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CHAPITRE VIII
Par bonheur!
ОглавлениеAsouper, le sensuel Apatéon fit à sa pupille une chère plus délicate encore que de coutume: il voulut l'engager à boire, à son exemple, de ces délicieux breuvages, qui portent le feu dans les veines, et dans le cœur les désirs impétueux: «Ma chère fille, disait le dévot, toutes les choses d'ici-bas sont faites pour les élus [11]; elles ne les corrompent pas; au contraire, ce sont eux qui les sanctifient.» Mais Fanchette ne savait pas sanctifier la débauche; elle n'avait appris de son père qu'à aimer la sobriété. Elle associa, suivant sa coutume, les naïades à bacchus, le vieillard ne put rien gagner sur son esprit. Ce jour-là, il ne se retira point aussitôt après l'avoir remise dans son appartement: il voulait l'aider à se déshabiller. Fanchette était bien innocente; mais une lumière naturelle indique à son sexe les règles de la bienséance: la jeune fille sentit qu'il fallait mettre un terme à ses complaisances pour monsieur Apatéon; elle ne voulut jamais y consentir; le vieillard fut obligé de lui céder.
Restée seule, Fanchette voulait réfléchir; mais il ne se présenta devant elle qu'un cahos impénétrable à débrouiller: au fond de son cœur, elle éprouva des mouvemens de crainte: pour la première fois, cette porte qui donnait de son appartement dans celui du vieillard, et qui souvent l'avait rassurée contre mille petites frayeurs enfantines, lui donna de l'inquiétude. Elle alla trouver dame Néné, gouvernante sexagénaire de monsieur Apatéon. Il est bon de dire, que dame Néné, fille de la nourrice de la mère de Fanchette, avait toujours tendrement aimé la marchande, et que son affection rejaillissait sur sa fille. La pupille de monsieur Apatéon pria dame Néné de coucher dans sa chambre. «Pourquoi, mademoiselle?—C'est que j'ai peur.—Vous avez peur! Eh! de quoi?—Je ne sais.—Je le crois bien, mais n'importe; tout ce qu'il vous plaîra; j'y consens.—Ma bonne?—Eh bien!—Vous viendrez?—Oui.—Sans manquer au moins?—Je vous le promets.—Ma bonne?...—Vous pleurez, mademoiselle?... Ma chère fille, qu'avez-vous?... —Hêlas! j'ai perdu mes parens... Mon père... il n'est plus!—La pauvre enfant!... elle me fend le cœur!... Paix, paix, ma mignone: monsieur a des bontés pour vous, et quant à moi...—Ah! ma bonne!—Comment! cesserait-il...—Non; mais...—Mais?...—Il n'est pas mon père!—L'aimable petite! qu'elle sent bien ce qu'elle a perdu!... Il faut se faire une raison, ma chère fille...—Je voudrais... que monsieur Apatéon eût moins de bontés.—Vous m'étonnez, mademoiselle, en tenant ce langage!—Il me rend confuse. Par exemple, je ne sais pourquoi, lorsqu'il me porte dans ses bras, qu'il me baise la main, j'éprouve une peine... une peine que je ne saurais vous comparer à rien. Une pauvre orfeline ne peut, sans honte, penser qu'il lui rend des services qu'elle ne recevrait d'une domestique qu'avec répugnance.» La vieille gouvernante se frotait les yeux, et prêtait toute son attention. Elle se fit expliquer ce que c'était que ces services, et son étonnement redoubla.
Dame Néné connaissait les hommes; mais l'extérieur édifiant de son maître lui en avait toujours imposé. Elle se rendit dans l'apartement de Fanchette, et se mit dans un petit lit qu'elle aprocha de celui de la jeune personne. Toutes deux parlèrent três-bas: «Je suis tranquille à présent, dit l'aimable Florangis: tantôt il m'a surprise; j'étais endormie; il me baisait le pied, lorsque je me suis éveillée...—Vraiment! vraiment! le pied! à vous!... il s'y connaît... Mais comment ne l'avez-vous pas entendu? votre porte est rude, et fait du bruit.—Il n'est pas entré par-là.—Eh! par où donc, si ce n'est par la porte?—Par celle qui donne de cet apartement dans le sien.—Que voulez-vous dire?—Ce que vous devez savoir.—Une porte de son apartement dans le vôtre!... voila la première fois que j'en entens parler.—Rien n'est plus vrai cependant; et dès demain, si vous le voulez, vous pourrez la voir.» Elles entendirent du bruit, et se turent.
Depuis longtems, elles étaient tranquilles: le sommeil venait de répandre ses pavots sur la jeune Florangis [12], et la vieille s'assoupissait [13], lorsqu'Apatéon, qui ne soupçonnait rien de l'arrangement de sa pupille, se glissa dans son apartement. Il s'avance avec précaution, et retient son haleine: il touche un lit: il s'aperçoit qu'il est occupé: mille fois ses mains errantes et perfides s'avancèrent pour violer le dépôt sacré qu'un ami rendant le dernier soupir, confia à sa bonne-foi; et mille fois la crainte, non du crîme, mais d'échouer, le retint. Enfin, il entend soupirer; il ne se possède plus: sa bouche cherche celle de Fanchette: ses mains pressent... «O ciel! s'écrie-t-il, en reculant d'horreur! que viens-je de toucher-là! Ce n'est pas ma jolie Fanchette, c'est un monstre qui la remplace!» La vieille, qui venait de s'éveiller, grommèle d'un ton rauque entre ses dents je ne sais quoi, qui mit en fuite le satyre impur. «Ma fille! dit la gouvernante, en éveillant Fanchette, j'en sais trop: mais j'étais ici, par bonheur!»