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MONA OU LES MORGANS DE L’ILE D’OUESSANT

Table des matières

I

La soirée était belle et calme, la brise de mer, caressante et tiède, choses rares à l’île d’Ouessant. Le soleil baissait à l’horizon, les vagues s’allongeaient paresseusement sur la petite plage, ou se poursuivaient au large.

Je les regardais accourir, plus hautes, plus blanches, plus pressées, à mesure qu’elles approchaient du rivage; les écueils les brisaient; elles rejaillissaient en gerbes d’écume, ou s’étalaient en minuscules cataractes, accrochant leur frange argentée aux aspérités des rocs. A mes pieds, la sombre falaise de rochers descendait jusqu’à la mer, en écroulements formidables; au loin, les îlots dessinaient leurs masses grisâtres, et le jour rose du couchant éclairait l’Océan d’une étrange lumière.

Perdu dans la contemplation, je n’avais pas vu venir la vieille Gaït, la conteuse d’Ouessant. Elle s’était assise près de moi, et s’amusait à creuser le sable devant elle, avec son bâton d’épine. Gaït est une de mes grandes amies; nous nous connaissons depuis longtemps. Elle m’a conté bien des contes, je lui ai donné bien des pièces de dix sous. Nous ne nous rencontrons guère sans qu’un sourire illumine sa vieille face parcheminée et ses yeux malins.

«Bonsoir, Gaït, lui dis-je en breton, comment va la santé?

–Pas trop mal, Dieu soit béni! ajouta-t-elle dévotement. Le temps est bon et les gars ont fait bonne pêche.

–Sont-ils encore en mer, ce soir?

–Oui, mais ils vont bientôt rentrer. Je croyais que vous cherchiez les bateaux, à vous voir ainsi, l’œil sur la mer. Mes vieux yeux ne savent plus les trouver, maintenant, mais il y a eu un temps où personne n’aurait crié avant moi: «Les gars sont là-bas!» Et encore, je savais dire le nom des barques, rien qu’à l’air de la voilure. C’est bien fini aujourd’hui! Et elle soupira.

–Alors, vous ne voyez rien? reprit-elle après un moment.

–Non, rien; mais je ne regardais pas les bateaux; je regardais ces grands rochers si droits, et à leur pied, l’eau verte, où l’écume forme des moires blanches. On dirait qu’il y a là des grottes, des cavernes...

–Il y en avait aussi, mais depuis bien, bien longtemps, elles se sont refermées, et on ne voit plus les Morgans qui les habitent.

–Qu’est-ce que c’est que les Morgans, Gaït?

–Ah! c’étaient de beaux petits hommes, tout petits, et si jolis! si jolis! avec leurs beaux cheveux blonds, tout bouclés, leurs joues roses comme des coquillages, et leurs grands yeux bleus, brillants comme des étoiles. Ils avaient de belles petites femmes, aussi gentilles qu’eux, et ne faisaient de mal à personne, au contraire, car ils aimaient à rendre service à ceux qui étaient bons pour eux. C’est grand’pitié de penser qu’ils n’ont pas eu le baptême! Il ne leur manque que cela pour être en paradis, avec les bons anges!» Et Gaït se signa.....

«Et qu’est-ce qu’ils faisaient, ces Morgans?

–Eh bien! ils dansaient au clair de lune, sur le sable fin du rivage. Ils s’amusaient à peigner leurs blonds cheveux, avec de beauxpeignes d’or et d’ivoire. Quand le temps était chaud, comme aujourd’hui, par exemple, ils étendaient des draps de toile fine et blanche sur la grève et y faisaient sécher leurs trésors: de l’or, des perles, des pierres précieuses, de belles étoffes de soie, brodées de cent couleurs. On m’a dit qu’ils en donnaient quelquefois à leurs amis de la terre.

–Avez-vous vu des Morgans, Gaït?

–Oh non! on n’en voit plus maintenant, les hommes les ont trompés trop souvent, ils s’en défient. Mais je sais qu’il y a, dans l’île, des familles qui ont eu des Morgans comme arrière-grands-pères. Tout leur réussit, leurs bateaux reviennent toujours chargés de poisson, ils n’ont jamais perdu un des leurs à la mer. Voilà les Kerbili par exemple, ils sont de ceux-là.

–Et comment le savez-vous?

–Oh! c’est une longue histoire, mais si vous voulez, je vous la dirai.

–Certainement que je veux! Allez, Gaït! et si votre histoire me plaît, vous aurez un tablier neuf pour le prochain pardon.»

La vieille femme fit un signe. de remerciement, puis, couvrant ses genoux de ses deux mains largement ouvertes, elle releva la tête et commença:

Il y avait autrefois...,-il y a bien longtemps, bien longtemps de cela; peut-être était-ce au temps où saint Pol vint, du pays d’Hibernie, dans notre île;–il y avait donc à Ouessant, une belle jeune fille, qui se nommait Mona Kerbili. Elle était si jolie que tous les garçons en étaient amoureux, et toutes les filles jalouses. Ses parents n’étaient pas riches; ils n’avaient qu’une maison, pas bien grande ni bien belle, un petit coin de terre à côté de la maison, une barque de pêche et des filets. Le père de Mona passait sa vie en mer, sa mère cultivait leur petit champ, faisait le ménage et filait du chanvre, quand le temps était trop mauvais pour qu’elle pût travailler dehors. La jeune fille les aidait de son mieux, et, quand elle avait un moment de libre, elle allait, sur la grève, chercher des moules, des palourdes, des bigorneaux et des brinics, pour la nourriture de la famille. Mais le hâle de mer ne gâtait pas plus son joli teint, que le travail ne déformait sa fine taille, et les Morgans eux-mêmes, en la voyant marcher pieds nus sur la plage, étaient frappés de sa beauté.

Vous allez voir ce qu’il en advint! Un jour, qu’elle était, comme d’habitude, à la grève avec ses compagnes, elles se mirent toutes à causer de leurs amoureux. Chacun vantait le sien, l’un pour sa bonne mine, l’autre pour sa bonne humeur, celui-ci pour sa force et son adresse, celui-là pour son habileté à la pêche, et c’était à qui en dirait le plus long sur son plus aimé. Vous savez ce que c’est que les jeunes filles! Mona ne disait rien, et les autres, pour la taquiner, lui reprochaient d’être trop difficile.

«Tu as tort, Mona, dit Markarit, de rebuter Erwan Kerdudal. C’est un beau gars; il ne boit pas, il n’est pas querelleur, et il n’a pas son pareil, pour conduire une barque dans les passes difficiles.

–Moi! répondit Mona, avec dédain, je ne prendrai jamais un pêcheur pour mari!»

A force de s’entendre appeler: «la belle Mona» elle était devenue vaniteuse et fière, voyez-vous!

Ses compagnes se fâchèrent.

«Qu’est-ce qu’il te faut donc? dirent-elles, attends-tu que le fils du roi vienne te demander en mariage?»

Mais Mona ne se déconcerta pas...

«Je suis aussi jolie qu’une Morgane, dit-elle; je n’épouserai qu’un seigneur riche et puissant, ou bien encore... un Morgan!»

Ah! monsieur! elle n’avait pas fermé la bouche, qu’elle était déjà sous l’eau! Un vieux Morgan, qui se tenait près de là, caché sous les goémons ou derrière un rocher, l’avait saisie et emportée dans ses bras! Vous pensez si ses compagnes furent effrayées! Elles se sauvèrent, et vinrent vite, vite, raconter à sa mère tout ce qui venait de se passer. Jeanne Kerbili jeta sa quenouille et son fuseau et se mit à courir vers le rivage, appelant sa fille à grands cris: Mona!... Mona!!... mais personne ne lui répondait. Alors, elle entra dans l’eau, toute habillée, comme elle était, et s’avança jusqu’à l’endroit où Mona avait disparu. Elle avait déjà de l’eau jusqu’au cou, qu’elle n’y prenait pas garde, tant elle était désolée. Enfin, elle pensa à ses autres enfants, elle craignit de se noyer, sortit de l’eau et retourna chez elle, le cœur brisé de désespoir. Le bruit de la disparition de Mona se répandit promptement dans toute l’île. On plaignait ses parents, mais on se disait à l’oreille: «C’était sûrement la fille d’un Morgan. Son père l’aura enlevée pour la reprendre chez lui.»

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