Читать книгу Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris - Ponson du Terrail - Страница 24

XVI OU JOSEPH VA DE STUPÉFACTION EN STUPÉFACTION

Оглавление

Après plus d'une heure d'anéantissement physique et moral, Tony s'était réveillé plus allègre, plus ardent, plus prêt à sauver et à punir aussi.

Tout d'abord, il se dit:

—Ce qu'il y a de mieux à faire pour l'instant est d'observer ici même ce qui a pu s'y passer, après avoir délivré toutefois ce pauvre Joseph.

Mais la manière belliqueuse dont il était entré dans cette partie de l'hôtel l'avait empêché d'étudier son chemin. Et celles des lumières que le vent n'avait pas éteintes étaient consumées jusqu'au bout. Il prit au hasard le premier corridor venu, courut droit devant lui et se cogna contre le battant ouvert d'une fenêtre. Si faible qu'elle fût, la clarté de la lune lui permit de mesurer d'un coup d'oeil rapide l'espace qui le séparait du sol.

Il se trouvait au rez-de-chaussée. Il n'eut qu'à sauter. Devant lui s'étendaient de grands arbres.

Il était donc dans le jardin. Après vingt allées et venues, il aperçut enfin Joseph, resté abasourdi sous le massif où l'Homme Rouge l'avait jeté.

Ce pauvre Joseph était si bouleversé que, ne reconnaissant pas d'abord «le commis à mame Toinon», il se demandait si on ne venait point l'achever.

—Oh! grâce! Ne me faites point de mal, murmura-t-il quand Tony lui eut ôté son bâillon.

—N'ayez pas peur. C'est moi.

—Vous, monsieur Tony? Que vous êtes bon! Vous voulez donc sauver tout le monde?

Et le vieux serviteur baisa les mains qui le déliaient.

—Mais que s'est-il passé? demanda-t-il.

—Je ne le sais pas moi-même exactement.

Le vieillard, dont les membres avaient été engourdis sous la corde qui les serrait, trébuchait sur ses jambes.

—Il ne s'agit pas d'être malade, fit Tony. On a enlevé votre maîtresse.

—Ils ont enlevé madame! Oh! les misérables!

—Ce ne sont pas eux.

—Qui donc alors?

—Nous allons peut-être le savoir. Venez.

Le danger couru par la marquise avait rendu toute son activité à Joseph, qui se sentait maintenant aussi jeune que Tony.

—Voyez d'abord, dit celui-ci, comment il se fait qu'on ne m'ait pas ouvert quand j'ai frappé, comment il se fait que pas un domestique ne soit accouru au bruit de ce qui s'est passé. Moi, je vais demander autre chose aux voisins. Nous nous retrouverons sur le pas de la grand'porte.

Et, de nouveau, Tony enjamba le mur. Il tomba quai de Béthune et fut, en quelques enjambées, rue de la Femme-sans-Tête, ou il ne se fit aucun scrupule de réveiller les portiers. Il avait dans sa poche l'argent pris par lui dans celle du marquis de Vilers et qu'il aurait rendu ce soir même à la marquise, s'il avait pu la voir, hélas!

—Cet argent qui est à elle, je puis bien l'entamer pour elle, se dit-il, puisque je n'en ai pas à moi.

Et, grâce aux écus habilement semés ici ou là, voici ce qu'il apprit:

À la tombée de la nuit, un carrosse était venu se poster au coin de la rue de la Femme-sans-Tête.

C'était le carrosse qu'il avait remarqué en venant. Il y avait à peine quelques minutes que cette voiture était là, quand un homme, couvert de fourrures et paraissant assez âgé, s'était approché du cocher, le seul serviteur qui la gardât. A la lueur des lanternes, on l'avait vu donner de l'argent à ce cocher et causer longuement avec lui.

Puis il s'était dirigé vers la porte de l'hôtel.

Il n'avait pas même eu besoin de frapper. La porte était ouverte. Quelques minutes après, il sortit. Mais cette fois il n'était plus seul. Madame de Vilers le suivait. La marquise avait jeté sur ses épaules une grande mante de voyage. Bien qu'elle ne semblât faire aucune résistance, elle avait plutôt l'air d'obéir que de partir librement. Dans le court trajet qui séparait de l'hôtel le carrosse, elle porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux.

Au moment d'entrer dans la voiture, elle parut hésiter. L'homme lui saisit le bras et l'aida à monter. Il s'assit à côté d'elle et le carrosse partit au grand galop. Tony en avait pour son argent, du moins pour l'argent du marquis. En rentrant dans l'hôtel, il trouva, comme il était convenu, sur le seuil de la porte, le vieux Joseph qui, en l'apercevant, leva les bras vers le ciel par petites secousses. Ce geste a toujours voulu dire:

—Ce qui est arrivé est inimaginable!

—Eh bien? lui demanda Tony en refermant la porte.

—Ah! mon pauvre monsieur, ma maîtresse est perdue...

Et, pour abréger le récit de Joseph, récit coupé par des exclamations sans nombre, par des larmes et des hoquets, disons que le brave domestique, en parcourant les chambres, les cuisines, avait trouvé tout le monde endormi.

Enfin, il était parvenu à éveiller un laquais, à qu'il avait arraché mot à mot ces renseignements:

Vers trois heures de l'après-midi, un valet de chambre, se disant sorti de la veille de l'hôtel de Chevreuse et engagé aussitôt par le marquis, s'était introduit dans les cuisines.

Là, il avait fait vingt folies, raconté trente histoires et finalement demandé qu'on célébrât sa bienvenue, le verre en main. Il s'y était si bien pris que tous les domestiques de l'hôtel, y compris le suisse et les femmes de la marquise, avaient tour à tour trinqué avec lui.

Le laquais interrogé par Joseph ne savait rien de plus. Il avait tellement bu en compagnie de l'intrus que peu à peu la tête lui avait semblé lourde, puis il s'était endormi... Tous les autres avaient sans doute fait comme lui.

Tony était suffisamment éclairé.

Évidemment le soi-disant ex-laquais du duc de Chevreuse appartenait aux Hommes Rouges.

C'était lui qui, par l'ivresse, avait rendu inerte tout le personnel de l'hôtel de Vilers, puis avait ouvert la porte de la rue; après quoi, obéissant vraisemblablement à un ordre, il s'était retiré.

Malheureusement pour les Hommes Rouges, ils avaient travaillé pour un autre larron.

Au moment où Joseph finissait de raconter à Tony ce qu'on vient de lire, le marteau de la porte, soulevé, retomba lourdement sur son clou.

Le vieux domestique alla ouvrir.

—Monsieur Joseph? demanda la personne qui avait frappé.

—C'est moi.

—Voilà un papier pour vous. Il y a une réponse.

Certes, il y avait une réponse, et une bonne

Car ce papier disait:

«Prière à mon bon Joseph de remettre au porteur, contre le présent, dix mille livres.

» MARQUIS DE VILERS.»

—C'est étrange! se dit le vieux domestique. Mon pauvre maître, qui me racontait toutes ses affaires, ne m'a point parlé de celle-là. Qu'est-ce que ça signifie?

Pourtant il n'y avait rien à répliquer. L'écriture était bien celle du marquis. Le paraphe était bien le paraphe du marquis. Le papier était daté de la semaine précédente et n'avait donc pas été rempli par un fantôme. De plus, le cachet du marquis était apposé à l'un des angles.

Joseph dit:

—Attendez-moi.

Il alla chercher dix mille livres et paya, non sans tâcher de savoir en quelles circonstances ce bon avait été délivré.

—Je ne saurais vous l'apprendre, répondit le porteur. C'est une commission que je fais...

—Enfin! murmura Joseph en reconduisant ce commissionnaire.

Et comme il s'apprêtait à fermer la porte:

—M'sieur, m'sieur, cria un de ces gamins de Paris qui, plus tard, devaient s'appeler des gavroches. Ne fermez pas. J'apporte quelque chose.

Le gamin, tout en sueur, qui courait aussi vite qu'un poney, vint s'abattre devant l'hôtel en tendant à Joseph un papier.

—Pour qui cela? demanda le vieux domestique.

—Pour... le... marquis de Vilers, répondit le gamin tout poussif.

—Hélas! ne put s'empêcher de soupirer Joseph.

Le gamin continua:

—C'est de la part... d'une belle dame... qui était... dans un beau carrosse... Elle a écrit... pendant que son monsieur faisait charger des malles... Elle m'a dit... qu'on me payerait bien...

—Oh! certes, répondit Joseph, qui vida sa poche dans les mains du gamin émerveillé, puis rentra dans l'hôtel et rejoignit Tony.

Mais à cette époque le respect des domestiques pour leurs maîtres était tel que, bien que le marquis fût mort et que cette lettre pût lui fournir une indication précieuse, Joseph n'osa pas l'ouvrir.

Longtemps il la tourna et retourna entre ses doigts. Ce billet n'était point cacheté. Une épingle seule le fermait. L'adresse était écrite au crayon.

—En finirez-vous? demanda Tony impatienté.

—Je brûle d'ouvrir ce papier. Je n'en ai pas le courage.

—Je l'aurai, moi qui suis l'exécuteur testamentaire de votre maître!

Et le jeune homme s'empara du papier, fit sauter l'épingle et lut à haute voix ces mots également écrits au crayon:

«Cher ami,

«Le magnat m'emmène où vous savez! Au moins je ne quitterai pas la France! Veillez sur Réjane. Pauvre chérie! Elle venait de se mettre au lit quand je suis partie. Dites-lui que je l'ai embrassée... Comptez sur moi comme je compte sur vous...

«Marquise DE VILERS.»

—Eh bien, demanda vite Tony après la lecture de ce billet. Où le magnat emmène-t-il votre maîtresse! Vous devez le savoir aussi, vous?

Joseph était atterré. Des propriétés du magnat, Joseph n'avait jamais entendu parler que du château du Danube et la marquise disait: «Au moins je ne quitterai pas la France!»

Tony perdit de nouveau courage. Le fil conducteur que venait de lui tendre la Providence pour l'aider à se retrouver dans ce labyrinthe cassait tout à coup. Comment protéger la marquise maintenant?

Après avoir mûrement réfléchi, il s'arrêta définitivement à la résolution suivante:

Les trois autres ennemis de la marquise,—les siens en même temps,—étaient gardes-françaises.

Il le serait aussi.

D'abord, il le sentait en lui, il n'était pas né pour la vie douce et enfantine qu'il menait chez la bonne mame Toinon. Ce qu'il lui fallait, c'était la vie des camps, le tapage, la bataille. Il l'avait bien compris aux battements joyeux de son coeur, la première fois que sa main avait brandi une épée, la première fois que cette épée s'était croisée avec une autre. Et puis, dès son enrôlement, Tony serait auprès des Hommes Rouges. Malgré eux et à leurs côtés, il grandirait, les surveillant, ne les perdant pas de vue.

Le régiment est une grande famille où tout se sait: si les Hommes Rouges complotent, s'ils parviennent à découvrir la retraite du magnat, s'ils trament quelque entreprise contre la marquise, le garde-française Tony le saura et prendra ses mesures en conséquence...

—Je ne serai pas toujours simple soldat, se dit l'adolescent avec cette confiance superbe qu'il avait mise en toutes choses depuis la mort du marquis et qui lui était revenue. Je passerai anspessade, bas-officier, sous-lieutenant!... Je deviendrai l'égal de mes ennemis! Ainsi le comte ne pourra plus refuser de se battre avec moi. Je laverai l'insulte qu'il m'a faite en même temps que je vengerai le marquis. Et la marquise n'aura pas honte de son défenseur. Oui, je serai l'égal de ces fiers capitaines, leur supérieur peut-être... Tiens! pourquoi pas? parce que je ne suis point noble? Bah! L'armée mène à tout. M. Chevert, qui n'était pas plus noble que moi, est bien devenu maréchal de France!... Que je devienne général, ajouta-t-il en riant, je m'en contenterai. Le général Tony... Cela sonnerait joliment!...

Cependant, avant de s'enrôler, Tony songea qu'il lui restait un devoir à remplir.

Le corps du marquis de Vilers était toujours au Châtelet. Il en informa Joseph en l'invitant à aller avec lui.

La marquise n'étant plus là pour réclamer le corps de son mari et satisfaire aux derniers devoirs, ce soin incombait aux deux seuls vrais amis que le marquis eût à Paris: Tony et Joseph.

Dès que vint le matin, ils se rendirent donc au Châtelet, où on leur remit une magnifique bière de chêne, dans laquelle le lieutenant de police, voulant éviter le scandale, après la déclaration de MM. de Lavenay, de Maurevailles et de Lacy, avait enfermé le marquis.

Une messe fut célébrée à l'église de Saint-Louis-en-l'Isle, puis ils firent descendre le cercueil dans le caveau de la famille de Vilers, au Père-Lachaise.

—Mon pauvre maître, s'écria Joseph en fermant le caveau, c'en est donc fait de toi!!!

FIN DU PROLOGUE


Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris

Подняться наверх