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VIII

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Arrivé au Louvre, il demanda par où l’on entrait dans les salles, de peinture; il fut très étonné de l’aspect nu, froid; et bas de l’escalier qui conduisait aux galeries. Il s’était imaginé une entrée plus solennelle, plus grandiose, plus digne du lieu.

Dans les salles des Sept-Cheminées, où sont réunis les maîtres du premier empire, David, Gros, Girodet et Gérard, les seuls modèles proposés et permis à sa génération, les Dieux de son académie, et de toutes les académies, il admira, par raisonnement, par discipline, mais sans avoir conscience de sa docilité.

Il reconnut dans les Sabines et le Léonidas, ces guerriers à casques, qui ressemblaient bien à ceux dont il avait tant de fois copié la tête ou le profil, et les yeux langoureusement levés au ciel. Il fut surpris de trouver le Naufrage de la Méduse si sombre, si envahi par les colorations brunes. La Bataille d’Aboukir, et les Pestiférés de Jaffa, lui plaisaient beaucoup; l’ordonnance de ces grands ensembles, le mouvement et l’allure de la mise en scène le frappaient; mais il se ramenait toujours devant les Sabines, se répétant à lui-même que c’était beau, très beau, comme s’il avait peur de se trouver trop froid.

Au seuil de la galerie d’Apollon, il resta saisi, il lui semblait qu’il allait marcher dans de l’or. Cette longue salle, coupée en deux par des vitrines où brillent des aiguières, des statuettes, des cristaux de roches, des émaux, des reliquaires vus dans le translucide miroitement des verres, ces murs décorés par un goût large et exquis, ces sculptures dorées, qui se modèlent sur les blancs argentés et grisâtres du fond, brillent doucement dans les demi-teintes, accrochent des reflets de lumière, et les renvoient sur les surfaces cirées du parquet, luisantes comme des glaces, tout cela l’émerveillait, lui semblait une opulence féerique d’un conte des Mille et une Nuits.

Il entra avec précaution dans la salle déserte alors, regardant à chaque pas autour de lui, marchant sur la pointe des pieds, comme s’il craignait de faire du bruit, tout à la fois mal à l’aise, ainsi que dans un salon du monde élégant, et au fond, heureux de se promener dans quelque chose de si beau.

Le salon carré lui mit au cœur une impression de recueillement; il savait que c’était là où l’on gardait les chefs-d’œuvre: il eut de ces premiers enthousiasmes qu’on n’oublie pas de la vie; tour à tour, il contempla cette fête splendide que Véronèse donne dans les Noces de Cana; le portrait, peint par Yan Dyck, de Charles Ier, si fin, si chevaleresque, si noblement gentilhomme; l’Ensevelissement du Christ par Titien, la toile séraphique du Pérugin, la Sainte Anne de Léonard. Le Mariage mystique de sainte Catherine est une œuvre tendre qu’il devait comprendre, et dont il savoura bien la douceur. Par contre, la mystérieuse Joconde l’attira et le retint par la fascination de son sourire indéfinissable, mais il n’y vit qu’une énigme, et ne soupçonna pas le charme plastique de l’œuvre.

Devant les Raphaël du salon carré, ainsi que tout à l’heure devant les David, il ne se sentit pas du tout transporté, comme il s’y attendait; mais, par amour-propre vis-à-vis de lui-même, il ne voulut pas se l’avouer, et à grands coups de raisonnement, il s’efforçait d’échauffer son sentiment. Peines perdues! il ne put se monter au degré d’enthousiasme qu’il avait atteint au premier coup d’œil, en face de l’Antiope du Corrège.

Cet adorable corps de femme, nonchalamment étendu, modelé de reflets aussi riches que ceux de l’or, émergeant de colorations chaudes qui lui servent d’écrin, cette peinture savoureuse, veloutée, voluptueuse avec décence, caressée de facture, en même temps que caressante d’impression, fut pour lui un enchantement sans pareil. Bientôt il ne vit plus qu’elle, et quand il quitta le salon carré, il se retourna pour l’embrasser encore d’un regard.

Puis, il entra dans la petite salle réservée aux maîtres primitifs italiens. Là, il fut très déconcerté, et ne savait que penser.

Dans les écoles de dessin, académies ou autres, on ne s’occupe guère que de la partie matérielle de l’art, de l’adresse du tour de main, de la correction de la ligne, fût-elle froide ou banale. Tout ce qui plane au-dessus de la pratique, tout ce qui est du domaine purement spéculatif, est laissé de côté. Et, en somme, il ne peut guère en être autrement; le sentiment est affaire personnelle, il appartient à chacun de le faire éclore au fond de soi-même, au gré de son tempérament particulier.

Pour ces raisons Jacques fut troublé par la technique rudimentaire des précurseurs; leurs formes grêles ou un peu raides le choquèrent. Cette naïveté exquise, cette émotion pénétrante, cette innocence de tout procédé habile, cette virginité de conception à travers un monde immatériel et mystique, tous ces charmes qui font d’eux des artistes comme l’humanité n’en aura jamais eu qu’une fois, ces dons rares, uniques même, le touchèrent peu: il n’était pas encore en état de le comprendre. Tout au plus sa nature délicate lui en donna-t-elle d’instinct comme une perception confuse et vague. Aux souffles embaumés qui se dégageaient, il sentit bien qu’il y avait là de vraies fleurs; il ne sut ni les découvrir, ni les prendre pour en respirer, dans l’intimité de leurs corolles, le suave parfum de foi et d’amour!

Alors il parcourut les grandes galeries; il fit connaissance avec Rubens! Il y admira moins sa somptuosité décorative, que la fougueuse et magistrale allure de son exécution; à chaque instant, il voyait dans ces nudité florissantes et saines, dans ces figures roses aux chairs palpitantes et souvent rebondies, des morceaux qu’il eût voulu copier et peindre, et dont il appréciait la belle venue.

La magie de Rembrandt, les transparences de ses ombres fauves, ardentes et ambrées. le captivèrent: il se demanda, mais en vain, comment on pouvait ainsi mettre la lumière en prison, lui rendre la liberté, la faire rentrer dans l’ombre, l’en dégager à demi, l’enfermer tout à fait, mais de telle façon que, même invisible, elle fit toujours deviner qu’elle était là derrière, prête à se glisser dans un rayon. Seulement, il se laissa aller à une remarque fâcheuse pour Rembrandt. Il constata la vulgarité et la laideur de ses figures; pour un peu, il lui aurait reproché d’avoir méconnu ce type de beauté et de noblesse que son professeur lui avait recommandé de rechercher toujours.

Les petits maîtres hollandais le divertirent: il pénétra avec plaisir dans l’intérieur de leurs maisons propres et nettes. Quant au Guide et aux Carrache, il regarda à peine le premier, et se crut quitte envers les seconds, en s’arrêtant un instant devant leurs toiles, les yeux perdus ailleurs.

Il voulut voir les salles françaises; mal lui en prit. Au sortir de l’école italienne et de l’école flamande, colorées, lumineuses, gaies à l’œil par la diversité de leurs tons et la richesse de leur éclat, il sentit en abordant le dix-septième siècle français, comme un froid de glace lui tomber sur les épaules; tout cela était solennel, emphatique, compassé. Des ensembles pompeux, des gestes déclamatoires, une obsédante prétention au grandiose et au majestueux, partout de l’ostentation, nulle part de la chaleur, de l’émotion, de la sincérité, voilà ce qu’il eût volontiers observé, s’il se iût permis des irrévérences à l’égard des opinions qui font autorité.

Quoi qu’il en fût, Lebrun, Mignard et leurs contemporains n’eurent point ses faveurs secrètes. La placidité extatique de Lesueur ne parvint pas à le gagner; il le trouvait trop fidèle aux draperies bleues. Et le Poussin.... Bon Dieu! qu’aurait dit le père La Corrèze? le grand Poussin l’ennuya! Il devait revenir de cette impression, ainsi que tant d’autres!

Avec Watteau, il eut un mouvement de joie, comme pourrait en avoir celui qui, enfermé dans le vestibule sombre d’un château royal, verrait tout d’un coup s’ouvrir une petite porte sur un coin de nature ensoleillée et fleurie. L’Embarquement de Cythère lui montra de la peinture rose. Enfin! voilà assez longtemps qu’il était condamné aux colorations brunâtres, aux fonds bitumineux, aux atmosphères lourdes. De la clarté, de l’air, un rayonnement de fête, de beaux chatoiements d’étoffes vives dans des vibrations ardentes et tamisées, comme c’était bon! quel plaisir!

«Oh! je préfère Watteau à tous ceux-là !» se disait-il.

Il était sur une mauvaise pente, d’après le jugement de l’école. Qu’allait-il penser du dix-huitième siècle? «Il ferait beau voir qu’il y prît goût!» se serait écrié en chœur tout le conseil d’administration de l’académie de Châlons-sur-Marne.

En réalité, on avait tellement mis Jacques en garde contre le maniérisme, la fadeur, l’indécence, l’écœurante volupté, la libertine incorrection de cette époque d’art, qu’il tenait Boucher pour un monstre d’impureté, et tous ceux de son temps pour de vilains galantins obscènes. Aussi, s’approcha-t-il d’eux avec précaution, conservant sa distance, et restant sur la défensive. Il tint bon, le novice. Ce jour-là, il n’osa abjurer en une fois, et tout d’une pièce, les croyances des autres; mais s’il avait écouté le petit sens critique qui s’éveillait en lui, il aurait convenu que le monstre n’était pas impur du tout, que sa sensualité n’était que coquette, qu’il habitait un olympe tout bleu, fouetté de blanc, nuagé d’écharpes roses, traversé d’amours potelés frissonnants, et peuplé de jolies déesses souriantes et heureuses.

Or, en art, comme en toutes choses, il n’est pas prouvé que la fantaisie libre, aimable et préoccupée de plaire, dégageant sans cesse la grâce de la nature amoureuse et embellie, vaille moins que la solennité contrainte, fille du pédantisme et mère de l’ennui!

Revenu à David et à ses élèves, Jacques s’aperçut qu’il avait assez vu de peinture. La journée s’était passée presque entière; ses yeux se troublaient; il avait la tête lourde.

Toutefois, avant de sortir, il voulut dire au revoir à l’Antiope dont rien n’avait pu effacer l’image dans son esprit. Justement le soleil, qui avait tourné depuis le matin, l’éclairait en face. Elle était là, rayonnante, fleurie de lumière, étalant la blancheur comme dorée de sa nudité divine, dévoilant dans l’immobilité du sommeil, la pureté de ses formes, qu’exaltaient encore des demi-teintes chaudes et transparentes. Et l’effet était si saisissant de ce chef-d’œuvre transfiguré par les lueurs du couchant, en manière d’apothéose, que Jacques tressaillit; il passa la main sur son front en murmurant:

«Oh! peindre, peindre comme cela!»

Et il se sauva du Louvre, les yeux remplis de visions qui le poursuivaient, et se renfermaient d’elles-mêmes dans les quatre lignes d’un cadre d’or.

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