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IV

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Fort heureusement, cette mésaventure ne troubla pas Jacques dans ses travaux; elle eut même, par contre-coup, une salutaire influence. Les esprits très jeunes ont une tendance naturelle à s’identifier aux personnalités qu’ils ont choisies comme exemples. Lui, qui lisait beaucoup et méditait ses lectures, il fut secrètement flatté de pouvoir se comparer à un véritable amoureux de roman. En dépit de la fâcheuse issue de l’affaire, il conçut quelque amour-propre d’avoir éprouvé des sentiments dont il lisait la description dans les livres. Celte idée le releva à ses propres yeux. Du moment qu’il n’était plus un enfant, il devait se conduire en homme qui veut s’instruire, et non en écolier qui se dépêche de terminer la tâche qu’on lui a imposée.

A l’académie de dessin, tout le monde l’aimait. Enjoué à ses heures, complaisant pour tous et d’humeur égale, il avait une nature qui attirait. On pouvait bien s’amuser, sous cape, entre camarades, de ses accès d’enthousiasme, et de ses crises de découragement devant le modèle, on ne s’en moquait pas, parce qu’on y sentait une sincérité à toute épreuve, et un besoin d’expansion qui soulageait sa sensibilité.

Quelques semaines après son admission, il s’était fait une place à part dans le jugement de tous; à première vue on avait entouré de sympathie ce blondin d’apparence chétive, mais dont la physionomie éclairée d’intelligence charmait par une grande douceur.

A cette impression favorable, s’était joint un sentiment de considération pour cet enfant qui, tout seul, s’était déjà tant élevé au-dessus du niveau moral où l’avait placé sa naissance. Enfin, on avait été contraint à l’estime, par ce petit travailleur, acharné sans ostentation, qui, en même temps qu’il suivait les cours et achevait son instruction, poussait plus avant, de propos délibéré, par goût, avec plaisir, avec entrain, l’éducation de son esprit. Et tout cela justifiait la phrase que répétait souvent M. La Corrèze, sans rencontrer de contradicteurs:

«Il y a quelque chose à faire avec ce garçon-là !»

Le père La Corrèze, ainsi qu’on l’appelait, était une autorité en sa qualité de conseiller municipal, de vice-président de la société des Antiquaires de l’Est, et de membre du comité d’administration de l’académie. Cinquante ans, le teint vermeil, beau parleur à l’occasion, cultivant la métaphore, propriétaire d’une jolie fortune amassée dans la fabrication de guipures et broderies pour rideaux, il avait quitté les affaires, portait des gilets de velours, mettait des cravates blanches, et s’occupait de beaux-arts.

Il n’avait pas cessé d’être utile au petit Jacques dès ses débuts à la classe de dessin; il avait donné à l’élève de quoi se vêtir d’une façon décente, et mis à sa disposition les livres ainsi que la collection de gravures qu’il était fier de posséder.

Ces bienfaits étaient connus de tout Châlons: mais, le père La Corrèze affectait de se plaindre très haut, et à tout venant, de cette indiscrétion du public, qui ne laisse pas faire le bien sans le dire. Maintenant qu’il avait prophétisé sur le sort de Jacques Damery, et que sa prophétie courait la ville, il tenait par-dessus tout à ne pas être démenti par les événements. Il considérait que sa réputation de connaisseur était en jeu, et au cas d’un succès, il escomptait l’honneur qui lui reviendrait, d’avoir découvert, — mon Dieu, qui pouvait savoir? — un grand artiste peut-être!

Les progrès de son protégé le comblaient de satisfaction; il examinait un à un, en reculant la tête, et en clignant des yeux, ses dessins d’après la bosse, figure ou ornement. Quand les professeurs déclarèrent que Jacques était en état de commencer à peindre, la veille, le père La Corrèze dormit mal, et le lendemain, il accourut aux nouvelles d’un air affairé ; à le voir, on eût cru qu’il s’agissait des destinées de l’Empire.

Toutefois, il était homme de sens et avait conservé cette prudence que donne la pratique des affaires; aussi crut-il bon de prévoir le cas où, par impossible, Jacques s’arrêterait en route; il voulut qu’il fût capable de gagner sa vie, et s’avisa de lui mettre un métier à la main, comme on dit, mais un métier qui profitât des études artistiques faites précédemment: il le fit attacher, en qualité de dessinateur, à son ancienne maison de fabrication de guipures et de broderies.

Tout d’abord Jacques calqua et copia les modèles, il les modifia peu à peu, puis en composa qui eurent du succès. Il arriva ainsi à apporter en moyenne quatre à cinq francs par jour à sa mère, qui ne comprenait pas qu’on pût trouver tant d’argent sans faire de rudes besognes, en restant assis sur une chaise devant de grandes feuilles de papier. Dès lors elle commença à avoir de la considération pour son gars. Grâce à lui, elle se trouvait plus heureuse que jamais, surtout depuis qu’elle était veuve: son mari ayant été ramassé, un soir, mort dans un ruisseau à la suite d’une libation d’alcool plus copieuse qu’à l’ordinaire.

Que se passait-il dans l’esprit de Jacques? Il était loin de se déclarer satisfait. L’ambition avait frappé à la porte de son cœur de seize ans, et la trouvant entrebâillée, l’avait poussée toute [grande pour entrer à son aise. Il s’était bien aperçu de l’attention, de la sollicitude particulière qui l’entourait. Il était resté le même, doux, simple, très modeste d’apparence; mais au fond, il avait la tête tournée, moins encore par les compliments entendus que par les sous-entendus complimenteurs.

Maintenant, il] [rêvait Paris, l’école des Beaux-Arts, la belle vie glorieuse d’artiste, commencée dans la misère, hérissée d’obstacles qu’on renverse et qu’on passe. N’avait-il pas lu bien des histoires de peintres célèbres, qui avaient commencé ainsi? Et il prenait pour modèles ceux dont les débuts avaient été les plus durs. Volontiers, il eût désiré autour de lui plus de résistances, pour avoir la joie de lutter et de vaincre. Dira-t-on que, décidément, il était bien romanesque le petit Jacques?... Malheur à qui n’est pas romanesque à dix-sept ans! Celui-là peut se faire en toute tranquillité bonnetier ou notaire, sans avoir à craindre un jour le remords des vocations inécoutées!

Se voyant apprenti, Jacques eut conscience du danger; il comprit qu’il était condamné pour toujours au métier d’artisan, s’il n’affirmait bien haut et sans plus attendre, les aptitudes qu’il sentait être les siennes. A l’académie de dessin, il redoubla de zèle, il travailla avec plus d’ardeur que jamais, et fit si bien que, l’année suivante, il remporta presque tous les premiers prix, à l’unanimité. Sa supériorité sur ses concurrents était de celles qu’on ne conteste pas.

L’obligation de prendre un parti s’imposait; il n’y avait plus à hésiter. On était en présence d’une nature «exceptionnellement douée», disaient les uns, «faite pour le grand art», reprenaient les autres qui prétendaient s’y connaître. Et le conseil municipal, sur la proposition du père La Corrèze, vota au jeune Jacques Damery une pension annuelle de huit cents francs afin qu’il pût continuer ses études à l’école des Beaux-Arts, à Paris.

Elle pleura certainement un peu à l’idée de quitter son fils, la marchande de charbon, mais elle fut si fière! elle alla partout annoncer la nouvelle, et commença par Mme Turpin, la boulangère, à qui elle dit: «Vous ne savez pas? j’ai mon fils qui est devenu artiste, à preuve qu’au conseil municipal, ils l’envoient travailler à Paris!»

Une vie d'artiste

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