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III

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Un soir qu’il accourait aux premiers sons de la musique lointaine encore, il entendit, rue de la Grande-Étape, des notes de piano accompagnées d’une voix de femme, s’échapper des fenêtres d’un premier étage. Il s’arrêta court, et prêta l’oreille; mais les tambours, qui se rapprochaient, couvrant tout de leurs roulements, il se mêla à la bande joyeuse et ne pensa plus à rien.

Quelques jours après, comme il passait au même endroit un peu avant l’heure, les mêmes accords retentirent: c’était une mélodie plaintive, douloureuse, infiniment tendre, un de ces cris de passion désespérée, que semble jeter «l’âme éperdue de l’amour même», une de ces envolées d’harmonie aimante où notre immortel Gounod a mis tout le génie de son cœur, et plus encore tout le cœur de son génie. La voix qui exprimait bien le sentiment, n’était ni très fraîche, ni très pure, mais cela importait peu à Jacques qui ne pouvait même y prendre garde. Il comprit seulement qu’il était question d’un guerrier qui suppliait une femme, et il retint ce nom de Medjé qui revenait comme une prière dite dans un sanglot.

La retraite passa, il ne l’entendit pas.

Et bien des soirs, il revint anxieux de voir s’éclairer la fenêtre, heureux quand la croisée s’entr’ouvrait laissant les notes descendre sur lui, plus distinctes. Il restait là, tantôt appuyé contre le mur d’en face, tantôt assis sur le trottoir, dans ce grand silence complaisant de la rue déserte, sentant en lui un bien-être infini, comme une douceur qui le traversait, l’enveloppait; en même temps, sans comprendre pourquoi, il avait la gorge serrée, et résistait mal à de grandes envies de pleurer, qui gonflaient sa poitrine. Il n’avait jamais rien éprouvé de si bon, il n’avait jamais rien entendu de si beau, lui l’enfant de la charbonnière; mais en rentrant à la maison, fatigué de son émotion, il était inquiet parfois, et se demandait si tout cela, ce n’était pas une maladie qui commençait.

Un désir le tourmentait sans répit; il aurait voulu voir celle qui chantait si bien; elle devait être comme la déesse du musée, qu’il avait regardée tant de fois et qui se tenait debout sur le bord de la mer, toute blanche, avec une grande lyre d’or; il s’efforçait de deviner sa figure, sa taille; et, toujours l’image peinte lui apparaissait, se substituant à l’image rêvée.

«Quand on fait si bien de la musique, pensait-il, on ne peut pas être vêtu comme tout le monde, ni ressembler à une femme ordinaire. »

Un hasard lui mit sous la main un ancien flageolet relégué dans une armoire; il s’en empara, et obtint du chef d’orchestre du théâtre quelques leçons, ou plutôt quelques indications sur le moyen de s’en servir. Alors, il n’eut pas de plus grand bonheur, après une station sous la bienheureuse fenêtre, que de s’enfuir chez lui, la mémoire et les oreilles pleines encore des mélodies savourées avec délices. Il descendait dans la cave pour être tout seul, fermait bien les portes, baissait la trappe, afin que personne ne l’entendît, et là il répétait, dans une intimité de jouissance béate, sur le flageolet éraillé de vieillesse, l’air d’une de ses romances à Elle.

C’était pour Elle qu’il jouait, lui envoyant, les yeux mi-clos, la tête perdue d’extase, sous les pierres noires de la voûte où il se cognait le front parfois, ses plus belles notes fausses lancées avec sentiment; et quand, après des essais discordants, le pauvre garçon s’embrouillait à la fin de l’air, il le terminait par un long baiser envoyé de la main dans un gros soupir.

Car il était bel et bien amoureux, le petit Jacques! Il souffrait d’une de ces amourettes qui, à quinze ans, font, toutes proportions gardées de la faiblesse du cœur dont l’écorce est si tendre alors, autant de mal que les amours des hommes, et qui certainement sont plus pures.

Le jour, il ne songeait qu’à la connaître. A l’académie de dessin, il comparait sans cesse les profils qu’il traçait sur le papier, avec ce profil idéal toujours plus beau, que composait son imagination.

La nuit, tantôt il rêvait qu’elle venait à lui, dans un chemin de fleurs, au son d’une musique divine; tantôt, il la voyait se précipiter dans la mer; vite, il se jetait à son secours, et doué d’une force prodigieuse, de ses bras levés, il la tenait au-dessus des flots; alors, bercée ainsi par lui, tout en se rapprochant du rivage, au son des vagues, elle chantait!

Cependant, le moment vint où il ne lui fut plus possible de supporter l’obsession de l’inconnu, et voici ce qu’imagina sa témérité : il s’appliqua à apprendre de son mieux, par cœur, un des airs qu’il avait le plus souvent entendus; durant quinze jours, il le répéta sur son flageolet avec ardeur, avec passion. Quand il crut bien le posséder, il alla, un beau soir, se rendre à son poste, à son rendez-vous, eût-il dit volontiers, et il attendit —chaque seconde de l’attente était marquée par un battement de cœur — que le tour vînt de la romance favorite. Hélas! quatre jours se passèrent; deux fois, le caprice de la cruelle fut pour d’autres morceaux; deux fois, les touches d’ivoire restèrent muettes.

Or, à la fin d’une séance plus longue que de coutume, tout à coup, le piano attaqua la mélodie si impatiemment attendue. Jacques eut un mouvement de joie fébrile, puis il fut pris d’une grande peur. Dans son trouble il laissa passer les premières mesures; et, le flageolet collé aux lèvres, il guettait la reprise; elle vint: il souffla, la tête levée, les yeux fixés à la fenêtre.... Bien sûr, elle allait se montrer, mais à la fin seulement; il pourrait la voir: ah! si elle lui proposait de monter près d’elle!...

Sur une note frappée vivement, le piano se tut; puis après un silence très court, un tintement de pièce de cuivre résonna sur le pavé, et en même temps une voix cria:

Tenez, voilà, mon brave homme, mais maintenant, allez-vous-en!

Jacques regarda: grands Dieux! était-ce possible! Celle qui parlait, celle qui venait de chanter, celle qu’il avait adorée dans son imagination exaltée, était sèche, laide, avait bien quarante ans, et portait des lunettes!

Il resta immobile, la bouche ouverte pendant quelques instants: il lui sembla qu’il avait reçu un grand coup sur la tête: puis il s’enfuit à toutes jambes sans se retourner jusque dans sa chambre; il pleura beaucoup, longtemps; et brisa le pauvre flageolet.

Tant qu’il resta à Châlons, il évita de passer par la rue où il avait eu tant de peines, et il se détournait lorsque sonnait la retraite.

Plus tard, quand il fut homme, si on parlait devant lui de premières amours, il racontait volontiers son histoire avec un sourire pensif, mais fronçait le sourcil, si quelqu’un s’avisait de l’en plaisanter.

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