Читать книгу Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris - Ponson du Terrail - Страница 21

XIII A L'HOTEL DE VILERS

Оглавление

Après avoir enfin gagné sa chambre, Tony, tout bouleversé par les terreurs de mame Toinon, récapitula dans son cerveau les événements singuliers dont il venait d'être témoin et acteur.

Pour un enfant de seize ans, habitué à l'existence calme et un peu effacée qu'il avait menée jusqu'alors auprès de la bonne mame Toinon, il y avait de quoi devenir fou.

Tony en était à se demander s'il n'avait pas rêvé, si le duel sans témoins, la cassette d'ébène, le manuscrit du mort, l'histoire des Hommes Rouges et enfin l'aventure du bal de l'Opéra n'étaient pas le résultat d'un épouvantable cauchemar...

Malheureusement il n'y avait pas à en douter. Tout cela était arrivé, bien véritablement arrivé.

—Que vais-je faire, ou plutôt que dois-je faire? se demandait le jeune commis en s'asseyant, pour réfléchir, sur le bord de sa couchette.

Il songeait que son premier devoir était maintenant d'informer la comtesse de Vilers de la mort de son mari. Mais il était peut-être bien tôt pour se présenter à l'hôtel. La jeune femme, rentrant du bal, épuisée par tant d'émotions, n'avait-elle pas besoin d'un repos si péniblement gagné?

Il se dit qu'il valait mieux attendre quelques heures. Il ferait jour alors à l'hôtel de Vilers. La comtesse, remise de sa nuit, serait mieux à même de recevoir l'épouvantable nouvelle.

Puis Tony succombait à la fatigue; malgré lui, ses paupières s'appesantissaient.

Il pensa que sa mission ne se bornait pas à voir la comtesse, qu'il lui restait bien d'autres choses à faire et que, loin de nuire au succès, quelques heures de sommeil lui rendraient, à lui aussi, la force nécessaire pour les accomplir jusqu'au bout.

Dans cette idée, il se coucha tout habillé sur son lit et s'endormit,—pour quelques heures, pensait-il.

Mais, l'on doit s'en douter, le pauvre garçon était rompu de lassitude, et à son âge on dort bien.

Quand il se réveilla, le jour commençait à tomber...

—Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, quelle heure peut-il être et combien de temps ai-je dormi? Pourvu qu'il ne soit pas trop tard maintenant!...

Et, sans quitter le costume de mousquetaire qu'il avait porté à l'Opéra, costume qui, du reste, nous l'avons dit, allait remarquablement bien à sa figure éveillée et fière, il descendit les escaliers quatre à quatre et s'élança dans la rue.

Il arriva bientôt à l'île Saint-Louis. La porte de l'hôtel était fermée.

Il frappa. Personne ne répondit.

—Que se passe-t-il donc? se demanda-t-il.

Tony saisit de nouveau le marteau et se mit à frapper de toutes ses forces. Mais ce fut en vain.

Quelques bourgeois du voisinage, seuls, ouvrirent leurs fenêtres pour voir d'où venait ce tapage. Puis, se disant que les affaires de l'hôtel de Vilers ne les regardaient point, ils rentrèrent prudemment dans leur logis.

Tony ne se rebuta pas. Irrité au contraire de ce silence, il voulut en pénétrer la cause.

—L'hôtel, pensa-t-il, doit avoir une autre sortie, soit du côté de la Seine, soit sur la rue voisine.

Et il se mit à chercher cette issue.

Il ne se trompait pas.

Comme toutes les demeures seigneuriales de cette époque, l'hôtel de Vilers donnait sur d'immenses jardins qui s'étendaient jusqu'au quai de Béthune.

Le mur, qui leur servait de clôture, avait sans doute quelque point vulnérable, quelque brèche où il était facile de le franchir en s'écorchant un peu les mains et les genoux.

Il est vrai que Tony, en commettant ainsi une escalade, s'exposait à recevoir un coup de fusil ou tout au moins à être arrêté par quelque jardinier.

Mais il n'y pensa même pas.

Et, depuis vingt-quatre heures, il en avait vu bien d'autres!

Il prit donc sa course vers le quai, décidé à pénétrer de vive force dans l'hôtel.

Comme il arrivait au coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il aperçut une voiture attelée de deux chevaux qui stationnait sous la garde d'un cocher.

Très pressé d'arriver à son but, le jeune homme ne jeta qu'un regard distrait sur cette voiture, un de ces grands carrosses monumentaux suspendus à d'immenses courroies de cuir, comme on les faisait en ce temps-là et dont on retrouve encore quelques spécimens au Petit-Trianon et au musée de Cluny.

D'ailleurs l'eût-il regardée, il n'eût pu voir dedans, car devant les glaces les rideaux de cuir étaient fermés.

Quant au cocher, qui ne portait pas de livrée, il avait, pour se préserver sans doute contre le froid de janvier, relevé jusqu'aux oreilles les collets de sa roquelaure, et les boucles de sa perruque lui cachaient en grande partie le visage.

Tony avait d'ailleurs bien autre chose à faire que de s'occuper de ce carrosse, qui appartenait probablement à quelque seigneur du voisinage.

Il lui tardait d'en finir.

Il examina rapidement la muraille du jardin et trouva bientôt l'aide qu'il cherchait.

Par-dessus la crête du mur, un gros arbre moussu laissait passer une branche comme pour inviter à s'en servir.

En sautant, l'apprenti saisit cette branche; puis, roidissant les reins et raccourcissant progressivement les bras, il exécuta ce que les gymnastes appellent le rétablissement.

Tout essoufflé de cet effort, il s'assit sur la branche pour se reposer un peu.

Le plus dur était fait. Il ne s'agissait plus que de descendre. Mais Tony dominait le jardin; il voulut en profiter pour s'orienter.

Comme il examinait les larges allées, se demandant laquelle conduisait directement à l'hôtel, un cri étouffé se fit entendre à quelque distance de lui, suivi d'un piétinement.

Puis les branches d'un fourré crièrent, froissées par la chute d'un corps.

Tony dégringola, plutôt qu'il ne sauta, du haut de sa branche et s'élança vers le point d'où partait le bruit.

Deux hommes luttaient en effet dans un fourré. L'un d'eux, qui tenait l'autre sous son genou et était en train de le bâillonner, était enveloppé d'un grand manteau.

Et, à la pâle clarté de la lune qui se levait, le jeune homme vit en pâlissant la couleur de ce manteau...

L'agresseur était un des Hommes Rouges!...

Quant à celui qu'on bâillonnait, Tony le reconnut également. C'était le vieux Joseph, l'ami, le valet de chambre du marquis.

Tony aussitôt s'élança au secours du vieillard.

Mais il se dit que la marquise était certainement en péril et qu'il fallait avant tout courir la défendre.

Le misérable, occupé à bâillonner Joseph, ne s'était pas aperçu de l'arrivée du jeune homme.

Celui-ci s'esquiva sans bruit et courut vers l'hôtel.

Comme il allait franchir la porte, une ombre se dressa devant lui.

C'était encore un homme drapé dans un manteau pareil à celui du premier.

C'était le deuxième des Hommes Rouges!...

Il barra le passage à Tony. Mais le commis à mame Toinon avait en ce moment la force et le courage d'un lion. Que lui importait le péril?... Il voulait passer!

D'un coup d'épaule, il culbuta l'ombre qui tentait de lui barrer le passage.

Puis, les yeux étincelants, les narines gonflées, les tempes battant la fièvre, il s'élança dans l'hôtel.

L'homme qu'il venait de renverser s'était relevé et s'était mis à sa poursuite.

Qu'est-ce que cela faisait à Tony?

Tony s'était promis d'arriver jusqu'à la marquise!

Et il fallait qu'il y arrivât, malgré les murs, malgré les grilles, malgré les Hommes Rouges et leurs spadassins et leurs suppôts.

Et, vive Dieu! s'il était besoin d'engager une lutte, il l'engagerait!... Mame Toinon n'était pas là!

Tony ne se connaissait plus. Le feu de la bataille l'avait embrasé; il lui semblait entendre mille clairons sonnant la charge.

Comme les volontaires en sabots qui, quarante ans plus tard, devaient enlever à la baïonnette, au chant de la Marseillaise, les batteries de la vieille armée allemande, il sentait quelque chose qui l'emportait malgré lui.

Il eût, à ce moment, sans reculer d'une semelle, engagé la lutte contre tout un régiment.

A peine avait-il franchi le vestibule, qu'il aperçut le troisième des Hommes Rouges qui, cherchant comme lui, sans doute, à arriver aux appartements de la marquise, hésitait entre deux couloirs.

Tony s'élança vers lui. L'homme tira son épée.

Mais le jeune mousquetaire de l'Opéra avait, lui aussi, une épée au côté, une épée qui brûlait de prendre une revanche et qui sortit toute seule du fourreau.

L'arme haute, il fondit sur l'Homme Rouge.

Celui-ci, stupéfait de cette brusque attaque, rompit d'un pas.

L'autre Homme Rouge arrivait; Tony, bondissant en arrière, lui cingla le visage du revers de sa rapière, dont il se servait comme d'une cravache.

Le nouveau venu poussa un juron énergique et dégaina à son tour.

Le pauvre Tony était pris entre deux lames menaçantes.

Il était perdu.

Que pouvait-il faire, en effet, contre ces deux hommes que toute l'armée avait connus comme les plus habiles bretteurs de l'entourage du maréchal de Belle-Isle?

Mais s'il fallait mourir, au moins Tony mourrait bravement, et en donnant, lui aussi, la mort. Se jetant dans une encoignure, il attendit de pied ferme l'attaque de ses ennemis.

Il en vit venir en effet un encore, celui-là même qui tout à l'heure bâillonnait Joseph.

Seulement l'arrivant, au lieu de sembler prêt à tirer l'épée, avait au contraire l'air consterné.

Il dit:

—On vient d'enlever la marquise!

A ces mots, il y eut comme une trêve entre les trois adversaires abasourdis.

—Enlever la marquise! s'écrièrent-ils ensemble.

—Et dans ma propre voiture! répondit le nouveau venu.

—L'enlever! mais qui donc alors? murmura Tony.

Les Hommes Rouges étaient non moins stupéfaits que lui.

Le carrosse qu'ils avaient amené pour enlever la marquise avait servi à un autre!...

Quel pouvait être cet autre qui était venu ainsi se jeter si fatalement dans leurs brisées?

Comment avait-il su que le carrosse était là tout prêt, tout disposé pour une longue route?

Un instant, l'idée leur vint que ce courtaud de boutique, qui se mêlait de leurs affaires, était peut-être l'auteur de leur mésaventure.

Mais il n'y avait qu'à regarder Tony pour se convaincre de sa parfaite innocence et même de l'abattement dans lequel l'avait plongé le mystère qui venait de s'accomplir. On ne joue pas ainsi, à un tel âge, le désappointement, le trouble, la peur de l'inconnu.

Sans plus s'occuper de lui, qui semblait hébété sur le siège où la surprise l'avait cloué, les trois amis quittèrent donc cet hôtel où ils n'avaient que faire.

Leurs chevaux, gardés par des palefreniers, les attendaient sur le quai, non loin de l'hôtel de Vilers.

Les Hommes Rouges se mirent en selle.

—Et maintenant avisons vite, dit Lavenay.

—Séparons-nous et poursuivons le ravisseur, proposa Marc de Lacy.

—Mauvais moyen, murmura Maurevailles.

—Mais avec nos palefreniers, nous sommes six. En allant de six côtés différents...

Maurevailles l'interrompit:

—Peux-tu me jurer que le carrosse ne passe pas en ce moment par l'un des cent autres côtés? Or, dans notre situation, il ne faut point courir la chance; on ne l'attrape jamais.

—Connaîtrais-tu donc le moyen certain de retrouver la marquise?

—Hé! laisse-moi le chercher, fit Maurevailles avec impatience.

Et, pendant quelques minutes, les trois cavaliers, dont les palefreniers se tenaient respectueusement à distance, se creusèrent le crâne pour y trouver l'expédient sauveur.

Rien, ils ne trouvaient rien!

Ah! Tony aurait beau jeu si, au lieu de rester anéanti sur son siège, dans la salle abandonnée de l'hôtel de Vilers, il se donnait la peine de chercher!

Mais Tony, le pauvre Tony était comme mort, épuisé par tant d'événements divers.

La veille seulement, à ce mot: «On enlève la marquise!» il n'eût pas hésité à s'élancer par la fenêtre. Guidé par le bruit des roues du carrosse, qui alors n'eût pas eu le temps de s'éloigner, il se serait cramponné à l'une des portières. Qui sait ce qu'il eût fait!

Mais la force d'un enfant a des bornes et, tandis que la fatigue le domptait, les ennemis de la marquise délibéraient...

Tout à coup Lavenay poussa un cri:

—Nous n'avons qu'une chose à faire, fit-il.

—Parle, dit Marc de Lacy.

—Cet homme qui vient d'enlever la marquise, reprit Lavenay, ne restera pas à Paris...

—Qu'en sais-tu?

—D'abord, il doit évidemment nous connaître et il sait de quoi nous sommes capables. Nous avons retrouvé la comtesse Haydée, malgré toutes les précautions prises par Vilers. Ici nous la retrouverions encore, malgré tout le soin que cet inconnu pourrait mettre à la cacher. Donc il va quitter Paris et probablement la France.

—Lavenay a raison, s'écria de Lacy, mais quel peut être cet homme?

—Je n'en sais rien. Nous chercherons cela plus tard. Le plus pressé, c'est de le joindre. On ne fait pas un long voyage ainsi, surtout avec une femme, à l'improviste et sans bagages. Il ne faut pas oublier que le carrosse m'appartenait, il n'y a qu'un quart d'heure. Notre ennemi a dû toucher à son hôtel pour prendre quelques malles, puis il gagnera au plus vite l'une des portes de Paris. Si nous savions laquelle, il nous serait facile d'aller l'y attendre. Mais Paris a quinze barrières et nous ne sommes que six, dont trois imbéciles.

—Que faire alors?...

—Ma foi! prendre un grand parti: courir chez le lieutenant de police et l'informer de ce qui s'est passé. On connaît assez ses habitudes pour être sûr qu'il enverra immédiatement du monde à toutes les portes de Paris.

Si le carrosse veut sortir, on l'arrêtera.

S'il est déjà passé, on saura quelle direction il a prise.

Et qu'on nous dise cela..., avec les chevaux que nous avons, nous l'aurons vite rattrapé.

—Lavenay a raison, dit Marc de Lacy, mais je crois qu'il est bon de ne mettre qu'en partie le lieutenant de police dans la confidence.

—C'est évident.

—Peut-être aussi serait-il maladroit de nous montrer à lui tous les trois.

—Certes, dit Lavenay, un seul doit se rendre à l'hôtel de la police.

—Et celui-là?

—Ce sera moi, si vous le voulez bien. Partons ensemble. Vous m'attendrez sur la place Vendôme.

Et les Hommes Rouges partirent au quadruple galop.


Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris

Подняться наверх