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LE TRAVAIL DE L’HOMME.

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Bois et Forêts. — Les Animaux de la forêt. — Cultures. — Les Animaux domestiques. — Routes et Chemins. — Habitations. — Les Ruines.

Bois et Forêts. — Les bois et les forêts dont les arbres se sont élevés spontanément, sans avoir été plantés de main d’homme, et dont l’aspect primitif n’est pas modifié par un travail humain, sont aujourd’hui bien rares. Les artistes ne sont pas d’une humeur fort voyageuse, et nous ne pouvons citer aucun tableau célèbre qui donne l’aspect des forêts vierges dans les pays tropicaux. Les représentations de forêts peuvent se diviser en deux catégories: celle où l’artiste, interprétant ce qu’il avait sous les yeux, s’est efforcé de restituer le caractère sauvage que le site pouvait avoir primitivement, et celles où il a copié littéralement ce qu’il avait sous les yeux.

Dans la première catégorie, il faut mettre en première ligne Jacob Ruysdaël. Jamais les vieux arbres séculaires n’ont trouvé un interprète plus enthousiaste et plus éloquent. Le motif que reproduit la figure 68 doit avoir été pris dans les bois, aujourd’hui transformés en parc, qui avoisinent Haarlem ou la Haye. Ces bois sont en quelque sorte un reste des antiques forêts qui, d’après les auteurs anciens, couvraient autrefois le sol de la Batavie, contrée marécageuse, où les eaux croupissantes devaient partout baigner la racine des vieux arbres. Au temps de Ruysdaël, ces forêts n’existaient plus depuis longtemps; mais les débris qui en pouvaient subsister n’étaient pas encore sillonnés de petites allées bien entretenues, et les hêtres séculaires ne prêtaient pas encore leur ombrage aux consommateurs de bière. Il a donc pu modifier dans une certaine mesure ce qu’il avait sous les yeux, mais il n’a pas eu à le transformer complètement et à l’inventer pour ainsi dire à nouveau, comme devrait le faire aujourd’hui un peintre qui, dans les mêmes endroits, voudrait faire un motif analogue.

Fig. 68. – La Forêt. (Tableau de Ruysdaël.)


La seconde catégorie est celle des tableaux qui représentent des bois exploités, comme on en voit tant en France. Corot, Rousseau, Diaz, Français et presque tous les paysagistes modernes ont trouvé de charmants motifs dans les bois qui couvrent les coteaux des environ de Paris. La figure 70 représente un tableau de Corot: tout dans cette figure indique une exploitation savante et continue. La disposition des arbres montre qu’ils ont été plantés dans une symétrie voulue: s’ils s’élancent tout droit au lieu de prendre les formes rageuses que nous avons vues dans la figure précédente, s’ils ne dépassent jamais une certaine grosseur, c’est que toutes ces choses, si elles ne sont pas absolument pittoresques, sont conformes aux principes d’une bonne administration forestière.

Les lisières de bois, les huttes improvisées par les bûcherons, les maisons des gardes forestiers et les chaumières égarées dans les taillis, forment une-catégorie assez importante de représentations (fig. 69) qui se rattachent à la forêt.

Fig. 69. — Les Biquets. (Tableau de Hanoteau).


En France, ce sont les forêts de Compiègne et de Fontainebleau qui ont fourni le plus grand nombre de motifs aux artistes. Les hautes futaies de la forêt de Compiègne ont été très bien rendues dans plusieurs tableaux de Paul Huet et de Jules Dupré.

Paul Huet a exposé au Salon de 1838 une Forêt de Compiègne qui eut un grand retentissement. «Jamais je crois, écrivait alors Gustave Planche, la nature d’automne, si harmonieuse et si riche dans sa mélancolie, n’a été représentée avec tant d’éclat et de vérité. La rouille des arbres est rendue avec une précision, avec une justesse qui ne s’étaient rencontrées jusqu’ici que chez les Flamands. Le gazon et les fleurs du premier plan sont d’une admirable fraîcheur; l’eau dans laquelle se réfléchit l’image des troupeaux est d’une transparence qui ne laisse rien à désirer. Toute la partie droite de la toile contraste heureusement avec la partie gauche. Autant celle-ci se distingue par la richesse de la couleur, autant l’autre nous attache par sa profondeur indéfinie, par sa couleur mystérieuse. Ce tableau est, à mon avis, le meilleur que Paul Huet ait jamais fait.»

Les hautes futaies de la forêt de Compiègne ont été très bien rendues dans plusieurs tableaux de Paul Huet et de Jules Dupré, mais aucune forêt n’a été peinte aussi souvent que la forêt de Fontainebleau.

Van der Meulen est, je crois, le premier qui ait tenté de reproduire cette magnifique forêt (fig. 71). Elle n’était pas alors coupée de routes comme aujourd’hui, et présentait un caractère beaucoup plus sauvage qu’à présent. Il est assez remarquable qu’aucun des artistes qui vinrent à Fontainebleau sous François Ier n’ait été assez impressionné par la contrée, pour en tracer un souvenir. Benvenuto parle bien du château royal entouré de déserts; Primatice a figuré le roi et sa cour, reçus par les nymphes qui lui montrent la source à l’emplacement où est actuellement la fontaine qui alimente la ville, mais on ne trouve ni une description ni un dessin qui ait trait à la forêt, dont la beauté semble une découverte des artistes contemporains.

Ce fut en effet le mouvement romantique de 1830 qui appela l’attention sur la forêt de Fontainebleau. Un jour Brascassat était dans les gorges d’Apremont, et comme ce lieu est fort loin de la ville, il s’informa s’il n’y aurait pas près de là un endroit où il pût déposer ses affaires de peinture. On lui indiqua Barbizon, et ce village devint bientôt un nid d’artistes, qui s’attiraient l’un l’autre dans ce petit coin perdu de la forêt où les promeneurs de la ville ne mettaient jamais les pieds. Je demande la permission de m’arrêter un moment sur ce pays, qui a une véritable importance dans l’histoire de l’art contemporain, puisque c’est là que se sont formés la plupart de nos artistes.

Barbizon est un petit pays perdu sur la lisière de la forêt de Fontainebleau, qu’une foule d’artistes célèbres sont venus habiter tour à tour et où plus d’un a fait sa réputation. Le village n’a qu’une rue, assez longue il est vrai. Les maisons qui la bordent sont tapissées de vignes sur les deux côtés, et, quand on arrive près de la porte de la forêt, ce sont d’élégantes villas avec de beaux jardins, pleins de rosiers et de géraniums. Cet endroit était autrefois occupé par des vieux pommiers, mêlés de grands peupliers, et l’entrée du village a fait le sujet de plusieurs tableaux bien connus. Mais Barbizon n’est plus du tout ce qu’il a été, et les promeneurs que les voitures amènent chaque jour ne se doutent guère de la transformation que le pays a subie. Le cocher leur montre bien que dans toutes les maisons il y a des ateliers de peintres, que sur le pavé de la rue on trouve çà et là de vieux tubes de couleurs et des chiffons à peindre, qu’on a jetés par les fenêtres; il leur désigne la maison de Diaz, celle de Rousseau, de Millet, de Barye, de Charles Jacques, etc., mais ce qu’il ne peut leur montrer, c’est la physionomie du village tel qu’il était il y a trente ans.

Fig. 70. — Les Bois. — Environs de Paris. (Tableau de Corot.)


Toutes les maisons à cette époque étaient encore couvertes en chaume; la rue ne possédait aucun trottoir, et comme il n’y avait non plus aucune sorte d’égout et que l’eau s’accumulait après les pluies, il fallait, quand on traversait le village, se résigner à prendre un bain de pied, si on ne voulait pas se se servir d’échasses. Au lieu des trois hôtels qui annoncent pompeusement aux étrangers une exposition permanente de tableaux modernes, il n’y avait qu’une toute petite auberge où tous les peintres descendaient:

C’est l’auberge du père Ganne,

Où l’on voit de beaux panneaux

Peints par des peintres pas no-

Viceset qui n’sont pas âne!

Ces couplets, qui se chantaient invariablement sur l’air de Fualdès, n’ont pas d’auteur connu et chacun y apportait des variantes et les changeait à sa guise. Ils contenaient naturellement une pompeuse description de la forêt:

Des chên’s avec des rochers,

Des rochers avec des chênes,

Des chênes tout bancroche et

Des rochers qui font la chaîne;

Quels jolis horizons ont

Les peintres à Barbizon!

Néanmoins, ce remarquable poème, qui n’a ni commencement ni fin, et n’a pas encore, comme celui d’Homère, trouvé un Pisistrate pour en ressembler les débris épars, glorifiait principalement l’auberge et les pochades dont les habitués avaient rempli les murs.

On y voit des pétarades

De Diaz de la Pena,

Des fagots verts ous’qu’y a

Des jaun’s d’œufs en marmelade!

Parmi les grands noms on voit

Rousseau, dont rien on ne voit;

Quand par hasard on en voit

Queuq’chose, rien on y voit.

Martin a peint une botte

D’hareng-saur et d’échalote;

De son hareng l’art en sort;

Les chats lèchent l’échalote.

Citons encor’, oh! ma muse,

Guignet, peintre qu’on Coignet,

Coignet, peintre qui Guignet

La gloire qui l’homme amuse!

Fig. 71. — La Forêt. Eau-forte de Van der Meulen.


Laissons là les vers et entrons dans la salle à manger; une grande cheminée de campagne en forme la principale décoration. En guise de pendule elle porte une formidable pipe culottée, la pipe de Diaz, et tout nouvel arrivant est invité à la fumer. On voit par là à qui on a affaire, car si c’est un coloriste, la fumée prend aussitôt des tons irisés. Quand je suis venu pour la première fois à Barbizon. j’ai dû subir mon épreuve comme tout le monde, et comme la fumée que j’ai tirée de la pipe était tout simplement grise, j’ai été rangé d’office parmi les partisans de l’art classique.

Les coloristes s’étaient emparés les premiers du haut de la cheminée, où s’étalait un formidable bouquet peint par Diaz. Deux guirlandes du même artiste retombaient de chaque côté et étaient soutenues par des cariatides de Célestin Nanteuil. Au-dessous était une petite glace, autrefois d’une propreté douteuse, et, comme entre cette glace et la cheminée, où par les longues soirées d’automne pétillait un feu de bruyère, il restait encore une place, Français y avait peint un paysage. L’emplacement qu’il avait choisi entre le feu et la glace fit dire que c’était un peintre tiède. Les dessinateurs, c’est-à-dire Gérôme, Hamon, Boulanger, etc., avaient décoré le corps de la cheminée avec de petites figures en camaïeu, étrusques, arabes, chinoises, tout ce qu’on voudra, mais fort amusantes de tournure.

Gérôme n’était pas alors un artiste arrivé et un membre de l’Institut; c’était tout simplement un charmant garçon qui formait le centre d’un groupe de jeunes artistes extrêmement gais. Aucun n’avait encore la croix d’honneur, que la plupart d’entre eux ont reçue depuis, et ils s’en allaient peindre dans la forêt avec le pantalon de toile, la blouse et le chapeau de paille de rigueur.

Il y a dans la forêt un endroit qu’on appelle la mare aux Evées: c’est là où on allait se baigner, et où on ne se déshabillait jamais sans évoquer quelque souvenir de la mythologie classique. Hamon avait un talent particulier pour imiter les satyres et les faunes, Boulanger faisait les naïades, et Nazon contrefaisait à merveille le berger mélancolique et rêveur, qui poursuit les nymphes en conduisant son troupeau. Tout ceci était d’ailleurs parfaitement conforme à la règle, puisque dans le Traité de paysage de Valenciennes, écrit en 1810, il est dit qu’un peintre ne doit jamais entrer dans un bois, sans rappeler dans sa mémoire les idylles de Théocrite. Mais les coloristes à outrance prétendaient qu’en pensant toujours aux anciens, on néglige le soleil, et ils faisaient des couplets sur les baigneurs:

Près de la mare aux Evées,

Ils déposent leurs effets,

Et nagent à l’heure des effets

Comm’ des grenouill’s éprouvées.

Le matin, en partant pour la forêt, chacun emportait avec lui son déjeuner. Quant aux endroits où il fallait s’arrêter pour dessiner, ils n’étaient pas difficiles à trouver, et les nouveaux venus en savaient à cet égard tout aussi long que les anciens: on n’avait qu’à suivre Toto, le chien des motifs. Toto était un caniche dont on n’avait jamais vu les yeux, tant ils étaient recouverts par des touffes de poils. Il représentait pour nous la tradition; il savait exactement l’endroit où s’étaient assis pour déjeuner Diaz, Troyon, Rousseau et les autres; et dans l’espoir d’un nouvel os de côtelette il y retournait tout droit dès le matin. Aussi, quand au détour d’un sentier on apercevait Toto gravement assis et attendant le client, on était sûr qu’à cette place les arbres et les rochers s’arrangeraient d’eux-mêmes et qu’on n’aurait que la peine de les reproduire exactement. Pauvre Toto! nous l’avons enterré ! Des discours lamentables en prose et en vers ont été prononcés sur sa tombe, et un punch solennel a accompagné ses funérailles. C’est la nuit que la cérémonie a eu lieu: un monument néo-grec, placé au milieu des rochers, devait consacrer sa mémoire dans les âges futurs. Mais les gardes-chasse, race prosaïque, n’en ont rien laissé subsister!

Le soir, quand on rentrait, c’était pour se mettre à table, et naturellement on parlait peinture. On plaisantait volontiers sur Ingres et son école, car les révolutionnaires étaient en majorité. Que de blasphèmes sur le grand art n’ai-je pas entendus là ! Quand il pleuvait et qu’on ne pouvait pas sortir, on crayonnait ou on peignait sur la muraille. Je me rappelle des grands fusains de Troyon, dont plus d’un amateur aurait fait ses délices. Mais il n’est rien resté de ces improvisations que le temps effaçait à mesure. Tout le monde en faisait pourtant, et Guillemin le peintre des Bretons, lequel s’y était refusé, a été pour ce fait flétri dans un couplet:

Guillemin de gloire avide,

Pour lui seul un panneau prit;

Il y mit tout son esprit,

Et le panneau resta vide.

La caricature occupait naturellement une grande place dans la décoration des chambres, et on pouvait y voir le portrait de maint homme illustre qui ne s’en est jamais douté. Tout cela a disparu quand le père Ganne a fait nettoyer et agrandir sa maison, à l’occasion du mariage de sa fille.

C’était une chose curieuse qu’une noce à Barbizon: elle avait lieu dans une grange, et les peintres étaient régulièrement requis pour lui donner un certain œil. Il fallait surtout des lustres (à Barbizon, on dit des luxes), que l’on faisait avec des cages à poulet suspendues au plafond et tout enguirlandées de lierre cueilli dans la forêt. Une chandelle placée au milieu formait le luminaire. Ajoutez à cela un orchestre analogue à ceux que Teniers met dans ses tableaux, et force coups de fusil sur le passage de la mariée.

Mais aucune noce ne peut être comparée à celle qui eut lieu à l’auberge, quand le père Ganne a marié sa fille. C’est que le père Ganne était le marquis de Carabas de l’endroit, et qu’il avait trouvé pour sa fille un excellent parti. Rousseau et Millet trônaient parmi les peintres dans la salle du festin; tout le jour, aux deux extrémités de l’unique rue du village, un service de rafraîchissements avait été organisé par Corot et Papeleu. Quiconque arrivait était tenu de boire à la santé de la mariée.

Et le soir, c’est le bal qui était beau à voir! Celui qui n’a pas vu danser le père Corot ne peut se faire de lui qu’une idée incomplète. C’est Corot qui nous a montré comment on pratique la danse des bouteilles. On dresse des bouteilles vides sur le sol à des distances irrégulières, mais assez éloignées pour qu’on puisse passer entre elles sans les renverser; seulement, l’espace doit être fort juste. Chacun se met en file, hommes et femmes, à la suite l’un de l’autre, et aux sons d’un violon rustique, le père Corot ouvrant la marche. Le mouvement est lent d’abord, puis s’accentue de plus en plus et finit par devenir une course au grand galop; or, il s’agit de ne pas renverser de bouteilles, sous peine de sortir du jeu. Mais aussi le vainqueur, pour prix de son adresse, reçoit une fleur des mains de la mariée.

Elle n’existe plus cette antique et joyeuse auberge, où tant d’artistes ont passé ! Du moins elle est complètement transformée et même supplantée par une succursale établie à la porte de la forêt. C’est maintenant un véritable hôtel, rempli d’étrangers, de gens du monde, de dames en toilette, et, pour peu que cela continue, la table d’hôte sera servie par des domestiques galonnés. Tout dans le village cherche à se mettre à l’unisson: il est vrai qu’on n’y trouve pas encore de boulanger; mais il y a déjà deux petites boutiques où on peut à la rigueur se procurer du fil, des clous, des sucres d’orge et autres menus objets. Symptôme plus grave, il y a une maison de bains! En sorte qu’on dira peut-être un jour Barbizon-les-Bains! Toutefois, cette maison de bains ne contient encore qu’une baignoire, et, quand on veut en user, il faut prévenir vingt-quatre heures à l’avance, afin que la bonne vieille qui dirige l’établissement ait le temps d’aller dans les bois chercher un fagot pour faire chauffer de l’eau.

Que sont devenues les maisons habitées autrefois par des artistes en renom? Celle de Rousseau a été achetée par des personnes pieuses, qui doivent faire bâtir une chapelle dans l’ancien atelier de l’artiste; car Barbizon n’a pas d’église, et les dames qui veulent entendre la messe sont obligées d’aller au village voisin, c’est-à-dire de marcher trois quarts d’heure en plein soleil. La famille de Millet habite toujours à l’endroit où nous avons connu le grand artiste. Mais autrefois Millet avait une grange pour atelier; aujourd’hui c’est une maison bourgeoise, avec un jardin bien entretenu, et si on regrette l’absence du maître, on y trouve du moins sa nombreuse et florissante famille.

Fig. 72. – Femmes de Barbizon venant de faire du bois. (Tableau de Millet.)


Les enfants de Barye sont également demeurés fidèles à son ancienne habitation. C’est à l’auberge de Ganne que j’ai connu Barye. Nous voyons arriver à la table d’hôte un homme grave, silencieux, et n’ayant rien des allures un peu échevelées qu’affectaient alors les rapins. On le prend pour un bourgeois, un homme étranger aux arts, quelque notaire retiré des affaires, et déjà les jeunes gens commencent des insinuations qui vont tourner en quolibets. Le père Ganne, qui s’aperçoit de la méprise, vient prévenir tout bas que ce monsieur est Barye. Chacun comprend alors sa sottise, et on devient si honteux qu’un silence glacial succède à la gaieté railleuse du commencement. Mais Barye qui avait parfaitement compris ce dont il s’agissait, ne veut pas amener la tristesse parmi des jeunes gens. Sa figure se déride, il parle d’abord à ses voisins directs, puis à tout le monde, et se révèle bientôt comme le plus spirituel causeur qu’on puisse rencontrer. Il fallait entendre les histoires désopilantes qu’il nous a racontées ce soir-là sur Decamps et autres. Du reste, Decamps était, lui aussi, un habitué de ces parages, et il allait souvent travailler dans les rochers dénudés qui sont à une petite lieue de Barbizon. J’ai vu depuis passer en vente publique des dessins qu’il avait faits là, et qui étaient catalogués sous le titre pompeux de Souvenirs des environs de Smyrne.

La petite maison rose qu’habitait Diaz est maintenant occupée par des locataires. Daubigny, depuis qu’il avait eu son installation aux bords de l’Oise, se montrait bien rarement à Barbizon.

Hélas! tous ceux-là sont morts! Parmi les anciens de Barbizon, Bodmer est peut-être le seul qui soit resté fidèle à notre village. Charles Jacques qui habite maintenant la Bretagne pendant une grande partie de l’année ne met plus les pieds à Barbizon.

Charles Jacques a laissé de piquants souvenirs parmi les paysans: c’est qu’on ne trouve pas toujours un amateur qui prend de vieilles brouettes en place de neuves, et qui achète des animaux maigres sous prétexte qu’il les trouve pittoresques. Mais c’est surtout avec ses poules que Jacques s’est fait une réputation dans la contrée. Il était très amateur de poules et en avait de là plus grande rareté. Quand son caprice s’est passé, il a fait à Paris une vente publique dans laquelle un coq et sa poule ont été adjugés pour douze cents francs la paire! Vous jugez de l’effet que ce prix phénoménal a produit sur les indigènes, quand ils ont vu cela imprimé sur leur journal. Eux qui s’étaient toujours moqués des volailles de M. Jacques, auraient bien voulu ensuite connaître son secret. Mais l’impitoyable artiste répondait seulement que celui qui avait acheté ses poules avait encore fait une bien belle affaire, parce qu’elles étaient bien plus nourrissantes que les autres!

J’ai vu se succéder à Barbizon deux générations d’artistes. Ceux qui viennent à présent dans les hôtels sont presque tous des étrangers. Mais une trentaine de familles parisiennes habitent ce pays, et ce sont presque tous des artistes ou des amateurs. Chacun achète ou loue à long bail une maisonnette de paysans et l’arrange ensuite à sa guise. J’ai fait comme les autres: j’ai soigneusement respecté les poutres visibles du plafond, seulement j’ai fait placer sur les murs quelques tablettes pour y mettre mes livres. Par mon petit jardin, je sors dans la campagne quand je ne veux pas traverser le village.

Fig. 73. — Animaux de la forêt. — Cerfs, par Hills.


J’aime ce pays. Barbizon s’est bien modifié et se transformera encore; mais ce qu’il aura toujours pour lui, c’est le grand air de la plaine, le voisinage d’une magnifique forêt et une tranquillité absolue.

Les animaux dans la forêt. — Les bêtes fauves elles-mêmes sont en quelque sorte soumises au régime de l’exploitation. On ne peut pas les domestiquer, mais on les parque dans des endroits déterminés pour les besoins de la chasse, et celles qui seraient les plus intéressantes pour la peinture sont devenues tellement rares dans nos forêts, que les peintres y étudieront bien difficilement leurs mœurs. Aussi est-ce dans les faisanderies et dans les bois enclos de murs, que nos artistes vont en général observer la tournure des cerfs et des autres animaux du même genre, quand ils ne se contentent pas de les dessiner au Jardin Zoologique.

Un des principaux charmes des parcs anglais, ce sont ces nombreux troupeaux de cerfs qui courent en liberté parmi les arbres séculaires. C’est là que le graveur anglais Hills allait faire ses belles études; car ses animaux ne trahissent pas la forêt et les habitudes sauvages. On sent que la vie leur est facile, et qu’ils n’ont d’autre souci que la frayeur passagère qu’un curieux peut leur causer; ils ne manquent de rien, et si l’herbe devenait rare, une main amie pourvoirait à leur nourriture. Ce sont des bêtes d’agrément qui font consciencieusement leur métier et qui sont vraiment réjouissantes à contempler. Voici (fig. 73) un cerf qui semble dresser l’oreille; sans doute il a entendu quelque bruit. Ce n’est point un chasseur qui passe, mais c’est probablement une grenouille qui, sautant parmi les roseaux, lui fait prendre cette gracieuse attitude.

Landseer a souvent peint des animaux du même genre, mais jamais dans les bois. Nous comptons en France peu de peintres qui aient fait des cerfs et des daims, et ce genre est beaucoup plus cultivé en Angleterre que chez nous.

Bodmer est, parmi nos artistes contemporains, celui qui a le mieux rendu les allures des bêtes de la forêt. Ses cerfs, ses sangliers, ses ours, ses renards, ses oiseaux de tous genres, forment une histoire à peu près complète des habitants des bois. Aucun maître ancien ni moderne n’a poussé aussi loin que lui l’observation attentive de leurs allures, et ne les a rendus avec plus de bonheur.

La culture. — Les terrains cultivés apparaissent assez fréquemment dans les tableaux contemporains, mais c’est généralement comme parties accessoires d’un tableau de genre. Les champs qui montrent le triomphe de l’homme sur la nature, et dont les sillons artificiels dessinent sur le terrain des lignes souvent désagréables, demandent à être meublés de figures ou d’animaux. Le travail rural est la raison d’être des représentations de ce genre.

L’art de l’antiquité a rarement montré des scènes rustiques, et ce genre de représentations est presque exclusivement du domaine de l’art moderne, on pourrait presque dire contemporain. En effet, les peintres des Pays-Bas qui se sont attachés à rendre les habitudes de la campagne ont vu surtout dans le paysan ce qu’il y a d’intime dans sa vie, ses joies bruyantes au jour des kermesses, ses délassements au cabaret ou à la porte des auberges, l’école que fréquentent ses enfants, la cuisine où la ménagère écume le pot-au-feu, le marché où elle achète ses provisions. Rarement, bien rarement, ils ont reproduit le travail de la terre, les semailles, la moisson ou le labourage: en somme, la pipe et le pot de bière tiennent beaucoup plus de place dans leurs tableaux que la faucille ou la charrue.

La représentation des champs si bien cultivés de la Beauce ou de la Flandre présenterait une grande monotonie, si elle n’était accompagnée de traces du travail de l’homme. Aussi, dans les tableaux de paysage, les peintres ont soin de laisser voir, à côté du terrain cultivé, un chemin avec des ornières fortement marquées, ou bien un coin où les chardons et les mauvaises herbes accusent une note plus imprévue et plus irrégulière. L’intérêt que nous offre la campagne vient de la lutte de l’homme contre la nature, et cette lutte est bien plus accusée, quand on voit quelque part la nature reprendre ses droits.

Quand on parle de la vie champêtre, le nom de Millet vient en première ligne. Parmi nos peintres contemporains, il en est peu qui aient soulevé des discussions aussi ardentes que Millet. Les artistes qui en parlent l’aiment passionnément ou le critiquent violemment; on admire ses œuvres ou on les déteste, mais il est rare qu’on passe indifférent devant elles, et plus rare encore qu’on les oublie quand on les a vues. 11 a une qualité que nul ne cherche à lui contester: c’est une forte personnalité, seulement elle est si nettement tranchée qu’elle ne saurait plaire à tout le monde. Millet a reçu dans les arts une forte éducation classique, à laquelle il doit peut-être plus qu’on ne pense, et il a de plus, sur la plupart des peintres qui font comme lui des scènes rustiques, l’avantage inappréciable de pouvoir raisonner sur chacun des mouvements qu’il imprime à ses paysans (fig. 74). Ceux qui l’ont connu à Barbizon, qui l’ont entendu causer dans son jardin lorsqu’il plantait ses légumes, ou dans son atelier lorsqu’il faisait voir son tableau, savent à quel point, chez lui, l’homme des champs était absolument confondu avec l’artiste.

Il est toujours curieux d’entendre un artiste parler de son art, et il nous a paru utile de reproduire ici un fragment de lettre où l’auteur exprime en quelques lignes toutes ses idées sur la composition des tableaux: «..... Ce que vous me dites ne m’étonne pas, et j’en ai aussi rencontré de ces gens-là qui vous disent avec tout plein d’importance et de l’air de quelqu’un bien sûr de dire une chose qui doit rester: «Enfin, vous ne le nierez pas, il y a pourtant des règles de composition! » Et ils se trouvent bien forts en le disant, car ils l’ont réellement lu. Comme je crois, depuis bien longtemps, que la composition n’est que le moyen de communiquer aux autres, le plus clairement et le plus fortement possible, ce qu’on a dans l’esprit, et que la pensée est toute seule capable de faire imaginer les moyens d’aboutir à cette fin-là, jugez de l’embarras.....» Voilà une théorie qui ne sera peut-être pas du goût de tout le monde, mais elle a le mérite d’être parfaitement d’accord avec les tableaux de l’artiste.

Fig. 74. — Les Champs. — Le Faucheur, par Millet.


Fig. 75. — Une Paysanne, par J. Breton.


Jules Breton est aussi un peintre de la vie des champs, mais il l’entend d’une façon toute différente. Il n’est pas moins exact dans ses représentations, mais il est moins paysan par tempérament. Ce n’est pas un cultivateur qui peint ce qu’il sait, c’est un citadin qui vit à la campagne, et qui traduit ce qu’il voit dans une langue où la rêverie tient autant de place que l’observation (fig. 75).

Nous avons parlé jusqu’ici des représentations dont le sujet est emprunté à la culture des céréales. La vendange a moins souvent que la moisson inspiré les artistes. Les vignes avec leurs échalas présentent en somme un aspect peu pittoresque. Je parle de celles qu’on voit dans les vignobles, car la vigne qui tapisse les maisons ou grimpe après les arbres est, au contraire, d’un grand secours aux peintres de genre qui l’emploient très fréquemment. L’animation de la campagne au moment de la vendange offre souvent des scènes vivantes et gaies qui devraient, à ce qu’il semble, se prêter volontiers à des représentations peintes. Elles sont rares pourtant: nous rappellerons seulement une très grande toile de Daubigny, qui n’était pas une de ses meilleures, et qui montrait au premier plan un chariot avec sa grande cuve, et les vendangeurs chargés des hottes de raisin.

La cueillette des pommes en Normandie, celle des olives dans le Midi, ont aussi donné lieu à quelques représentations. Mais, parmi les terrains exploités par l’homme, ce sont les prairies et les pâturages qui ont fourni aux peintres le plus de motifs de tableaux. Comme ces tableaux n’ont la plupart du temps leur raison d’être que par les animaux qui les meublent, nous avons cru devoir leur consacrer un paragraphe spécial.

Les animaux domestiques. — Les prairies répondaient bien plus que les forêts aux aptitudes des peintres hollandais; ils avaient dans leur pays d’abondants pâturages toujours peuplés de bestiaux. Aussi tous les artistes qui ont voulu rendre l’aspect des prairies ont été en même temps peintres d’animaux. Paul Potter peut être regardé comme le patriarche de ce genre de tableaux.

La donnée des tableaux de Paul Potter est toujours très simple: une vache qui se frotte contre un arbre, à côté d’une autre qui rumine paisiblement; deux vaches qui jouent avec leurs cornes dans un paysage et une troisième qui les regarde, il ne lui en faut pas davantage. Esprit exact et attentif plutôt que rêveur, Paul Potter rend admirablement le bétail, parce qu’il en connaît à fond l’ossature, qu’il en copie religieusement les articulations. Il s’identifie avec les animaux qu’il peint, il en sait les mœurs, et il en traduit le caractère avec une perfection qui n’a jamais été dépassée. Mais quand il s’attaque aux arbres, il apporte la même rigidité dans le rendu des feuillages, il souligne impitoyablement chaque petite branche et presque chaque feuille, de sorte que l’atmosphère, le vent, le jeu multiple de la lumière, tout ce qui est vibrant et insaisissable dans la nature, s’efface derrière une exécution méticuleuse où l’imprévu ne tient aucune place.

Il est difficile de ranger Berghem parmi les peintres de la prairie, car, bien que ses compositions soient toujours conçues avec un vif sentiment du pittoresque, on y sent trop l’arrangement et l’apprêt. On trouve un sentiment beaucoup plus vrai dans les ouvrages d’Adrien Van de Velde. Cet artiste qui, bien que mort à trente-deux ans, a immensément produit, se plaît surtout dans les pays découverts, où il peut donner au ciel tout son développement et faire dérouler la plaine jusqu’à son plus lointain horizon. Mais parmi les maîtres hollandais, celui qui a donné sur la prairie les impressions les plus vives et les mieux senties, c’est Albert Cuyp.

Dessinateur souvent incorrect, poète d’une sensibilité exquise, Albert Cuyp fait des tableaux où les animaux viennent affirmer la note champêtre, mais où la lumière et les vapeurs de l’atmosphère jouent toujours le rôle principal. Les lueurs du soleil couchant dorent la campagne qui semble baignée dans une vapeur lumineuse. Si Albert Cuyp est un admirable peintre d’animaux, le charme de ses tableaux vient surtout du jour qui les éclaire. Dans ses vaches qui paissent le long des canaux, ou ruminent tranquilles dans la campagne, les riches couleurs du bétail forment un contraste avec la lumière éblouissante du ciel qui les enveloppe de toutes parts. Les tableaux de Cuyp produisent toujours une impression poétique. Nul autre, Claude Lorrain excepté, n’a su rendre comme lui les teintes vaporeuses du crépuscule.

Fig. 76. — Vache au pâturage, d’après une gravure de Hills.


Dans l’école anglaise nous citerons surtout Hills, qui n’a, comme peintre qu’une valeur médiocre, mais dont les gravures dénotent une observation très sérieuse des allures que prennent les animaux des champs (fig. 76).

Le dix-huitième siècle s’est peu occupé du paysage, et, s’il a quelquefois montré des prairies, c’est dans un ton conventionnel et avec l’accompagnement inévitable des bergères enrubannées. Brascassat est le premier peintre français qui ait représenté des animaux dans la prairie. Le dessin de ces animaux est irréprochable, mais l’exécution du paysage est mince et d’une couleur vitreuse qui n’est pas agréable.

Le Labourage Nivernais de mademoiselle Rosa Bonheur a été exposé au Salon de 1849; c’est ce tableau qui a établi la réputation de l’artiste. Trois couples de bœufs se suivent en tirant la charrue. Ces animaux, fortement dessinés, piétinent sur une terre labourée que l’artiste s’est complu à peindre comme un trompe-l’œil. On a reproché à ce tableau une certaine uniformité de touche; en soulignant également chaque détail, l’artiste se prive des accents imprévus et décisifs qui donnent la vie à la peinture. Aussi ce tableau demande à être examiné de tout près; à défaut d’un aspect vraiment puissant dans l’ensemble, on trouve partout de charmants détails.

Van Marcke est aujourd’hui l’homme qui interprète le mieux les prairies plantureuses et feuillues de la Normandie. Le tableau de cet artiste, que reproduit notre figure 77, a été fort remarqué au Salon de 1875. Il représente un pré communal, c’est-à-dire un pré qui n’appartient pas à un particulier et dans lequel tous les habitants de la commune ont le droit de mener leurs animaux. Van Marcke est le plus habile des élèves de Troyon.

Troyon a peint tous les aspects de la prairie. Sa merveilleuse habileté pratique lui permet de varier sa touche à l’infini et d’affirmer le caractère propre à chaque objet, soit par des frottis transparents et légers, soit par des pâtes posées résolûment, et toujours dans le sens de la forme qu’elles précisent en l’accentuant. —

Troyon a peint aussi des moutons, et si avec ces animaux monochromes, il ne pouvait, comme sur la robe des vaches, déployer toute la richesse de sa palette, il savait y mettre un effet de lumière toujours piquant et imprévu (fig. 78).

Tous les animaux domestiques ont eu en quelque sorte leur peintre officiel. C’est ainsi que Géricault a peint des chevaux de trait, que Des-porte et Oudry se sont fait au dix-huitième siècle une réputation avec leurs chiens de chasse, dont nous avons au Louvre plusieurs belles représentations.

Parmi nos artistes contemporains, Jadin et, après lui, Melin se sont fait connaître en reproduisant avec une grande vérité toutes les races de chiens connues. Landseer, en Angleterre, a su donner aux chiens des expressions humaines et il a fait sur ce sujet des compositions pleines d’esprit.

Fig. 77. – Un Pré communal. (Tableau de Van Marcke. Salon de 1875.)


Les animaux les plus infimes ont trouvé d’habiles interprètes parmi les artistes. Tout le monde connaît les jolies eaux-fortes qui ont fait donner à Charles Jacques le surnom de Raphaël des cochons. Cet artiste a fait depuis des troupeaux de moutons et des intérieurs de basses-cours et a montré dans ses tableaux autant d’habileté que dans ses eaux-fortes.

Fig. 78. — Troupeau de moutons. (Tableau de Troyon.)


Routes et chemins. — Une très nombreuse catégorie de représentations se rattache aux routes et chemins qui sillonnent la campagne. Les chemins de fer, qui sont aujourd’hui notre principal moyen de locomotion, ne figurent que très rarement sur les tableaux, et la rigidité impérieuse de leurs lignes, la monotonie de leurs chaussées et de leurs rembiais, expliquent la répugnance que les peintres montrent pour ce genre de sujets. Les grandes routes, à une époque, il est vrai, où elles étaient moins bien entretenues, ont trouvé des interprètes. Les peintres hollandais, et notamment Hobbema, ne reculaient pas devant leur implacable alignement, et la monotonie des arbres qui les bordent ne les effrayait pas trop. Ces routes du reste n’étaient pas pavées, et comme le macadam n’était pas encore inventé, le sol de la route présentait toujours quelques petites aspérités, attestant la négligence des cantonniers du temps, mais dont les peintres ne manquaient pas de profiter, pour rompre un peu la nudité du terrain au premier plan.

Fig. 79. — Troupeau sur une route, d’après une eau-forte de Hills.


Les troupeaux en marche ou les chariots de construction rustique forment presque toujours le principal élément pittoresque des tableaux qui représentent une route. Hills, dans ses eaux-fortes, a donné un grand nombre de compositions de ce genre, qui se recommandent presque toujours par leur heureux agencement. La figure 79, qui reproduit en fac-simile une eau-forte de cet artiste, donne une idée très juste de sa manière habituelle. Il a fait beaucoup de routes, et il les place généralement sur un terrain un peu montueux, en ayant soin de mettre toujours d’un côté un talus ou des taillis, tandis que de l’autre on aperçoit la plaine qui se trouve sur un plan beaucoup plus bas que la route. Comme disposition optique, cette eau-forte a l’inconvénient assez grave de présenter à l’œil une ligne oblique qui va d’un angle à l’autre. Un coloriste tel que Constable n’aurait pas manqué de placer dans la partie vide du ciel quelque gros nuage, dont la forme nettement accusée aurait rétabli l’équilibre des lignes et empêché la composition de danser. Mais Hills, dont les gravures sont presque de simples traits, n’avait pas cette ressource: aussi, malgré le bâton que le berger semble tenir en l’air, tout exprès pour rompre la monotonie du ciel, l’obliquité de la disposition est un peu gênante pour l’œil.

Ceux qui ont voyagé dans les diligences du vieux temps, et qui se rappellent l’ennui qu’ils ont éprouvé en suivant la ligne toujours droite des interminables grandes routes, comprendront difficilement qu’un artiste ait pu s’amouracher d’un pareil spectacle, au point de consacrer sa vie à le retracer dans ses tableaux. C’est pourtant ce qu’a fait Demarne au commencement de ce siècle; et, comble de bizarrerie, les routes, ou plutôt la route qu’il aimait tant à peindre (car c’était toujours la même qu’il représentait) était embellie par le pavage. Une route pavée! c’est-à-dire une route dans laquelle on a sous les pieds des petits carrés d’égale grandeur et d’égale couleur, et devant les yeux les mêmes petits carrés, allant en se rapetissant jusqu’au point de vue, comme une démonstration de perspective linéaire.

Voici maintenant comment ce goût bizarre a pu venir à un artiste qui n’était pas sans mérite, comme on en peut juger par ses tableaux qui sont au Louvre. A l’époque où vivait Demarne, on était en pleine peinture classique, et chaque exposition voyait reparaître uniformément les Jupiter, les Agamemnon, et tous les sujets dits de grand style. Mais pour peindre des dieux et des héros, il faut un atelier, des modèles, des costumes et une foule de choses qu’on ne peut se procurer qu’à Paris. Obligé pour des raisons de santé d’aller habiter la campagne, et trop faible de complexion pour entreprendre des voyages, il alla se fixer à Saint-Denis, dans une petite maison située sur la grande route. Se trouvant dès lors loin du courant qui entraînait les artistes dans le genre académique, il s’éprit de la note champêtre et fit ce qu’on appellerait aujourd’hui du réalisme. De la fenêtre de son rez-de-chaussée il peignit ce qu’il avait sous les yeux, la grande route pavée, et recommençant toujours le même motif, il sut pourtant y mettre toute la variété que comporte un pareil suj et. C’est-à-dire que tantôt la diligence qui va sur Paris est vue par derrière; tantôt les chevaux s’avancent vers le spectateur; quelquefois le postillon s’arrête pour échanger quelques mots avec l’aubergiste du coin, ou bien une paysanne montée sur un âne apporte ses provisions à la ville, ou bien un troupeau de moutons soulève en se bousculant la poussière du chemin, etc., etc. Toujours est-il que les routes de Saint-Denys de Demarne forment une catégorie spéciale de tableaux, qu’on voit quelquefois figurer à l’hôtel des ventes où ils sont assez prisés des amateurs.

Fig. 80. — Allée de châtaigniers. (Tableau de Théodore Rousseau.)


En général les peintres montrent peu de goût pour les grandes routes, et ils professent même généralement une sainte horreur pour les alignements administratifs. Il s’est même passé à ce sujet une petite aventure qui mérite d’être rapportée ici. Il y avait sur la lisière de la forêt de Compiègne un petit hameau que les artistes commençaient à fréquenter, et qui semblait devoir être un jour un nid de peintres, comme les villages de Barbizon et de Marlotte, près de la forêt de Fontainebleau. Ce qui attirait surtout les peintres en cet endroit, c’était une vieille route traversant la futaie, et abandonnée depuis plusieurs années, parce qu’à quelques pas de là, on en avait tracé une autre qui était plus directe. Les voitures n’y passaient plus, mais on y voyait encore la trace de profondes ornières, et le sol, recouvert de gazon, s’était mamelonné sous l’action des pluies, de manière à former çà et là de petites mares, où l’humidité du terrain faisait croître les joncs. Les arbres n’étant plus soumis à l’alignement laissaient insolemment pousser leurs branchages, qui formaient sur la vieille route comme un berceau de verdure, et les graines qui en étaient tombées se transformaient en petits buissons, s’étalant çà et là, sans nul souci des règlements tombés en désuétude.

Or, il arriva qu’un invité du château de Compiègne, qui connaissait probablement des peintres, s’avisa de parler des beautés rustiques de ce petit coin de la forêt, où la cour n’allait jamais, et il mit une telle chaleur dans sa description, qu’une promenade impériale dans cette direction fut bientôt résolue. Le bruit de l’excursion projetée s’étant de suite répandu, l’administration, qui n’avait sans doute pas bien compris les raisons qui la motivaient, ne songea qu’à donner une preuve nouvelle de son zèle infatigable. Les peintres, qui n’avaient entendu parler de rien, furent bien étonnés de voir dès l’aube des ouvriers installés en nombre dans leur vieille route si calme à l’habitude. Les uns remuaient la terre à coups de pioche; d’autres appliquaient des échelles sur les arbres; des charrettes apportaient des cailloux pour boucher les ornières et combler les petites mares. Les buissons disparus s’étaient transformés en fagots, qu’on rangeait sur le chemin. Les arpenteurs fichaient en terre de petits bâtons qui portaient tous dans une fente un petit papier, puis tiraient des ficelles d’un bâton à un autre. Au milieu de tout cela, des hommes à casquette galonnée regardaient d’un œil impitoyable les branches en contravention, ou les pâquerettes qui dépassaient l’alignement, et justice était faite aussitôt. Cette activité dévorante avait assurément un but très louable: on avait dit que l’empereur irait visiter la vieille route; or la vieille route n’était pas carrossable! Il résulta de ce travail que l’empereur ne dut pas comprendre grand’chose aux récits qu’on lui avait faits; quant aux peintres, inutile de dire qu’ils décampèrent aussitôt.

Fig. 81. – Chemin creux en Normandie. – (Tableau de Troyon.)


Théodore Rousseau, dans sa célèbre avenue de châtaigniers, a montré tout le parti qu’on pouvait tirer de ces belles avenues qui étaient autrefois assez communes dans la campagne, mais qu’on ne rencontre plus guère que dans les parcs. Les arbres séculaires qui bordent le chemin déploient en tous sens leurs branches vigoureuses, et leur feuillage épais forme sous le ciel comme une arcade couverte (fig. 80).

Une catégorie de chemins qui échappe assez généralement à la vigilance administrative est celle que les peintres désignent sous le nom de chemins creux. Ces chemins, très communs en Normandie et en Bretagne, s’enfoncent généralement entre deux talus bordés d’arbres irrégulièrement plantés. Comme ils traversent habituellement des pays de pâturages, auxquels on communique par des barrières de bois qui ouvrent sur la prairie, il se produit dans ces chemins, ordinairement très couverts de verdure, des échappées de lumière dont Troyon a su tirer un charmant parti dans le tableau que reproduit la figure 81. Quant aux sentiers qui n’ont pas été tracés et que font les piétons en se rendant d’un endroit à un autre, il est à peine utile de dire que les peintres ont pour eux une tendresse particulière, et qu’ils ne manquent pas d’en introduire dans leurs tableaux, toutes les fois qu’ils peuvent en trouver l’occasion.

L’habitation. — «Les hommes, dit Vitruve, commencèrent, les uns à se faire des huttes avec des feuilles, les autres à se creuser des grottes dans les montagnes; d’autres, imitant l’industrie des hirondelles, pratiquaient, avec de petites branches d’arbres et de la terre grasse, des lieux où ils pouvaient se mettre à couvert; et chacun, considérant l’ouvrage de son voisin, perfectionnait ses propres inventions par les remarques qu’il faisait sur celles d’autrui; il se faisait donc chaque jour de grands progrès dans la manière de bâtir les cabanes, car les hommes dont le naturel est docile et porté à l’imitation, se glorifiant de leurs inventions, se communiquaient tous les jours ce qu’ils avaient inventé de nouveau.

«Ils commencèrent d’abord par planter des fourches et y entrelacer des branches d’arbres qu’ils remplissaient ensuite et enduisaient de terre grasse pour faire les murailles; ils en bâtirent aussi avec des morceaux de terre grasse desséchée, sur lesquels ils posaient des pièces de bois en travers, en couvrant le tout de cannes et de feuilles d’arbres pour se défendre du soleil et de la pluie; mais comme cette espèce de couverture ne suffisait pas pour se garantir des mauvais temps de l’hiver, ils élevèrent des combles inclinés, bien enduits de terre grasse, afin de faire écouler les eaux.

«Ce qui nous prouve que les premières habitations ont été faites de cette manière, c’est que nous voyons encore aujourd’hui les nations étrangères employer les mêmes matériaux pour faire leurs constructions, par exemple en Gaule, en Espagne et en Aquitaine, où les maisons sont couvertes de chaume ou de bardeaux faits de chêne et taillés en manière de tuiles... Les Phrygiens, qui habitent un pays où il n’y a point de forêts qui leur fournissent du bois pour bâtir, creusent de petits tertres élevés, établissent des chemins pour entrer dans l’espace qu’ils ont pratiqué et qu’ils font aussi grand que le lieu le permet; sur les bords de ce creux, ils placent plusieurs perches-liées ensemble et assemblées en pointe par le haut; ils couvrent ce toit avec des cannes et du chaume, et sur cela ils entassent encore de la terre en monceau; par ce moyen ils rendent leurs habitations très chaudes en hiver et très fraîches en été.

«En d’autres pays, on couvre les cabanes avec des herbes prises dans les étangs, et c’est ainsi que, selon les lieux, on adopte différentes manières de bâtir. A Marseille, au lieu de tuiles, les maisons sont couvertes de terre grasse, pétrie avec de la paille; à Athènes, on montre encore, comme une chose curieuse par son antiquité, les toits de l’Aréopage faits aussi en terre grasse; et dans le temple du Capitole, la cabane de Romulus, couverte de chaume, fait voir cette ancienne manière de bâtir.» (Vitruve, livre II.)

On peut conclure de ce qui précède que la chaumière était dans l’antiquité, comme de nos jours, le type le plus ordinaire des habitations rustiques. Cependant l’administration fait partout une guerre à mort aux toits de chaume qui ont l’inconvénient grave de propager très vite les incendies. Aussi n’est-ce guère que dans les lieux isolés qu’on continue à faire des constructions recouvertes en chaume, comme celle qui est reproduite sur la figure 82. La Bretagne et le centre de la France ont encore de nombreux villages, dont les toitures en chaume, toutes remplies de mousses, de lichens, et souvent recouvertes de touffes de giroflées ou d’iris, offrent aux. peintres des colorations exquises. Après 1830, les paysagistes ont fait de très nombreuses représentations de ce genre de motifs qui est presque entièrement délaissé aujourd’hui.

Dans les pays où les forêts sont abondantes, les villages sont généralement bâtis en bois, et leurs toits sont plus ou moins inclinés suivant que le climat est plus ou moins exposé aux fortes pluies ou aux accumulations de neiges. Un ancien village russe de la province de Tver, reproduit sur la figure 83, montre assez bien l’aspect d’un village en bois dans les contrées septentrionales. La Suisse a aussi ses chalets qui ont dans leur construction une véritable élégance, avec leurs balcons découpés à jour, leurs escaliers extérieurs et leurs grands toits avancés.

Van der Heyden est le premier artiste qui ait consacré son talent à la représentation des villes. Des maisons alignées le long d’une rue ou sur une place carrée, des murs dont on peut compter les briques, des représentations d’édifices dont l’architecture est toujours insignifiante, des pavés fuyant vers la ligne d’horizon dans une perspective implacable, des toits auxquels il ne manque pas une tuile, des cheminées qui profilent leur silhouette sur le ciel: voilà le cercle assez monotone où il se meut d’habitude, et qui n’a rien par lui-même de bien attrayant. Pourtant les tableaux de Van der Heyden se trouvent dans toutes les galeries, et on s’arrête avec plaisir pour les regarder. C’est que toutes ces choses qui ne nous plaisent pas ont eu le don de captiver son esprit. Il s’est passionné pour ces rues bordées de maisons, pour ces grandes places régulières, dont la propreté fait honneur à l’édilité du temps. Il a rendu avec une patience minutieuse tous les plus petits détails de la construction, parce qu’il s’est plu à en examiner de près la structure; mais, comme il aimait aussi à en considérer l’aspect dans son ensemble, il a su donner à ses tableaux une unité qui frappe de loin; car, bien qu’on puisse examiner à la loupe le travail rigoureusement exact du peintre, on juge très bien l’aspect général de l’œuvre, quand on se tient à une certaine distance, le détail qui séduit l’artiste ne l’entraîne pas dans la sécheresse et ne l’absorbe jamais au détriment de l’effet.

Fig. 82. — Chaumière normande. (Tableau de Richet, Salon de 1879.)


Fig. 83. Construction de bois en Russie.


Dans l’école italienne, Canaletti et Guardi sont les seuls peintres qui se soient attachés à la représentation d’une ville, et Venise est la seule ville qu’ils aient représentée. Cette ville, du reste, a un singulier attrait pour les artistes: Ziem y a trouvé les motifs de ses meilleurs tableaux. Gérôme, Berchère, Marilhat se sont attachés à rendre l’aspect si original des villes d’Orient; Brest s’est fait une spécialité des vues de Constantinople; Nittis a montré Paris et Londres sous les aspects les plus variés. Aujourd’hui, tout un groupe de jeunes peintres, parmi lesquels il faut nommer Béraud, Loir et. Lapostolet, s’attachent à rendre les rues de Paris. Les faubourgs, et notamment Bercy, Montrouge ou Batignolles, fournissent aux artistes qui suivent cette voie des motifs souvent très originaux, que tout le monde connaissait avant eux; mais ces peintres ont le mérite d’être les premiers qui les aient analysés et qui en aient exprimé le côté pittoresque (fig. 84).

Fig. 84. — L’avenue des Ternes. (Tableau de Lapostolet.)


On a dit avec raison que l’agencement pittoresque des anciennes cités disparaissait au fur et à mesure que l’accroissement de la richesse publique faisait naître chez les habitants le besoin du confortable. La Bretagne, l’Auvergne, et les départements qui avoisinent les Pyrénées, ont encore des villes dont les rues ont conservé leur ancienne physionomie, mais elles disparaissent peu à peu pour être remplacées par des constructions nouvelles, et on peut prévoir le temps où des sujets comme celui que reproduit la figure 85, d’après madame Nathaniel de Rotschild, ne pourront plus être dessinés d’après nature.

Que l’habitant des villes éprouve du plaisir à voir accrochées dans son appartement des toiles qui lui rappellent la campagne et ses délicieuses rêveries, il n’y a rien là qui puisse surprendre; mais qu’un homme qui demeure dans une rue large, bien aérée, tirée au cordeau, garnie de larges trottoirs, bordée de maisons neuves et blanches, de boutiques soigneusement entretenues, se complaise à voir la représentation d’une ruelle dans laquelle il éviterait certainement de passer, si elle était dans son quartier, cela ne paraît pas naturel.

Fig. 85. — Une rue de Salies (Béarn), par madame N. de Rotschild.


Les vieilles maisons que poursuit avec tant d’acharnement le marteau des démolisseurs ont enthousiasmé bien des artistes et donné lieu à une foule de représentations peintes, dessinées ou gravées. L’une d’elles peut tomber entre les mains d’un membre d’une édilité qui la trouvera charmante, et qui pourtant, dans le sein du conseil municipal, voterait peut-être la démolition de cette ruelle dont l’interprétation par l’art donne un résultat si piquant. En dessinant d’après nature les détails de ces antiques maisons, l’artiste s’est vu sans doute entouré de groupes nombreux et sans cesse renouvelés; il a entendu demander autour de lui pourquoi on tirait en portrait ces vieilles masures, quand il y avait dans la ville des maisons toutes neuves, et par conséquent plus belles. Il est même probable qu’en dessinant sa vieille rue, l’artiste a supprimé bien des parties qui lui semblaient trop modernes, et que son tableau est une restitution plutôt qu’une imitation rigoureusement exacte. Ce n’est pas sans raison qu’un intérêt puissant s’attache pour nous aux représentations des vieilles constructions. Si les gens illettrés ne voient là qu’une bizarrerie de goût, l’artiste y trouve un vif attrait par la tournure pittoresque, et le penseur sent s’éveiller en lui mille souvenirs. Chaque maison présente une silhouette particulière et ne ressemble pas à sa voisine. Voici la boutique d’ancien style, courte, basse, massive, et en retrait sous le reste de la maison, qui abritera contre la pluie les marchandises qu’on voulait mettre à l’étalage: puis c’est l’élégante tourelle qui marque l’encoignure de la rue, c’est le clocher qui profile son toit sur le ciel.

Fig. 86. — Un village, par G. Durand.


L’église est toujours le point central du village, même lorsqu’elle est à une certaine distance des habitations; c’est elle qui donne à la représentation la note décisive, qui imprime au pays un caractère particulier. C’est ce qu’on peut voir dans la figure 86 qui représente un groupe d’habitations, disposées autour d’une église et au pied d’un coteau sur lequel est un château fort. Cette disposition est celle qui a dominé pendant tout le moyen âge; aujourd’hui, le château fort a disparu et ne se montre plus guère qu’à l’état de ruine; mais l’église, à demi perdue dans le feuillage, s’élève encore presque partout au milieu des maisons qui constituent le village.

La figure 87 est un fac-simile d’une eau forte de Van der Meulen qui nous montre la disposition d’un village flamand au dix-septième siècle. Des chariots circulent sur la route dont les ornières sont fortement accentuées, et on aperçoit au fond l’église, accompagnement indispensable d’une représentation de ce genre.

Fig. 87. — Village, d’après une eau-forte de Van der Meulen.


Quand le clocher n’apparaît pas au milieu des habitations, ce n’est plus un village qu’on a sous les veux, mais simplement un hameau, comme dans la jolie composition de Charles Jacques que reproduit la figure 88.

Aucun artiste n’a su mieux que Charles Jacques rendre les planches mal jointes d’une porte rustique, la surface dégradée d’un pan de muraille, les animaux vivants et crottés, pataugeant dans l’eau croupie des mares, le fumier où se vautrent les cochons, et toutes ces choses laides et déplaisantes, qu’an fuit dans la nature et que l’art a le don de rendre charmantes. Quelle loi mystérieuse nous pousse donc à rechercher la copie des choses dont nous n’aimons pas l’original, et pourquoi avons-nous du plaisir à placer dans un salon où tout est propre et reluisant, un petit tableau qui rappelle l’idée d’un endroit fétide et misérable? C’est le miracle de l’art; l’homme de talent sait donner de l’attrait à toutes choses, sans en atténuer la réalité. Une vieille brouette, une corde à puits, un baquet, suffisent pour égayer une cour rustique, et quelques animaux épars dans les champs animent le paysage le plus insignifiant et le plus dénudé.

Fig. 88. — Le hameau. (Dessin de Ch. Jacques).


Fig. 89. — Moulin de Simoneau à Pont-Aven (Finistère). (Tableau de Grandsire, Salon de 1877.).


Les moulins à eau sont peut-être, parmi les constructions rurales, celles que les peintres affectionnent le plus. Toujours placé le long d’un cours d’eau, généralement accompagné de petits îltos verdoyants, le moulin à eau, avec ses charpentes mouillées visibles extérieurement, ses écluses, ses appentis et les herbes aquatiques qui croissent aux environs, forme souvent un motif des plus pittoresques, comme on peut le voir dans celui que représente le tableau de M. Grandsire (fig. 89). Toutefois c’est encore là un genre de représentations qui tend à disparaître; car l’industrie moderne substitue partout aux vieux moulins de nos pères des constructions beaucoup plus vastes, assurément mieux ordonnées et plus commodes, mais dont l’aspect n’a plus aucune rusticité.

Le genre rustique est en train de subir une transformation, parce que la campagne elle-même se transforme. On ne refera plus aujourd’hui les chaumières agrestes de Flers et de Cabat, par la raison qu’on ne bâtit plus de chaumières semblables, et que celles qui existent encore disparaissent sans être remplacées. Le vieux hameau délabré qui plaisait tant aux peintres, il y a une trentaine d’années, tend à disparaître et les grandes fermes industrielles se multiplient en raison même des progrès croissants de l’agriculture. Les amis du pittoresque peuvent s’en affliger, mais l’art, qui sait s’accommoder à tout, trouvera peut-être là des inspirations nouvelles, justement parce qu’il n’a pas encore cherché dans cette direction.

Les Ruines. — Un édifice dégradé par le temps a une beauté qui lui est particulière: les lignes impérieuses de l’architecture sont interrompues par les parties manquantes qui jettent de l’irrégularité dans l’ensemble, et la végétation qui croît spontanément parmi les débris forme des notes étranges que le constructeur n’avait pas prévues, mais qui font naître chez le spectateur des rêveries souvent pleines de charme. Ce genre de représentations, qui n’est plus du tout de mise aujourd’hui, a été très goûté sous la Renaissance, et derrière les madones pieusement agenouillées des maîtres florentins, on aperçoit souvent un débris de monument, ou un fragment d’architecture antique. Les écrivains de l’art chrétien ont vu là un symbolisme, et ces ruines, qui expriment suivant eux l’écroulement du vieux monde païen, seraient l’accompagnement naturel de la scène du premier plan, où l’on voit l’Enfant-Dieu, venu pour sauver le genre humain.

On ne saurait dire la même chose des peintres hollandais du dix-septième siècle, qui aimaient aussi à faire figurer des ruines dans leurs tableaux; Berghem el Karel du Jardin, qui ont souvent placé des débris d’architecture à côté de leurs troupeaux, n’avaient assurément aucune intention philosophique. Il en est de même pour Claude Lorrain, qui, lorsqu’il place une ruine à côté d’un bouquet d’arbres (fig. 90), n’a certainement pas d’autre but que de faire un heureux agencement.

Le dix-huitième siècle avait la passion des ruines; un parc n’aurait pas été complet, sans une petite ruine élevée tout exprès pour le plaisir des yeux. Dans les tableaux, on ne s’en tient plus à la donnée exclusivement pittoresque de l’époque précédente. Les peintres ne manquent pas de mettre parmi les décombres un berger insouciant qui garde son troupeau, et un philosophe qui indique du geste les colonnes écroulées et semble parler sur les vicissitudes des empires. Tout cet art est bien artificiel, néanmoins il a donné le jour à quelques ouvrages remarquables.

Hubert Robert, dans l’école française, a été surnommé le peintre des ruines, à cause des sujets qu’il traite habituellement. Les ouvrages de cet artiste, qui remontent à la fin du dix-huitième siècle, sont un mélange de fantaisie et d’exactitude. Le genre auquel il s’est adonné ne serait plus admissible aujourd’hui, où l’on exige dans une représentation toute l’exactitude d’un compte rendu. Pour accentuer davantage la scène qu’il veut exprimer, il modifie dans une certaine mesure ce qu’il a sous les yeux, élimine certaines parties, pour en faire valoir d’autres, et ne s’astreint jamais à une représentation littérale. Ainsi il n’hésite pas, pour rendre une silhouette plus heureuse, à rapprocher des corps d’édifices qui se trouvent éloignés dans la nature, à ajouter à ses ruines des colonnes disparues depuis longtemps; il dégrade à dessein des parties de bâtiments maladroitement restaurées, fait brouter les chèvres au milieu des broussailles dans un lieu qui, réellement, est pavé et garni de trottoirs, remplace par des chapiteaux écroulés et des débris d’entablement la boutique occupée par un café ou une modiste. Le graveur Piranési et tous les artistes de cette époque procèdent de la même manière; ils étaient contemporains de Volney et n’eussent pas eu le cachet de leur temps, s’ils avaient compris la peinture autrement.

Fig. 90. – Paysage avec ruines, par Claude Lorrain.


«Les ruines, dit Chateaubriand, ont des accords particuliers avec leurs déserts, selon le style de leur architecture, les lieux où elles se trouvent placées, et les règnes de la nature au méridien qu’elles occupent. Dans les pays chauds, elles sont privées de ces graminées qui décorent nos châteaux et nos vieilles tours; mais aussi de plus grands végétaux se marient aux plus grandes formes de leur architecture. A Palmyre, le dattier fend les têtes d’hommes et de lions qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil. Le palmier remplace de sa colonne la colonne tombée, et le pêcher, que les anciens consacraient à Harpôcrate, s’élève dans la retraite du Silence. On y voit encore une espèce d’arbres, dont le feuillage échevelé, et les fruits en cristaux, forment avec les débris pendants de beaux accords de tristesse. Une caravane arrêtée dans ces déserts y multiplie les effets pittoresques. Le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines; et les chameaux et les dromadaires semblent en accroître les dimensions, lorsque, couchés entre de grands fragments de maçonnerie, ces énormes animaux ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus. Les ruines changent de caractère en Égypte: souvent elles étalent, dans un petit espace, toutes les sortes d’architecture et toutes sortes de souvenirs. Le sphynx et les colonnes du vieux style égyptien s’élèvent auprès de l’élégante colonne corinthienne; un morceau d’ordre toscan s’unit à une tour arabe. D’innombrables débris sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés sous l’herbe; des champs de fèves, des rizières, des plaines de trèfle s’étendent à l’entour. Quelquefois des nuages, jetés en ondes sur les flancs des ruines, les partagent en deux moitiés: le chakal, monté sur un piédestal vide, allonge son museau de loup derrière le buste d’un Pan à tête de bélier; la gazelle, l’autruche, l’ibis, la gerboise sautent parmi les décombres, et la poule sultane s’y tient immobile,. comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre. La vallée de Tempé, les bois de l’Olympe, les côtes de l’Attique et du Péloponèse étalent de toutes parts des ruines de la Grèce. Là commencent à paraître des mousses, des plantes grimpantes et des fleurs saxatiles; une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Vénus antique, comme pour lui rendre sa ceinture. Une barbe de mousse blanche descend du menton d’une Hébé ; le pavot croît sur les feuillets du livre de Mnémosyne, aimable symbole de la renommée passée, et de l’oubli. présent de ces lieux. Les flots de l’Égée qui viennent expirer sous de croulants portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d’un autel; le cygne qui fait son nid dans le sein d’une Léda; tous ces accidents, produits par les grâces, enchantent ces poétiques débris. Un souffle divin anime encore la poussière des temples d’Apollon et des Muses, et le paysage entier, baigné par la mer, ressemble au beau tableau d’Apelle consacré à Neptune et suspendu à ses rivages.»

Fig. 91. — Anciens fossés du château de Lavardin, près Montoire. (Tableau de Busson, Salon de 1874.)


Il n’est question ici que des ruines antiques, mais le mouvement romantique de 1830 mita la mode les ruines du moyen âge. A cette époque nos paysagistes reproduisirent avec un enthousiasme indescriptible tout ce que la France renfermait encore de tours démantelées, de vieilles chapelles abandonnées; chaque Salon voyait invariablement reparaître nos abbayes, nos cloîtres, nos donjons; et on ne manquait pas de les éclairer avec la lune. Peu d’œuvres sérieuses sont sorties de là, et depuis quelques années les ruines ont complètement disparu de nos expositions. Si, à de bien rares intervalles, on aperçoit encore un débris d’église ou de vieux château dans une peinture contemporaine, c’est à la condition qu’elle perde complètement son caractère architectonique, pour se dissimuler derrière le paysage. C’est ainsi que, dans le tableau reproduit par la figure 91, M. Busson nous montre une végétation luxuriante qui a surgi dans les anciens fossés d’un manoir abandonné.


Le monde vu par les artistes : géographie artistique

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