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ESQUISSE LITTÉRAIRE
ОглавлениеLes mœurs sont corrompues; puis-je peindre
le siècle d'Astrée?
Restif.
Zéphire, fils d'Éole et de l'Aurore—qui prêta son nom à l'une des plus mignonnes et singulières maîtresses de Monsieur Nicolas—Zéphire est la seule divinité qu'il nous convienne d'invoquer au début de cette étude d'essayiste. C'est, à vrai dire, avec une légèreté de papillon butinant et folâtrant au milieu des innombrables documents amassés par d'érudits et curieux chercheurs que nous allons effleurer les reliefs extravagants et si multiples de cette physionomie changeante du plus fécond conteur à la mode au dernier siècle. Selon le rite antique, nous sacrifions donc très volontiers au petit dieu, époux de Chloris, une des blanches brebis du poétique troupeau de Mme Deshoulières; puisse cette offrande si peu onéreuse nous rendre propice le favonius des Latins; puisse ce même Zéphire soutenir notre plume comme une houlette enrubannée, au cours de cette analyse; puisse-t-il enfin voiler de ses ailes et couvrir des tendres roses dont il fut si prodigue les mille et un détails cyniques que la vérité historique va placer sur notre route.
Restif de la Bretonne—dont nous venons de nous approprier, en quelque manière, le style imagé dans ce préambule—est aujourd'hui recherché, prôné, sinon très lu dans certains milieux d'enthousiastes. «On l'a placé dans une chapelle comme une puissante statue de Bouddha, dit un savant psychologue [U-1]] dans une étude sur notre illuminé; on l'a redoré à nouveau après un séjour d'un demi-siècle dans quelque fosse humide, et maintenant ce n'est plus qu'hymnes et oraisons parmi les flots d'encens. Le bon goût en gémit; mais sait-on encore ce que sont le goût et les traditions françaises en fait de littérature?
[U-1] Études de psychologie, Portraits du XVIIIe siècle, par Jules Soury. Paris, Charpentier, 1879.
Ceux qui le savent, poursuit le même pessimiste, ne comptent plus guère dans une société affairée et distraite, avide d'émotions violentes et de spectacles nouveaux. Ce qu'on appelait jadis le culte des belles-lettres est une religion disparue. Ce n'est qu'à cet affaissement des mœurs et des habitudes littéraires qu'un écrivain comme Restif doit un regain de célébrité; ajoutons que ses œuvres sont fort rares et nous aurons le mot de l'énigme.
«Les bibliophiles, en effet, passent aujourd'hui pour des lettrés; ils donnent le ton aux personnes du monde qui se piquent de littérature, l'engouement de quelques riches amateurs suffit pour faire une réputation. On ne lit pas, mais on montre dans sa bibliothèque tel volume de Restif ainsi que de vieux laques de Chine ou du Japon... A en juger par le nombre des curieux, l'ère de la curiosité sera longue; mais quelle erreur de confondre le lettré et le collectionneur et de prendre pour arbitre du goût, du talent et de l'esprit des amateurs de belles reliures!»
«Nous ne saurions adhérer entièrement au sentiment des lignes qui précèdent, bien qu'elles reflètent assez fidèlement une opinion courante dans un groupe très nombreux de littérateurs; la Restifomanie, si nous pouvons employer ce mot, ne provient point seulement de la vogue soudaine qui s'attacha il y a quelques années aux éditions diverses de l'auteur des Idées singulières, et aux prix fabuleux qu'ils ont acquis dans les ventes célèbres depuis dix ans environ; les bibliophiles en général ne mènent pas grand tapage dans la littérature militante et ne se montrent guère aux avant-gardes de l'armée des belles-lettres. Un bibliophile—et par là nous entendons un amateur éclairé—ne se pique aucunement de donner le ton aux gens du monde ou de provoquer un appel à la postérité en faveur de ses élus; il n'a point la faconde du bibliographe, se montre assez sobre de ses jugements et aime à voyager en égoïste dans sa bibliothèque, comme ces heureux philosophes qui se cachent dans une retraite bien loin des vanités mondaines. Pour les bibliomanes spéculateurs et autres courtiers marrons de la curiosité, leur rôle se borne à suivre les mouvements de hausse, mais point, que nous sachions, à faire œuvre de réhabilitation littéraire.
La vogue renaissante des ouvrages de Restif de la Bretonne est due à l'excentricité même de leur contenu, à la puissante originalité de l'écrivain, aux intéressants matériaux et documents qu'il fournit pour les mœurs et aussi à ce ragoût de libertinage, à cette soif perpétuelle de la femme, à cette sentimentalité raisonneuse et pleurarde qui se heurte le plus singulièrement du monde aux débordements de luxure de ses conceptions. Pendant la première moitié de ce siècle, celui qu'on nomma un peu sans façon le Rousseau des Halles fut oublié complètement d'une génération peu soucieuse d'étudier les mœurs de la veille. Cependant les pirates du feuilleton et les corsaires du drame se mirent à flairer ce grand cadavre et à le dépouiller aussi paisiblement que possible; les Nuits de Paris, les Contemporaines, les Françaises, les Parisiennes et Monsieur Nicolas inspirèrent plus de romans, de comédies et de mélo-drames qu'on ne le saurait croire; ce fut à qui butinerait dans le lourd bagage laissé par Restif et toute une cohue de vieux Jeunes France s'y vautra, se donnant à peine le souci du démarquage.
Qui songeait alors à tout ce fatras? On se disait que le génie assassine ceux qu'il pille, et la prétention au génie enlevait tout remords à la conscience. Tous ces prévaricateurs littéraires avaient un double intérêt à laisser l'oubli couvrir de son ombre la mémoire de l'auteur des Posthumes; une enquête était nécessaire, et c'est en essayant d'en suivre les différentes phases que nous pourrons nous rendre compte de l'engouement excessif dont les œuvres de Restif sont l'objet depuis ces dernières années.
L'œuvre de Restif de la Bretonne, œuvre énorme et mouvementée, eut la destinée la plus bizarrement accidentée que livres puissent rêver; glorieuse au début, discréditée hier, en pleine vogue aujourd'hui, son sort futur ne nous paraît guère mieux assuré [U-2]].
[U-2] Voyez nos Caprices d'un bibliophile, in-8o, Paris, Rouveyre, 1878. Nous nous empruntons à nous-même les quelques pages qui suivent.
Restif, ce grand prodigue de sa vitalité, après avoir surmené sa vie et dispersé en menue monnaie son incontestable talent, expira à Paris le 3 février 1806, à l'âge de soixante-douze ans. Ses propres contemporains commençaient déjà à l'oublier, et il fallut que sa mort vînt cingler, comme d'un coup de fouet, l'indifférence générale dont ses derniers jours étaient enveloppés.
Ses obsèques furent pompeusement célébrées; l'Institut y envoya une députation, les journaux honorèrent Restif ainsi que ses ouvrages, et plus de mille huit cents personnes suivirent son corps au cimetière Sainte-Catherine [U-3] où il fut inhumé.
[U-3] Aujourd'hui cimetière du Mont-Parnasse.
Sa tombe à peine fermée, l'émotion du moment passée, Paris qui comble si hâtivement ses vides, panse si vivement ses plaies, et qui sèche ses pleurs par un éclat de rire; Paris, tout entier aux passions de la politique et de la guerre, oublia Restif; et les deux cents volumes où l'âme, disons plutôt la faconde du pauvre romancier était toute semée, furent englobés dans la plus profonde insouciance.
Le glorieux écrivain de la veille était déchu! Ses ouvrages ornèrent pêle-mêle les parapets des quais; ils furent vilipendés, rejetés avec mépris, exposés aux injures de l'air et de la pluie et trop souvent, hélas! abandonnés à l'épicerie, ce prosaïque Montfaucon des volumes infortunés.
L'époque, il est vrai, ainsi que les événements, prêtaient assez peu à la bibliomanie; la vie fiévreuse de chacun ne laissait guère de loisirs pour les doux passe-temps du livre, et les bouquins, ces vrais sages, durent attendre une ère de paix et de science pour enseigner de nouveau leur morale si variée et souvent si contraire.
Restif, au demeurant, ne semble avoir écrit spécialement que: ad posteros et son œuvre est de celles qui ne peuvent mourir entièrement. En s'attachant à peindre son siècle avec le coloris réaliste qu'il puisait sous ses yeux, en traçant les silhouettes nettement accusées des mœurs au milieu desquelles il se mouvait, en calquant enfin, pour ainsi dire, la vie, le costume et le langage exacts de ses contemporains, il dut penser, avec raison, qu'un jour viendrait où les savants et les curieux se montreraient désireux de reconstituer son époque dans ses moindres détails et d'analyser les modes et la vie intime du Paris d'alors.—Ce temps est venu, et tous ses volumes, fidèles représentants, pour la plupart, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sont recherchés et hors de prix aujourd'hui.
Restif de la Bretonne est à l'ordre du jour et c'est à M. Charles Monselet que revient l'honneur d'avoir le premier exhumé et rendu à la vogue, avec l'expression de leur originalité et d'une manière aussi complète qu'intéressante, les œuvres de ce fécond littérateur [U-4].
[U-4] Quérard dans la France littéraire, Didot, 1835; M. Eusèbe Girault dans la Revue des romans (2 vol. in-12, 1839, tome II, pages 199-204), et Pierre Leroux dans les Lettres sur le fouriérisme (Revue sociale de Pierre Leroux, mars 1850), avaient déjà rédigé de curieuses notices sur Restif de la Bretonne.
Dans les numéros du Constitutionnel des 17, 18 et 19 août 1849, le spirituel auteur de Monsieur de Cupidon consacra à Restif de longs articles qui devaient servir de base au travail si curieux qu'il publia cinq ans plus tard [U-5].
[U-5] Restif de la Bretonne, sa vie et ses amours, etc., par Charles Monselet, avec un beau portrait gravé par Nargeot. Paris, Alvarès fils, éditeur, 1854.
Dans l'intervalle, en 1850, la Revue des Deux Mondes fit paraître une analyse de Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé [U-6].
[U-6] Histoire d'une vie littéraire au XVIIIe siècle.—Les Confidences de Nicolas (Restif de la Bretonne), par Gérard de Nerval, Revue des Deux Mondes, nos des 15 août, 1er et 15 septembre 1850.—Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, fait partie des Illuminés ou les Précurseurs du socialisme, Récits et portraits, par Gérard de Nerval, dont la première édition fut donnée par Victor Lecou, en 1 vol. in-12, 1852.
Cette étude, fort bien écrite et présentée par Gérard de Nerval, montre l'homme plutôt que l'écrivain; c'est la biographie de Restif, ses aventures amoureuses, ses misères et ses folies, c'est, en un mot, le romancier envisagé et remis en roman par un rare poète.
Ces deux bio-bibliographies, traitées de manière toute différente, mais de main de maître, suffirent pour ramener l'attention vers les livres de Restif de la Bretonne, car l'individualité, l'originalité, voire une pointe de folie, donnent aux œuvres littéraires le plus sûr passeport à la curiosité de l'avenir. On commença à rechercher les Restif, on y découvrit des gravures précieuses, tant pour la finesse d'exécution que pour la fidélité des modes qu'elles reproduisent; bref, les chercheurs et les lettrés s'aperçurent que l'œuvre entière du polygraphe était intéressante à plus d'un titre et digne de servir de documents précis aux études rétrospectives, digne aussi, par conséquent, de figurer dans une bibliothèque d'érudit.
L'orthographe variée et singulière, le piquant des confessions de l'auteur, l'étrangeté de ses romans, composés pour la plupart avant d'être écrits, et qui semblent prêter à Restif le spirituel mot de Rivarol: L'imprimerie est l'artillerie de la pensée; les formats même de ses volumes et la difficulté de les réunir en œuvre complète, tout contribua à faire briller, avec un nouvel éclat, la renommée un moment ternie et compromise du père des Parisiennes.
Ce fut bien vite une fureur parmi les hommes de lettres et collectionneurs parisiens; du petit au grand, chacun voulut avoir Restif partiellement ou en nombre, et dans l'un de ses catalogues, un libraire en renom mit en vente un Restif de la Bretonne dans les conditions suivantes:
«Œuvres de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne. Deux cent douze parties ou tomes en cent cinquante-quatre volumes in-18, in-12, in-8o et in-fol.—maroquin, dos orné à petits fers, fil. tr. dorée (Chambolle-Duru), superbe exemplaire, richement relié, lavé et encollé.—Prix: Vingt mille francs.»
20,000 francs!!! il est juste d'ajouter qu'on ne connaît en France qu'une dizaine de collections complètes des œuvres de Restif de la Bretonne: la Bibliothèque nationale en possède une, le libraire Fontaine, deux (probablement vendues); les autres appartiennent à MM. le duc d'Aumale, au baron J. de Rothschild, Toustain de Richebourg et autres bibliophiles aussi féroces que riches [U-7].
[U-7] M. Restif de Tonnerre (Yonne), descendant de Restif, possède aussi au grand complet et dans un très bel état les œuvres de son grand parent.
L'engouement acquit des proportions si énormes que le savant bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dut prendre les choses en main, et, avec une science étonnante et un travail d'investigation des plus remarquables, il fit paraître LA BIBLIOGRAPHIE ET L'ICONOGRAPHIE de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne [U-8]. Cet ouvrage colossal, outre la description raisonnée des collections originales, des réimpressions, des contrefaçons, des traductions, des imitations, contient les notes historiques, critiques et littéraires les plus curieuses et les mieux étudiées qui nous guideront plus d'une fois au cours de cette étude.
[U-8]—1 vol. in-8o de XV-510 p. Paris, Auguste Fontaine, 1875.
Après cette bibliographie de M. Paul Lacroix, on eût pu croire que tout avait été dit sur Restif de la Bretonne. Point! un nouveau volume parut. M. Firmin Boissin, dans un petit in-8o d'une centaine de pages, trouva encore moyen de parler de notre auteur d'une aimable manière [U-9]; il jugea l'homme, l'œuvre, la destinée d'icelle, et ses bibliographes. L'on peut dire que ce volume, loin d'être inutile, est un excellent complément d'ensemble sur tout ce qui a été fait et écrit sur l'écrivain du Paysan perverti.
[U-9] Restif de la Bretonne, à Toulouse, et à Paris chez Daffis, in-8o, 1877.
M. Firmin Boissin ne clôt pas la série des Restifographes. M. J. Assezat, un sympathique érudit trop tôt enlevé à ses travaux, en tête d'une réimpression d'un choix des Contemporaines [U-10], fit une notice annotée traitant de Restif, de son œuvre et de sa portée, et dernièrement, M. Jules Soury publiait dans le Temps la très curieuse étude psychologique, insérée par la suite dans un ouvrage que nous avons mentionné plus haut.
[U-10] Les Contemporaines, ou aventures des plus jolies femmes de l'âge présent. (Choix des plus caractéristiques de ces nouvelles pour l'étude des mœurs à la fin du XVIIIe siècle.) Notices par J. Assezat, 3 vol.: les Contemporaines mêlées, les Contemporaines graduées et les Contemporaines du commun. Paris, Alphonse Lemerre 1875 (De la collection Jannet-Picard).
L'œuvre de Restif ne saurait être réimprimée ni entièrement, ni en majeure partie; cependant il n'est point téméraire de penser que quelques-unes de ses œuvres seront un jour publiées à nouveau. Déjà plus d'un essai de publication des écrits de ce monstre d'originalité a été tenté avec succès en France et à l'étranger, et nous croyons qu'un choix judicieux fait parmi les principaux ouvrages de son immense bagage d'écrivain serait favorablement accueilli du public.
Dans les Nuits de Paris, dans les Parisiennes, les Françaises, dans les Années des Dames nationales, on arriverait à glaner des mélanges remarquables et dignes de l'intérêt des lecteurs curieux et lettrés.—Si jamais il nous était loisible de publier Monsieur Nicolas, ou le cœur humain dévoilé, livre étonnant entre tous, nous osons dire qu'il nous serait agréable de nous mettre à la tête d'une telle entreprise et de présenter alors Restif en une longue étude où les faits se presseraient, où les documents et les notes s'accumuleraient dans un travail d'ensemble qui formerait assurément plus d'un volume. Mais à cette époque de vie hâtive, il ne faut point se consumer à des tâches qui risquent de demeurer stériles, ni mettre sur la table de l'érudition aimable des mets trop lourds ou trop complexes pour la rapidité des repas du jour. Puisque l'on ne sait plus dîner, ni souper ni lire, dans toute l'acception exquise de ces doux plaisirs d'antan, allons au buffet de la bibliographie légère et curieuse, et résumons, résumons, résumons notre étude sur l'homme et l'œuvre; dosons le tout pour la mémoire comme les traitements faciles à suivre de ce siècle de progrès.
Entre le dictionnaire et la terrible et ennuyeuse préface grave et embroussaillée de notes en manchettes et en bas de pages, prenons le juste milieu. Un prodigieux vivant aussi hâbleur, aussi fanfaron de vices et aussi infatué de vertus intimes que Restif de la Bretonne serait intéressant à fouiller, à déchiffrer, à dépister dans tous les coins où se masque sa vie; mais cet intérêt de chercheur serait bien égoïste et tous les érudits, comme les collectionneurs et autres sages monomanes, on ne l'a point assez remarqué, sont de purs égoïstes. Ils ne font grâce d'aucun détail aux malheureux lecteurs qui n'ont point vécu dans leur atmosphère de recherches, avec leurs alternatives de joie et de prostration; ils sont semblables à ces voyageurs qui cherchent à étonner des auditeurs indifférents par le récit de leurs voyages, et ils ne se doutent point de l'ennui qu'ils causent et de leur incommensurable égoïsme, comme ces hommes du monde dont parle Chamfort, qui ignorent le monde par la raison qui fait que les hannetons ne connaissent point l'histoire naturelle.
Concluons donc par cette simple esquisse littéraire de Restif—biographie au trait, étude linéaire et concise au possible.