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III LE SECRET DU MARQUIS DE VILERS

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Le manuscrit du marquis, écrit d'une grosse écriture fort lisible, commençait ainsi:

«J'ai trente ans. Il y en a quatre que ceci se passait. J'avais donc alors vingt-six ans.

Nous étions quatre amis, officiers au régiment de Flandre, lors du siège de la petite ville impériale de Fraülen, sur le Danube.

Le premier se nommait Gaston de Lavenay, le second Albert de Maurevailles, le troisième Marc de Lacy.

J'étais le quatrième.

Le siège traînait en longueur et le maréchal de Belle-Isle, qui en avait commandé les premières opérations, s'était retiré au bout de huit jours, laissant simplement devant la place trois régiments d'infanterie, un escadron de Royal-Cravate et deux batteries de campagne.

Le maréchal avait sans doute un vaste plan d'opérations dans lequel il entrait de ne prendre Fraülen qu'à la dernière extrémité, c'est-à-dire à la fin de la campagne. Fraülen était pour lui comme un point sans importance, sur lequel il forçait les Impériaux à concentrer toute leur attention.

Le mois de novembre arrivait et la saison devenait rigoureuse. Un jour, le commandant de la citadelle de Fraülen écrivit au marquis de Langevin, notre mestre-de-camp, qui commandait l'armée de siège, une lettre ainsi conçue:

«Monsieur le marquis,

«Voici le jour de la Toussaint, qui sera suivi du jour des Morts, et bientôt arriveront les fêtes de Noël et du nouvel an. Je vous viens faire une proposition: c'est d'établir une trêve entre nous pour tous les dimanches et jours de fête. Vos officiers pourront venir danser dans le faubourg de Fraülen, qui, vous le savez, renferme les plus belles maisons de la ville, et les miens les iront visiter dans la partie de votre camp que vous désignerez. Ce sera pour nos deux armées un moyen de tuer le temps.

«En attendant l'honneur de votre réponse, je suis, monsieur le marquis, votre très humble serviteur.

«Major BERGHEIM.»

Le marquis répondit:

«Monsieur le major,

» J'accepte votre proposition et j'invite vos officiers à dîner pour le jour de la Toussaint dans la première enceinte de nos retranchements, entre nos ouvrages avancés et la portée de vos canons.

» Je vais faire élever en cet endroit une tente convenable pour vous y recevoir et je suis, en attendant cet honneur, monsieur le major,

» Votre très obéissant,

» Marquis DE LANGEVIN.»

Or le jour de la Toussaint, les officiers français et les officiers autrichiens, profitant des conventions arrêtées, se rencontrèrent hors de la ville et firent assaut de courtoisie.

Notre mestre-de-camp, le marquis de Langevin, dont la fortune personnelle était considérable, donna aux assiégés un dîner splendide, et les dames de la ville furent invitées à venir danser sous une tente illuminée par des feux de Bengale et des lanternes vénitiennes.

Le lendemain, jour des Morts, on ne dansa pas dans Fraülen; mais nous fûmes invités à une messe en musique et nous dînâmes chez le major.

Le dimanche suivant, un magnat hongrois, fabuleusement riche, nous donna une fête splendide dans sa maison de campagne, située au delà du Danube et par conséquent sous la protection du canon des forts.

C'est à cette fête qu'a commencé pour moi la série d'événements étranges et terribles qui pourraient bien, au premier jour, avoir ma mort pour conclusion.

Je l'ai dit, nous étions quatre amis, quatre frères d'armes, servant dans le même régiment, nous tutoyant, n'ayant pas de secrets les uns pour les autres et faisant bourse commune.

On nous appelait les quatre Hommes rouges; et voici pourquoi:

Nous gardions un jour, avec une vingtaine d'hommes, une redoute.

Pendant deux heures, barricadés dans le bastion, nous supportâmes un feu meurtrier, et nos vingt hommes tombèrent un à un.

Quoique blessé lui-même, Marc de Lacy résolut avec nous de continuer la lutte. On décida qu'il chargerait les mousquets, tandis que nous ferions feu. Pendant une heure encore, à nous quatre, nous soutînmes ainsi le siège, et une compagnie tout entière d'Impériaux joncha de ses morts les alentours du bastion.

—Messieurs, nous cria Marc tout à coup, nous n'avons plus que vingt-cinq cartouches; je vous engage à les ménager.

—Vive le roi! répondîmes-nous, bien déterminés à ne tomber que morts au pouvoir des Impériaux.

Heureusement pour nous, un de ces épais brouillards qui sont fréquents sur les bords du Danube, s'éleva tout à coup en même temps que la nuit arrivait, et nous déroba à la fois la vue de la ville et celle du camp.

Alors le feu cessa.

—Il était temps, messieurs, nous dit Marc; vous avez brûlé vos vingt-cinq cartouches.

Nous passâmes une partie de la nuit couchés à plat ventre derrière un rempart de cadavres et dans l'impossibilité de sortir du bastion, car l'ennemi avait établi un cordon de Soldats autour de nous.

De temps à autre, une balle sifflait au-dessus de nos têtes; à un certain moment, un obus vint éclater au milieu du bastion.

—Allons, mes amis, dit Maurevailles, au point du jour nous serons morts. Dès que le brouillard sera dissipé, on nous livrera un dernier assaut, et comme nous n'avons plus de cartouches!...

—Nous serons morts ou sauvés, répondis-je.

—Ah! par exemple, répondit Marc en riant, tu es bien bon de conserver de l'espoir.

—Qui sait?

—A moins que tu ne veuilles te rendre?

—Vous êtes fous!

—Alors, fais tes préparatifs de voyage pour l'autre monde.

—Messieurs, répondis-je froidement, cet obus, qui vient d'éclater et qui a failli me tuer, a illuminé le bastion l'espace d'une seconde.

—Eh bien?

—A sa clarté, je vous ai vus pêle-mêle avec nos cadavres et couverts de leur sang.

—Où veux-tu en venir?

—Attendez! Les uhlans hongrois ont des tuniques et des manteaux rouges?

—Oui.

—Parfaitement, nous sommes sauvés.

La nuit était sombre et le brouillard épais; mais j'avais sur moi une mèche soufrée, comme on en porte dans les tranchées ou dans les mines; je battis le briquet et j'allumai la mèche.

—Malheureux! me cria Maurevailles, ta mèche est un point de mire, la place va nous envoyer un boulet.

—Ah! dame, je ne dis pas le contraire. Il y a des cas où il faut y voir.

La clarté de la mèche soufrée pénétrait bien un peu le brouillard, mais Maurevailles s'était trompé; elle ne pouvait arriver jusqu'à la place. Seulement les Impériaux, qui entouraient le bastion, l'aperçurent et en cinq minutes nous entendîmes cinquante balles pleuvoir autour de nous.

Mais nous avions mis à profit ces cinq minutes.

Dans le sang de nos soldats qui couvrait le sol de la redoute, chacun de nous avait roulé son manteau, puis s'était drapé dans ce manteau rougi.

Après quoi nous nous étions recouchés à plat ventre.

—Tenons conseil, dis-je alors.

—Voyons, me répondit-on.

—Il y a, autour du bastion, à cinquante pas de distance, un cordon d'Impériaux; mais il laisse passer les patrouilles des uhlans hongrois. Or vos manteaux sont maintenant aussi rouges que les leurs et comme on ne voit pas à cinquante pas de distance par le brouillard qu'il fait, on ne saura d'où nous venons. Partons.

Si aventureux que fût mon plan, il réussit.

Nous nous glissâmes hors du pavillon et nous nous mîmes à marcher résolument deux par deux.

—Qui vive! cria une sentinelle.

—Patrouille! répondis-je en hongrois, et nous fîmes trente pas en avant. Un pontonnier, qui travaillait dans une tranchée, souleva sa lanterne, et sa clarté se projeta un instant sur nos vêtements rouges. Les rangs des Impériaux s'ouvrirent... et nous passâmes. On nous avait pris pour des uhlans hongrois.

Dix minutes après, nous arrivâmes au camp français où on n'espérait plus nous revoir, et depuis lors, le surnom d'Hommes rouges nous est resté.

Or, ce fut à la fête, dont je parlais plus haut et que le riche magnat hongrois nous donna dans sa maison de campagne, que commença pour moi cette série d'événements que je vais retracer.

Une jeune fille attira tout d'abord notre attention à tous les quatre, tant elle était belle dans son riche et pittoresque costume de hongroise des montagnes.

—Palsembleu! m'écriai-je, je serais capable de lui conquérir un royaume si elle voulait m'aimer.

—Et moi aussi, dit Maurevailles.

—Et moi donc? exclama Gaston de Lavenay.

—Bon! fit Marc de Lacy, vous m'oubliez, messieurs. J'en suis, morbleu! moi aussi...

Nous avions échangé ces quatre exclamations dans un petit pavillon isolé, où nous étions demeurés seuls un moment, après avoir vu passer la belle Hongroise au bras de son père, qui était un autre magnat excessivement riche.

Nous nous regardâmes tous quatre et, pour la première fois, nous éprouvâmes un singulier malaise, et nos regards se croisèrent comme des lames d'épée.

—Ah ça! messieurs, dit Gaston de Lavenay, je crois, Dieu me pardonne! que nous allons devenir rivaux?

—C'est bien possible, murmurai-je.

—Tu l'aimerais?

—J'en suis déjà fou.

—Et toi, Maurevailles?

—Moi, je l'adore.

—Et toi, Lacy?

—Je te la disputerais l'épée à la main.

—Vous êtes insensés! répondit Lavenay. Et je vous propose, moi, de la tirer au sort.

—Au fait! dit Maurevailles, c'est une idée.

—Et je l'approuve, dit Marc de Lacy à son tour.

Comme eux, et sans réfléchir, j'inclinai la tête.

—Ah! messieurs, reprit Lavenay, j'ai une autre proposition à vous soumettre avant d'interroger le sort.

—Parle vite.

—Nous allons faire un serment, continua d'une voix grave notre ami, un serment solennel et terrible,—tel que des gens comme nous peuvent en prêter un,—un serment d'amitié, d'amour, mais de mort aussi.

—Lequel? demanda Maurevailles.

—Eh bien, reprit Lavenay, jurons d'aider de tout notre pouvoir, de servir par tous les moyens possibles l'heureux d'entre nous à qui le sort aura donné celle que nous aimons tous les quatre.

—Soit, répondîmes-nous.

—Et il est bien convenu que celui qui manquerait à ce serment et qui ne se résignerait pas à la volonté exprimée par le destin...

—Celui-là, dit Maurevailles, sera tenu de se battre avec les trois autres!»


Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris

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