens habitués à lire sur les physionomies, mais encore ses habits sales, ses cheveux noirs et crépus qui retombent sur un collet dont le luisant accuse une antiquité crasseuse, tout en lui est triste et dégoûtant.

Il fait force saluts en entrant dans le salon de Brevannes et va droit au vieillard. Après quelques paroles de doucereuse sympathie pour le malade, il aborde le sujet qui remplit «sa pensée, ses jours, ses nuits, son cœur», dit-il, «en voyant le malheur de ces deux orphelins auxquels il se sent tout dévoué». Il annonce que le créancier le presse, le harcelle. Il a tâché jusqu’ici de lui faire prendre patience et de l’adoucir; mais il pense que le mieux serait de se résigner et de faire face par des ventes heureuses aux réclamations indiscutables du banquier de Bordeaux.

Le vieillard pleure et proteste, tandis que Cécile, troublée elle-même, essuie les larmes qu’il répand et, de sa voix douce et tendre, console et supplie le cher oncle de ne pas se tourmenter autant.

–Mon bon oncle, vous êtes notre meilleure fortune. calmez-vous, vous allez vous rendre plus malade. Tant pis pour le reste, vous d’abord.

–Oui, n’est-ce pas. mademoiselle, vous comprenez bien, reprend M. Râle, que ma situation d’intermédiaire deviendrait insoutenable, si M. de Trévanon ne m’accordait les pouvoirs de désintéresser votre débiteur?

Et son œil perçant et patelin allait de l’oncle à la jeune fille, comme l’œil du serpent cherche à fasciner les oiseaux qu’il veut dévorer.

Georges se contenait à peine. En voyant cet être ramper près de la jeune Cécile, il frissonnait d’angoisse et de fureur muette. En vain faisait-il des signes au docteur. Celui-ci écoutait un peu naïvement M. Râle renouveler ses conseils, répétant vingt fois que le temps qui s’écoulait entre les réclamations et le paiement des dettes occasionnait des frais nouveaux, qu’en un mot il n’y avait qu’un parti à prendre: payer de suite. Le regard de Georges put enfin rencontrer celui du docteur et lui faire comprendre qu’il devait conseiller à M. de Trévanon de retarder toute détermination.

–Eh bien! moi, je vous conseille de patienter encore, dit M. Breuil au vieillard.

–Comment, monsieur Breuil, fit l’homme d’affaires visiblement embarrassé, mais un peu étonné de voir le docteur, qu’il savait de nature hésitante, se prononcer si carrément–comment! vous allez assumer la responsabilité de faire peser plus longtemps sur cette famille les charges qui s’accroissent chaque jour et peuvent engloutir le peu que mon dévouement leur veut sauver?… Allez-vous conseiller d’engager un procès?… c’est en effet la marche, dit-il, en esquissant un fin rire, essayez des hommes de lois et la ruine sera complète. Non, croyez-moi, traitez à l’amiable avec un homme aussi considéré que le banquier de Bordeaux, et surtout en présence des preuves évidentes de l’équité de ses revendications.

L’oncle persiste dans son refus, se sentant appuyé par l’attitude du docteur et la présence de Georges.

M. Râle, sentant l’inutilité de ses efforts, se retira mielleusement; ses saluts se succédèrent comme à l’arrivée, mais son œil sournois scrutait ce nouveau personnage qu’il ne comptait pas trouver là, et qui pouvait bien être pour quelque chose dans la résistance si déterminée du bon docteur.

Nos Américains (épisodes de la guerre de sécession)

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